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Philosophie en Sciences de l’Education

 

Vous êtes sur le blog de Patrick G. Berthier

Maître de conférences à l’Université de Paris 8

 

Ce blog est principalement destiné aux étudiants qui suivent à Paris 8 mes cours de Licence et séminaires de Master 1 & 2. Ils y retrouveront l’essentiel de chaque séance en différé, avec la distorsion plus ou moins importante que ma retranscription imprimera à ce qui aura été dit en présentiel, et que l’ajout de notes non utilisées pourra éventuellement enrichir. Entre le cannevas discursif prévu et sa « performance » où l’improvisation joue souvent un rôle essentiel, largement guidé par les questions de l’assistance, se creuse un écart qu’il me paraît utile de maintenir et d’évaluer.

Le but est ici de fournir, en sus des notes prises, un texte susceptible de servir de base à une réflexion et une investigation sur le thème proposé. Ce sobre dispositif devrait permettre aux étudiants de dépasser la simple « participation » aux cours, pour entrer dans une véritable discussion au début du cours suivant, discussion préparée grâce au travail mené sur la mise en ligne de l’intervention, ou du moins de ses éléments.

 

L’utilité de ce blog sera testée durant ce second semestre 2006-2007 sur le séminaire de Master 1 consacré à la notion d’Expérience, essentiellement chez John Dewey.

Première séance : Mardi 27 Février 2007.

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3 novembre 2007 6 03 /11 /novembre /2007 13:29

23 10 07

Le détour d'un grec par la Chine

 

Entretien avec François Jullien, 25 janvier 1998

 

 

 

Nous allons donc travailler sur Human Nature & Conduct, ce livre de psycho-sociologie dans lequel Dewey développe sa théorie des habits qui, relatinisés réapparaissent chez Bourdieu en habitus. C’est déjà extrêmement intéressant en soi qu’un texte dont on fait en général assez peu de cas, au point qu’il n’a jamais été traduit en français alors qu’il date de 1922, retrouve une éclatante fraîcheur par la grâce du sociologue français soixante ans plus tard (je rappelle que Bourdieu a convenu d’une très forte convergence avec Dewey sur l’habitus dans Réponses 1992, p. 98). Mais l’intérêt d’un retour exploratoire à Dewey excède sa reprise contemporaine, que ce soit par Bourdieu, par Cavell, par Rorty, ou même très indirectement par Deleuze ou par d’autres. Nous aurons bientôt l’occasion de voir, grâce à Pragmatism as postmodernism : lessons from John Dewey (à paraître fin décembre), la résurgence masquée de Dewey dans la littérature postmoderne et tout spécialement française. Mais encore une fois, si grand que soit cet intérêt pour Dewey comme source plus ou moins occulte de bien des pensées contemporaines, il est très largement supplanté par ce phénomène récent qui le met en phase avec un pragmatisme extra-occidental, qui lui est culturellement foncièrement étranger, et avec lequel pourtant il semble entretenir de nombreuses et puissantes affinités. Je pense naturellement à l’Inde et à la Chine, dont la croissance économique fulgurante montre assez l’aisance à se couler dans le libéralisme.

            Je laisse pour l’heure l’Inde de côté pour considérer un temps ce qu’il en est des rapports de la pensée chinoise à notre pragmatisme. Nous avons pour ce faire un spécialiste des deux cultures, philosophe de surcroît, en la personne de l’helléniste et sinologue François Jullien. Il a accordé à une brochette de psychanalystes lacaniens à Tokyo, un entretien dans lequel il dit des choses qui permettent de saisir toute l’importance de cette actualité du pragmatisme oriental. Il y va tout simplement de la subversion d’une culture, la nôtre, dont l’identité s’incarne essentiellement dans une philosophie dualiste exaltant la volonté et la liberté comme dépassement du déterminisme causal. Je ne crois pas exagéré de dire que la finalité éducative essentielle de l’école selon Alain, visait la constitution du « caractère » par la formation de la volonté. C’est assez dire l’empire métaphysique pris sur la « nature » humaine par la puissance du nouménal. Mais la volonté soulevait un problème philosophique de première grandeur car, si la volonté agit comme une cause, alors elle relève des sciences de la nature et est elle-même déterminée, donc elle n’est plus libre. Mais si elle l’est, comme indépendante du monde de la détermination, alors on ne voit pas comment elle pourrait agir sur ce monde et y avoir une efficace. Je laisse de côté l’aporie pour le moment. Il me suffit d’avoir évoqué la formation de la volonté dans le caractère comme but de l’éducation pour constater que le pragmatisme oriental semble dédaigner absolument la notion. Reste qu’évoquer un pragmatisme oriental ne va pas de soi et que le risque de l’abus de langage, de l’à peu près et de l’amalgame est patent. Il s’agira donc d’examiner la pertinence de la convergence des pragmatismes, de la rencontre de pensées monistes appartenant à des civilisations demeurées jusque-là relativement étanches.

