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Philosophie en Sciences de l’Education

 

Vous êtes sur le blog de Patrick G. Berthier

Maître de conférences à l’Université de Paris 8

 

Ce blog est principalement destiné aux étudiants qui suivent à Paris 8 mes cours de Licence et séminaires de Master 1 & 2. Ils y retrouveront l’essentiel de chaque séance en différé, avec la distorsion plus ou moins importante que ma retranscription imprimera à ce qui aura été dit en présentiel, et que l’ajout de notes non utilisées pourra éventuellement enrichir. Entre le cannevas discursif prévu et sa « performance » où l’improvisation joue souvent un rôle essentiel, largement guidé par les questions de l’assistance, se creuse un écart qu’il me paraît utile de maintenir et d’évaluer.

Le but est ici de fournir, en sus des notes prises, un texte susceptible de servir de base à une réflexion et une investigation sur le thème proposé. Ce sobre dispositif devrait permettre aux étudiants de dépasser la simple « participation » aux cours, pour entrer dans une véritable discussion au début du cours suivant, discussion préparée grâce au travail mené sur la mise en ligne de l’intervention, ou du moins de ses éléments.

 

L’utilité de ce blog sera testée durant ce second semestre 2006-2007 sur le séminaire de Master 1 consacré à la notion d’Expérience, essentiellement chez John Dewey.

Première séance : Mardi 27 Février 2007.

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30 novembre 2007 5 30 /11 /novembre /2007 09:44

Sur le LACHES

 

 

 

 

Faut-il envoyer les enfants chez le nouveau maître d’armes ?

Nicias, élève des Sophistes dit que oui ; Lachès, stratège self-made man pense que non. L’intellectuel et l’homme de terrain, l’expert.

On se tourne vers Socrate pour choisir entre ces deux options.

Réponse de S. Il ne s’agit pas de procéder « démocratiquement », cad de faire triompher une position en lui apportant son suffrage. En ce domaine, l’éducation, la procédure majoritaire n’a pas de sens car il faut d’abord questionner la question.

            On voit que la critique de l’habileté sophistique et du régime démocratique va de paire

Or, de quoi s’agit-il, pour reprendre son expression favorite au maître d’Althusser ?

De quoi dispute-t-on? La question est : faut-il leur donner des leçons d’escrime ? Question qui en suppose une autre préalable : qu’attend-on de ces leçons ? réponse : l’apprentissage du courage. Mais cette réponse suppose que réponse soit déjà apportée à cette question sous-jacente : qu’est-ce que le courage ?

C’est cette question, implicite, informulée mais impliquée, présupposée dans la question primitive et contenue en elle qui va conduire à l’aporie.

L’ironie socratique a fait passer le dialogue du domaine empirique où il s’enlisait et où ne pouvaient être exprimées que des préférences contingentes, à celui de l’essence, où doit s’élaborer un savoir.[1]

De :

-faut-il faire ceci plutôt que cela ?

On passe à :

-Pourquoi ferait-on cela, qu’est-ce qu’on en attend ? Quel est le but, le Τελος qu’on se propose d’atteindre ou d’accomplir ?

Puis à :

-qu’est-ce que cette finalité, que contient-elle, en quoi consiste-t-elle ? Déploiement du sens du Τελος, pour autant qu’il n’est pas contenu tout fait dans l’évidence trompeuse du mot qui le désigne. Le courage ne va pas de soi et une simple demande de précision suffit à en discréditer le consensus dans un essaim de courages diffus, une rhapsodie bariolée et incohérente.

On passe d’une question empirique, pratique, pragmatique au problème critique de la définition , critique au sens premier du terme puisqu’il s’agit d’éliminer ce qui n’appartient pas constitutivement à la notion. De l’action, on passe à la représentation notionnelle, du pragmatique au cognitif. A la question déterminante, qu’est-ce que le courage, puisque d’elle dépend le sens de la décision pratique, Nicias et Lachès ne savent bien répondre. Et bien sûr, Socrate non plus ! Aporie.

Ce qu’il serait nécessaire de savoir pour décider fait défaut. Maïeutique aporétique comme « analyse critique de l’idéologie », c’est-à-dire du prêt-à-penser, de la pensée toute faite, de la pensée stockée en mémoire, prédigérée.