            Je voudrais vous donner lecture de quelques passages de ce long entretien[1], entrecoupés de mes commentaires. Ceux qui connaissent déjà Dewey ou qui ont suivi le M1 l’an dernier ne manqueront pas d’y retrouver certains thèmes qu’on pouvait croire typique du libéralisme pragmatique anglo-saxon. Je commence :

 «  c'est vrai qu'elle [la Chine] est passée à côté de la métaphysique. C'est à dire de quoi ? C'est à dire du dédoublement du monde. La métaphysique, au fond, dédouble le monde entre deux plans, deux ordres du réel : le sensible et l'intelligible, ou le sensible et le spirituel, comme étant deux ordres incommensurables. C'est Platon, mais c'est aussi toute la tradition philosophique qui s'inspire de lui, et dont on n'est jamais complètement sorti. »

De fait, c’est Platon, mais aussi bien Kant, à deux mille ans de distance, puisqu’il s’agit de la distinction essentielle du monde phénoménal et du monde nouménal, deux ordres effectivement incommensurables puisque l’un répond au principe de causalité alors que l’autre se règle sur celui de liberté. C’est bien en ce sens que ce dernier peut être dit « métaphysique » car il est pur de toute attache sensible. La liberté signifie libération de la détermination physiologique, de ce que les classiques appelaient la finitude. On est fini, limité en tant qu’on a un corps. La liberté dans le monde n’a, de ce point de vue, pas de sens.  Il n’y a de liberté qu’extra-mondaine, là où les enchaînements de cause à effet ne valent plus.         Jullien nous dit donc deux choses capitales : d’abord que la métaphysique occidentale dédouble le monde de façon continue et quasi-inchangée depuis Platon, ensuite que la Chine, elle, ignore superbement ce bizarre dédoublement du réel. Or, s’il y a bien quelque chose contre lequel les pragmatistes ferraillent sans relâche, c’est bien ce même dédoublement, ce qui constitue une étonnante convergence, par delà les mers, les cultures et les époques.

« Ce qui me paraît intéressant en Chine, par différence, c'est qu'il n'y a qu'un seul ordre de réalité, à différents niveaux. Cet ordre commun de la réalité, c'est ce qu'on appelle Qi : souffle, énergie. Soit l'énergie, disons, coagule, se rigidifie, se densifie, ça fait des choses ; soit elle s'anime, elle reste fluide, communicante, ça forme l'esprit. Vous n'avez pas cette sorte de clivage initial, radical, entre un monde de la chose, du concret, et puis un monde de l'esprit, du spirituel, ou de l'intelligible. Il y a bien l'idée que le réel est à différents niveaux, et que l'un est plus précieux que l'autre, mais il y a transition du concret au spirituel. »

 

 

 

 

 

                             Voilà, « il n’y a qu’un seul ordre de réalité ». Un seul principe énergétique, le QI (rien à voir avec le Quotient Intellectuel !), se différencie en concret ou spirituel par condensation ou liquéfaction. Autrement dit, le spirituel et le matériel ne sont qu’une seule et même chose sous des guises diverses qui transitent entre les deux pôles d’un continuum, comme l’eau qui s’évapore en gaz ou se solidifie en glace sans cesser d’être une seule et même substance. « Le réel est à différents niveaux » tout en demeurant unique. Le pragmatisme occidental de la fin du XIX° et du début du XX°, avec W.James notamment, ne dira pas autre chose, Dewey ajoutant que la pensée et le langage sont en continuité avec les actions ustensilaires : « il y a transition du concret au spirituel », et non saut substantiel de l’un à l’autre. Les symboles et les mots ne sont que des outils intellectuels abstraits par décantation et élaboration successives à partir de situations concrètes. (cf. How we think). Le langage n’est que “l’outil des outils”, il ne constitue pas un monde symbolique avec ses lois propres, à la fois superposées et opposées au monde naturel. La réduction de tout phénomène et de toute chose existante, pensable, désirable, imaginaire à « un seul ordre de réalité » coupe court à la bataille des sciences puisque l’opposition des sciences de l’Esprit et des sciences de la Nature ne trouve plus d’aliment, le paradigme de l’expérimentation devenant commun à tout ce qui prétend au savoir rationnel. L’éviction du symbolique signe la fin de la coupure des sciences dures et des sciences dîtes humaines.

 

 

 

 

 

« A cause du dédoublement. Il y a ce quelque chose en dehors du monde auquel on peut avoir recours, que ça soit Dieu, le progrès de l'Esprit ou la croyance dans la Raison universelle. Il y a une instance qui permet de mettre le monde à distance et de l'évaluer par rapport à un autre possible. Mais quand on vit dans le pragmatisme total, qu'il soit chinois ou japonais, ce qui est gênant c'est qu'il n'y a pas de recours. »

 

 

       

 

 

        Dans ce « quelque chose en dehors du monde », vous reconnaissez ce que Legendre appelle la Référence, et DR.Dufour, le Grand Sujet, Dieu, l’Eglise, le Progrès, la Raison, la Nation, la Race, le Peuple, le Prolétariat… vous connaissez la liste des déclinaisons de cette instance métaphysique du « recours » (il vaudrait la peine de lister les acceptions de ce terme). Et bien la foi dans le grand sujet, c’est ce dont se dispense avec une complète désinvolture le pragmatisme chinois. Ce n’est pas moi, notez le bien qui qualifie ainsi la pensée chinoise, c’est Jullien. Il y a  une très grande civilisation plusieurs fois millénaire dont l’édification et la prospérité ne doivent absolument rien au dédoublement métaphysique. Quand on prend conscience de la montée en puissance démographique, économique et politique de la Chine, on comprend que son incidence culturelle ne sera évidemment pas neutre, surtout si elle entre en conjonction avec les valeurs investies dans l’american way of life. Les aires commercialement dominantes ont toujours imposé leur culture avec leurs produits. C’est aussi vrai de la poterie attique qui diffuse la langue et la pensée grecques dans tout le bassin méditerranéen, que du cinéma américain. Le pragmatisme cesse donc de se présenter comme une sorte d’exception culturelle nord-américaine, pour qualifier la pensée dominante à l’œuvre dans ce qu’il est convenu d’appeler la mondialisation ou la globalisation organisée en réseau, c’est-à-dire sans référence aucune à une direction, à un gouvernement et encore moins à « quelque chose hors du monde » qui viendrait garantir ce gouvernement des échanges, des ensembles politiques et culturels et enfin des individus dans leur quant-à-soi. L’idée de gouvernement, et au premier chef de « gouvernement de soi » (Foucault), suppose le suspens du monde, la délibération, laquelle requiert à son tour quelque chose comme une autorité sur soi-même, une intériorité, une « forteresse intérieure », selon la belle expression de Pierre Hadot commentant Marc Aurèle. Loin de ces donjons qu’il considère comme châteaux en Espagne, le pragmatisme s’aventure au grand vent du monde, du seul monde existant. Le sujet n’a pas de logis, de thébaïde, il habite de plain-pied le monde dans lequel il ne peut qu’errer.