On voit, derrière le problème pédagogique, poindre le problème politique. La démocratie peut fort bien n’être qu’une foire aux opinions d’où émergent de simples majorités, fruit du ralliement irrationnel du plus grand nombre. La démocratie se réduit à une fonction acéphale puisqu’on se borne à comptabiliser des opinions. Or, le problème central n’est pas celui de la décision, du choix, mais de la délibération sur ce qui est au cœur insu de la question. Il faut déployer la question afin d’établir la pertinence de ce sur quoi elle porte vraiment.

L’interrogation pragmatique est ainsi à double fond. La préférence toute faite pour l’un des possibles en concurrence masque en fait le véritable but recherché dans l’opération. Encore ce résultat de l’apprentissage n’apparaît-il pas dans toute sa consistance après examen. Les rendre courageux par l’entraînement aux arts martiaux, soit, mais encore ? Quelles situations probables ce courage devra-t-il affronter ? Ces situations diverses n’impliquent-elles pas des courages adaptés, et donc différents ? En quoi consiste alors l’essence d’un courage aussi multiple et comment en saisir l’unité synthétique, l’Idée ?

On voit bien que l’aporie résulte d’une analyse typiquement sophistique dans laquelle le καιρος joue un rôle essentiel. Le « premier Socrate », le Socrate sophiste conduit des dialogues aporétiques dans la mesure où chaque fois l’occasion, la contingence, la mise en catégories des conjonctures fait la part belle au καιρος. Et celui-ci ne peut que décevoir, par principe, toute aspiration à une vérité unique de ce qui est requis pour décider en connaissance de cause. Il n’y a pas de théorie de la décision parce qu’il n’y a pas (encore) de vérité absolue de la notion qu’elle convoque.

 

 

 

 

Le dialogue s’ouvre sur un thème éducatif primordial puisqu’il fait d’emblée état d’un souci en direction des fils qui ne sont plus des enfants. Il s’agit donc de délibérer sur une formation secondaire :

Nous avons des fils…Or nous avons décidé de nous occuper d’eux avec tout le soin possible et de ne pas faire comme la plupart des gens, qui, dès que leurs enfants sont arrivés à l’adolescence, les laissent vivre à leur fantaisie, et nous voulons commencer dès maintenant à leur consacrer tous les soins dont nous sommes capables…(179a).

 

…nous cherchons par quelles études et quels exercices nous pourrions les perfectionner (αριστοι γενοιντο)autant qu’il est possible…

Convient-il, oui ou non, que les jeunes gens apprennent à combattre tout armés ? (181d)

Question fermée, on ne peut plus binaire qui s’adresse à Socrate, en position de trancher.

 

…que j’écoute d’abord ce qu’ils ont à dire et que je m’instruise à les entendre ; puis, si j’ai quelque chose à ajouter, de vous l’expliquer alors et d’essayer de vous convaincre…

Petite consigne liminale de la méthode dialectique : que ceux qui savent, ou croient savoir, s’expriment. Il s’agit de s’instruire puis d’instruire, au sens juridique d’instruire une affaire, de la mettre en état d’être jugée.

 

Le conciliabule prend soudain des allures d’assemblée lorsque Lysimaque sollicite le « suffrage » de Socrate afin de départager les avis contraires de Nicias et de Lachès.

 

Effarement  de Socrate : faut-il sur ces questions s’en remettre à l’avis majoritaire ou à celui de l’expert en la matière ?

 

Il faut commencer par chercher s’il y a ou non, parmi nous, quelqu’un qui soit expert dans la matière que nous discutons…. Expert, ici, c’est tout simplement τεχνικος, comme le médecin pour la maladie.

 

Or  la question se pose de savoir sur quoi doit porter l’expertise, moment de bascule où l’échange de comptoir devient philosophique.

 

Nous ne nous sommes pas mis d’accord dès le début sur ce que peut être l’objet dont nous délibérons et à propos duquel nous cherchons qui de nous est compétent…

Nikias-  ne s’agit-il pas du combat en armes et s’il faut l’apprendre ou non ?

Socrate- Si…Mais…toutes les fois qu’on délibère sur une chose en vue d’une autre, c’est sur la chose en vue de laquelle se fait l’examen que porte la délibération, et non sur celle qu’on examine en vue d’une autre.