 

 

                   

 

 

 

 

 

« Si je résume un peu ce qu'est le monde européen pour moi, la transcendance par extériorité son nom ancien c'est Dieu. Après il y a eu toutes les transformations, comme vous l'avez dit, par l'idée de progrès, qui est d'abord une idée religieuse : " marcher vers ", marcher vers un paradis, une terre promise, et qu'on n'a cessé de vouloir laïciser au dix-huitième siècle, au dix-neuvième siècle, sans le faire jamais totalement d'ailleurs. Cette idée, donc, d'une transcendance par extériorité qui conduit à une figure d'idéal. C'est parce qu'il y a eu cette transcendance par extériorité, par exemple, qu'on a pensé la liberté. La liberté, c'est un affranchissement par rapport au monde. »

 

 

 

            Définition de la liberté que la philosophie occidentale a toujours maintenu contre vents et marées depuis Platon pour qui, je le rappelle, le corps est « la prison de l’âme ». Le corporel, le monde naturel constitue ce à quoi il faut s’arracher pour gagner l’éther de la liberté. Kant fait de celle-ci la « législation propre de la raison pure pratique ». « Propre »et « pure ». C’est assez dire qu’elle n’entretient absolument aucun rapport avec l’existence empirique. « Pratique », par ailleurs, ne se comprend qu’opposé justement à « pragmatique ». « Pragmatique à trait…à l’activité empirique de l’homme, tandis que pratique définit chez Kant son activité éthique » dit très clairement Jacques Rivelaygue[2]. Cette activité éthique n’est d’ailleurs rien d’autre que « le travail de l’humanité sur elle-même, c’est-à-dire l’éducation ».[3] Ne croyez-pas pour autant qu’alors les activités pragmatiques et pratiques pourraient converger, voire fusionner dans le progrès historique, car le pragmatique est mû par le mobile, la mobilisation de moyens en vue d’une fin, alors que le pratique est pure soumission à la Loi dans le devoir. Et il n’y a aucune référence possible à un quelconque but dans l’idée de devoir et de loi morale qui se formule dans un impératif catégorique, un fiat aussi péremptoire que vide d’intention. L’impératif catégorique signifie la péremption de l’intention parce que le jugement moral est aussi dénué d’intuition que d’intention, il ne se représente rien et ne désire rien en tant que pure soumission à l’universel. Le sujet transcendantal n’est pas un sujet psychologique, il n’a ni état d’âme ni fantasme ni visée ni envie d’aucune sorte. L’un n’en est pas moins le suppôt de l’autre pour autant que le transcendantal hante le psychologique, seul réel, seul existant dans une nature. Le transcendantal n’a pas de nature (Rivelaygue dit que la perfectibilité humaine « n’atteint pas la moralité qui est hors de la nature, mais la légalité qui est la conformité de la nature à la loi morale, des mœurs au devoir »[4]). Tout ce ci nous rappelle que, s’il y a bien chez Kant une distinction entre la transcendance et ce qui ressortit au transcendantal, les deux notions sont assez étroitement intriquées et parfois interchangeables. L’une comme l’autre se définissent d’un hors-nature qu’il est difficile de nommer autrement que métaphysique, même si ce terme recouvre chez Kant des significations différentes (notamment la métaphysique spéciale comme recherche de l’inconditionné et la métaphysique critique comme passage, par exemple, de la critique de la raison pratique au droit). Le transcendant comme le transcendantal ont ceci de commun qu’ils échappent tous deux au donné de toute expérience possible, ils ne peuvent ni l’un  ni l’autre être objets d’expérience. Ce qui nous suffit à les rassembler, même si il n’y a d’autre commune mesure entre des êtres transcendants (dieux et démons) et des principes transcendantaux (formes a priori de la sensibilité et du raisonnement). Une des faces du génie de Kant est d’avoir contourné ce que Pavan K.Varna appelle l’otherwordliness[5], la croyance, ou au moins le postulat d’un « autre monde », d’avoir quintessencié cet autre monde au point qu’il échappe à toute nature. Il n’y a pas deux substances, une ontologie vraiment double à la Descartes, mais la Nature et quelque chose qui s’en excepte sans prétendre à la transcendance. Il me semble que là réside la subtilité kantienne : introduire le transcendantal comme substitut formel à l’affirmation de la transcendance. Le transcendantal n’est rien qu’une forme a priori, rien de subsistant, rien d’existant. Il n’existe pas mais informe ce qui existe, aussi ne manque-t-il pas d’avoir des effets. On sait que Lacan, entre autres, retiendra la leçon. Dans le dernier livre du psychanalyste lacanien Jean Pierre Lebrun, le transcendantal devient le « lieu Autre » et « vide » de "cet Autre [qui] n’existe pas » ; « l’Autre comme lieu qui supporte l’existence de tout un chacun »[6]. C’est l’esprit même du kantisme à l’œuvre dans le champ de la psychanalyse. Une transcendance rendue diaphane, angélique, une transcendance qui ne va pas jusqu’à l’affirmation mais s’arrête à mi-chemin, réussissant par la même le tour de force de demeurer à la fois immanente et séparée. Le transcendantal ainsi compris colle au réel et s’en détache, il figure l’exception incluse d’une « transcendance immanente ».

 

 

 

« Il y a bien une transcendance en Chine, c'est ce qu'on appelle le Ciel. Mais c'est une transcendance non pas par extériorité, comme celle du Dieu biblique, ou comme celle des idées platoniciennes, c'est une transcendance par, totalisation de l'immanence. Parce que moi, en tant qu'individu, je n'ai toujours qu'une part réduite au processus du monde, mon champ est limité. Alors que le Ciel c'est la totalité des processus en cours. Et ce n'est pas un autre monde : le Ciel, c'est à la fois la totalisation et puis l'absolutisation de l'immanence. C'est le processus à son plein régime. C'est pour ça que, souvent, on traduit le Ciel par  « nature » en Chine. Mais je crois que c'est très différent, parce qu'au fond tout reste dans un monde intramondain.

Processus d'interaction, de transformation, comme toute la pensée chinoise qui pense en transformation

la pensée chinoise n'est pas une pensée du sujet mais du procès. »

 

 

 

            En toute rigueur, la transcendance réfère d’abord et avant tout aux « doctrines de la transcendance». Le Lalande, dans son édition de 1968 (excusez-moi d’utiliser mon exemplaire dont la date me trahit) en distingue trois :

1)                  -celle « d’après laquelle Dieu n’est pas dans le monde comme un principe vital animant un être vivant mais est…ce qu’un inventeur est à sa machine » (Leibniz, Monad. 84).

2)                   -celle « d’après laquelle il y a derrière les apparences sensibles…des substances ou des « choses en soi »…dont elles sont la manifestation ».

3)                  –celle « d’après laquelle il y a des rapports fixes…qui dominent les faits et n’en dépendent pas ». (On reconnaît là sans peine les formes a priori du transcendantal kantien).

Ces précisions nous aident à comprendre pourquoi le pragmatisme ne s’embarrasse pas de finasseries dans son rejet du transcendant. Les trois doctrines qu’on vient rapidement d’évoquer sont balayées exactement au même titre, parce qu’il n’y a pour le pragmatisme pas plus d’inventeur divin que de choses en soi que de formes intangibles a priori. Pour lui, c’est du pareil au même.

            Donc, s’il y a une transcendance en Chine, ce ne sera rien de transcendant dans aucun des trois sens du terme, qui tous visent une certaine extériorité, un clivage radical, une différence imperméable de nature. La transcendance chinoise est…immanente ! C’est un peu délicat à appréhender pour l’occidental élevé dans la tradition d’un couple d’opposés. Une transcendance immanente s’apparente pour lui au cercle carré. Plus qu’un oxymore, une antinomie. En fait ce n’est qu’un paradoxe parce que l’expression de Jullien fait état d’une totalité de l’immanence, et c’est bien cette totalité, par rapport au petit moi de la finitude, qui est transcendante, non plus absolument mais relativement. Le Tout est transcendant relativement à la partie. Ce qui m’excède et me comprend m’est transcendant. Nulle extériorité, on le voit, mais une « absolutisation de l’immanence ».

Le pragmatisme chinois « pense en transformation », en « processus d’interaction », c’est une « pensée du procès ». Façon de souligner l’inexistence du pérenne, du fixe, de l’absolu, de l’a priori…et donc de frapper tout sujet d’imposture. Il n’y a que des processus, des transformations.

« Nous avons conçu la morale et elle est gérée, comme dit Kant, sous l'idée de la liberté. Et ça me frappe encore aujourd'hui : regardez nos tribunaux, ils jugent comment ? D'une façon kantienne. D'abord, pour un criminel, on fait appel au psychiatre, au sociologue, etc. Donc on tient compte des déterminismes. On fait appel aux sciences, aux sciences de la nature ou de la nature humaine : psychologie, psychiatrie, sociologie... tout ce qu'on veut. Et plus la science est précise, plus elle est fine dans la détermination des déterminismes, justement. Et puis après, on fait tout autre chose. On dit : " Mais il est libre ! ". Alors que dans un premier temps on a montré comment il n'était pas libre : c'est son milieu, son père était alcoolique, il a subi un viol... Bon. On passe beaucoup de temps à montrer comment il n'était pas libre, et puis on prend une décision transcendante - alors la transcendance et l'extériorité interviennent - et on dit : " Il était libre, je le juge. " Non plus " j'explique ", mais " je juge "

C'est tout le malaise de la justice en Europe actuellement...

Non plus " j'explique " mais " je juge ". Et alors là, je me drape dans des vêtements tout autres qui ne sont plus la blouse du technicien mais la robe chamarrée du juge qui dit : " Voilà. Il a fait le mal ". Alors on dédouble l'homme entre un homme naturel, explicable par la science, et puis un homme transcendant, nouménal dirait Kant, un autre Moi, avec un grand M, qui est le sujet libre, sujet de la liberté, et sur laquelle la science n'a plus prise. Donc on est resté kantien, totalement…

La science, c'est quoi ? C'est la causalité.

mais à un moment je coupe tout ça, et je fais surgir un autre sujet dont je ne sais qu'une chose, c'est que je n'en sais rien. Il est nouménal, c'est l'autre Moi. Un Moi qui est un Moi de la liberté. Donc, par principe, je ne peux rien en savoir. Parce que si j'en savais quelque chose, je le réduirais à l'ordre du connaissable, donc du scientifique, donc du causal. Donc j'en ferais un sujet empirique, et non pas un sujet transcendantal. La justice d'aujourd'hui refait surgir, sans s'en rendre compte du tout idéologiquement, un sujet transcendantal, nouménal…

Alors que la justice chinoise...

Eh bien, il n'y en a pas !

C'est une justice de barèmes, je crois.

Oui. C'est ça, exactement. Vous l'avez dit.

Vous savez exactement ce que vous risquez à chaque acte que vous faites. »

 

 

 

 

 

Ce passage sur la justice est éminemment intéressant. Vous vous souvenez peut-être du voyage en Chine de la candidate Ségolène Royal et de son admiration médiatisée pour la célérité de la justice chinoise comparée à la lourdeur de nos interminables chicanes et procédures. On nous en offre ici la raison : « c’est une justice de barèmes », une casuistique qui juge les faits, les actes. A chaque type de délit correspond une peine. Quand les circonstances, les mobiles, intentions, incitations et égarements comptent pour rien, il n’y a, stricto sensu, rien à juger, pas de jugement puisque le prononcé de la sanction suit immédiatement l’établissement de la culpabilité comme simple imputation de l’objectivité du méfait. « La justice chinoise…eh bien il n’y en a pas » ! On comprend dès lors que les magistrats puissent aller assez vite en besogne! De là à susciter l’admiration d’une élue social-démocrate européenne, il y a peut-être un malentendu.                                                                                 Et de fait, ce qui est long et besogneux dans les procès kantiens (mais c’était déjà le cas au V° siècle avant notre ère à Athènes !), c’est l’établissement de la responsabilité. En dernière instance, la grande question, surtout dans les crimes abominables, revient toujours à celle-ci : mais le prévenu était-il vraiment présent à lui-même au moment des faits, jouissait-il de tout son discernement ? Bref, était-il « libre » de ses actes ou contraint en quelque façon, par des troubles, des pressions, des circonstances…Evidemment il était contraint, nous le sommes tous et toujours. Nous sommes déterminés. Mais si nous le sommes intégralement, alors l’appel à la responsabilité est absurde. A moins de tordre la notion et de se proclamer, comme une ex-ministre de la santé, « responsable mais pas coupable », signifiant par là l’acceptation d’une imputation afférente à la fonction. Le responsable du service le dirige et « répond » par là de son éventuel dysfonctionnement. « L’homme naturel » ne peut accéder au statut de justiciable, ce n’est qu’un acteur se résumant à son acte, qu’on peut bien expliquer par des causes mais sans que jamais l’analyse de celles-ci mène à une « responsabilité ». La science « c’est la causalité » dit très bien Jullien, elle « explique » mais ne saurait juger, pour la raison imparable que la causalité exclut la liberté d’agir à sa guise. D’où le saut de l’empirique au transcendant, au nouménal que doit faire le juge pour passer de l’imputation à la responsabilité puisqu’il n’y a de l’une à l’autre aucune continuité. La casuistique avait précisément pour objet, en tarifant les actes, d’écarter tout problème de conscience. C’est bien elle qui nous jette dans l’embarras. Etait-il présent à lui-même, se rendait-il compte de la gravité de son acte, dans quelle mesure… ? Autant de propositions parfaitement indécidables, d’où le recours fréquent à des expertises contradictoires, encore la science…et le retour à l’aporie. Je trouve ce renouveau de la dispute entre justice et casuistique tout à fait riche d’enseignement, ne serait-ce que parce que la façon de rendre la justice représente une sorte de quintessence d’une société. On a là ramassée l’application d’une théorie de l’action, d’une théorie du sujet, d’une théorie de la science, d’une politique et d’une métaphysique. Excusez du peu. Je dis d’une théorie du sujet, entre autre et peut-être surtout, car ce n’est tout de même pas pour rien si Kant fait succéder la doctrine de la vertu à la doctrine du droit dans la Métaphysique des Mœurs. La première traite des droits, la seconde des devoirs, et parmi ceux-là, les premiers considérés sont les « devoirs envers soi-même » qui instituent l’homme comme « juge de lui-même ». Le tribunal, c’est l’image, que dis-je, l’allégorie même du kantisme. Tribunal de la Raison, tribunal de l’histoire, tribunal de la Morale, tous sous-tendus par ce tribunal intérieur que le sujet est à lui-même et qui décrit la conscience. Kant donne une saisissante analyse de cette « double personnalité » par laquelle le sujet instruit son propre procès. Il vaut la peine de s’en rappeler les termes : « Moi qui suis l’accusateur, mais aussi l’accusé, je suis un seul et même homme ; reste que, comme sujet de la législation morale procédant du concept de liberté… il est à considérer comme un autre être que l’homme sensible… » . « C’est l’homme nouménal qui est l’accusateur » et qui se voit « forcé par sa raison d’agir comme sur l’ordre d’une autre personne », et l’homme empirique qui est l’accusé. Le tribunal se présente ainsi comme le dispositif général de toute la culture occidentale, introduisant aussi bien « à l’extérieur » qu’à « l’intérieur » du sujet, une dichotomie, une coupure jamais suturable entre l’empirique et le transcendant. Expliquer et Juger demeure des entreprises inconciliables et pourtant liées. « …sur la relation causale, de l’intelligible au sensible, il n’y a aucune théorie » dit encore Kant.[7] On passe donc de l’un à l’autre sans pouvoir rendre compte de ce passage. C’est ce qu’on appelle proprement une solution de continuité, en d’autres mots une fracture. On explique, et puis on juge. On étudie les déterminismes à l’œuvre, et puis on invoque la liberté qui rend responsable, sans que jamais ces opérations puissent rationnellement se justifier. De l’une à l’autre, « il n’y a aucune théorie ».

 

 

Ce détour par la Chine nous ramène donc constamment à Kant, et par lui à notre socle juridique occidental, en nous en faisant éprouver l’étrangeté comparative. Nos prétoires sont des scènes de prestidigitateurs, nos consciences sont des antres d’alchimistes, on y procède à la transmutation du déterminisme en liberté. Le pragmatisme se présente alors comme l’observateur critique qui dénonce le trucage, la manipulation. Il n’y a que du causal et rien d’autre. Pas de grand Autre extérieur et pas d’autre personne intérieure, de « double moi ». Nous voilà retombés au ras du réel, c’est-à-dire au monde unique de la seule expérience.

 

 

Dans la dernière page avant l'épilogue de ses Figures de l'immanence, Jullien écrit :

 

 

"La voie de l'immanence s'éclaire d'elle-même, par la seule expérience et sans avoir besoin d'une médiation. Non seulement elle nous dispense de tout recours à l'extériorité d'un absolu divin, mais elle fait même l'économie de toute rupture au sein du réel. Le geste initial de la métaphysique est, on le sait, de trancher au sein de la continuité des choses : comme condition préalable à l'avénement de l'ontologie, une "ligne" est "coupée en deux" (grammè dicha tetmemène γραμμην δίχα τετμημένην: nous en revenons toujours à ce texte fondateur : République, VI, 509d) séparant ainsi le visible et l'intelligible, les orata des noeta."[8]

 

 

            La référence à la République est en effet très …éclairante, puisqu’au livre VI, Platon sépare le visible de l’intelligible, l’ορατόν du νοητόν, comme le dieu de la Genèse séparait le ciel et la Terre. Deux mondes, chacun éclairés par un astre, le soleil pour le visible, l’idée de Bien pour l’intelligible (του αγαθού ιδέαν). L’idée « communique la vérité aux objets connaissables » (508 e) comme Ηλιος communique la lumière aux choses et fait « que les objets visibles sont vus » (508 a). Etre connu, être vu, deux modes analogiques de la présence révélée, épiphanie des existants, par ces deux transcendance parallèles : le Soleil (Apollon) et le Bien, ce pourquoi Glaucon narquois, émerveillé autant qu’amusé par l’analogie socratique s’écrit : « par Apollon, quelle merveilleuse transcendance ! » (δαιμονίας ΰπερβολής). Pierre Pachet traduit l’expression par : « quelle débordement prodigieux ». La traduction de Chambry est de 1933, celle de Pachet de 1993. Qu’on puisse rendre, à  soixante ans de distance ΰπερβολής  par « transcendance » et par « débordement » dit tout de même quelque chose d’insigne, car les deux se défendent,  ΰπερβολή dit à la fois le fait de franchir, de passer au delà, par-dessus, et la démesure, l’excès dans la profusion. Il s’agit donc bien d’un choix entre deux possibles. Chambry a soixante dix ans lorsqu’il traduit la République en 1933, Pierre Pachet en a 56 en 1993. L’un meurt quand l’autre naît. Dans l’écart, on passe de la transcendance au débordement ! Le rire de Glaucon emporte le démon de Socrate.



[1] Vous le trouverez sur le site de l’ALI (Freud-Lacan.com, rubrique du 08 10 2007, et également sur le site internet de Patrick Rebollar : http://www.berlol.net

 

 

 

 

 

[2] J.Rivelaygue, 1992, Leçons de métaphysique allemande,tome II, poche biblio-essais N°4342, p.344.

[3] Ibid. p. 346.

[4] Ibid.p.347

[5] Pavan.K.Varna, 2005, Being Indian, Arrow books, par exemple p.7 : “Indians have never been, and will never be, ‘other-wordly’…”

 

 

[6] Jean Pierre Lebrun, 2007, La perversion ordinaire, Vivre ensemble sans autrui, Denoël, p. 138.

[7] pour toutes ces citations de Kant, cf. Métaphysique des MoeursII, 1994, GF 716, p.296.

[8] F.Jullien, 1993, Figures de l'immanence, pour une lecture philosophique du Yiking, poche 4214, p.292.

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commentaires

V
Félicitation pour votre superbe site ! Bravo et bonne continuation !
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V
Un grand merci pour cet article très clair !! Belle journée
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