D’un seul coup, le choix ne se porte plus sur l’alternative initiale mais sur la spécialité problématique de l’expert.

 

Au passage, S. égratigne la vénalité sophistique : je n’ai pas eu de quoi payer les sophistes… (186d)

Vient alors la question amenée par le changement de perspective, à savoir ce en vue de quoi on s’adonne à l’apprentissage des armes. C’est le courage, n’est-ce pas ?…190c Mais Qu’est-ce que le courage ? (τι εστι ανδρεια).

Dès le début, en fait, il était clair qu’il ne s’agissait pas d’une délibération sur un simple choix pratique ponctuel, mais sur une décision qui visait rien moins que de rendre ces jeunes gens capables d’assumer la réputation de leur lignée en se montrant  « dignes des noms qu’ils portent » (180a), cad dignes de leurs grands-pères car, si la réputation des aïeux n’est plus ç faire, celle de pères laisse singulièrement à désirer (« d’actions personnelles, nous n’en pouvons citer »). Le dialogue apparaît inauguralement placé sous le déficit éducatif de cette génération des pères, délaissés par les leurs. On ne peut donc livrer l’excellence aux aléas des situations. Allusion à ce temps mort des débuts du IV°. Charles Péguy opposait les « époques » qui marquent l’histoire aux « périodes », années de transition confuses et sans éclat, sans âme.

 

Encore un point de méthode : la question doit s’affiner, décanter, ne plus demeurer référentielle, mais devenir conceptuelle :

 

Tu n’avais pas bien répondu parce que je n’avais pas bien posé la question (191d).

 

Tout l’art dialectique repose sur le fait de « bien poser la question (καλως ηρομην). En quoi la question est-elle mal posée ? En ceci qu’on n’interroge pas sur le courage du fantassin, mais aussi, et indissolublement sur celui du cavalier et de tout combattant en général, et, au-delà d’eux sur tous ceux qui font preuve de courage, qu’ils affrontent les périls de la mer, la maladie, la douleur, la pauvreté ou leurs propres passions. Ce qui les rassemble tous, c’est d’être courageux contre (ανδρειο προς ….νοσους …πενια…)

 

Quelle est cette faculté, toujours la même dans tous les cas et que nous appelons le courage ? (192b).

 

Une réponse semble adéquate : c’est une sorte de fermeté d’âme (καρτερια της ψυχης), mais on peut être ferme et fou (maniaque) ou stupide (borné) ; ce serait donc la fermeté intelligente qui serait donc le courage ? (192e).

 

Mais celui qui sans s’y être exercé consent à courir un risque n’est-il pas plus courageux que celui qui raisonne avant de faire face au danger ?…Et ainsi de suite

 

S.-Nous n’avons pas trouvé ce que c’est que le courage.

NI.- Evidemment non. (200a).

Ce sera quasiment le mot de la fin.

 

 

 



[1] François Châtelet, 1972, Histoire de la philosophie, Tome I, p.92.

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30 novembre 2007 5 30 /11 /novembre /2007 09:41

L’INCOMPETENCE DEMOCRATIQUE

 

 

 

 

 

 

Philippe Breton part d’un hiatus, d’une discordance entre le statut et le rôle de citoyen :

« ce n’est pas parce que l’on est juridiquement citoyen que l’on est compétent pour pratiquer la démocratie ».[1]

Il y aurait donc un décalage entre le statut du citoyen et la « pratique de la citoyenneté ».

Si celle-ci exige une compétence, alors une grande partie de la mission des institutions éducatives (famille, école…) s’en trouve largement définie, celle qui correspond à la formation à la citoyenneté. A remarquer qu’on naît citoyen ou qu’on le devient par pur décret, puisqu’il s’agit d’un statut, alors que la citoyenneté est une « pratique » qui, comme telle, relève d’une compétence (d’où : éducation à la citoyenneté mais non éducation du citoyen).

Breton envisage cette compétence sous quatre catégories qui sont autant de savoirs-faire entrant dans la compétence :

1)      Objectivation, entendue comme capacité à neutraliser, à « pacifier » les aspects conflictuels du débat, à exposer sans exploser. Apprentissage du flegme, de la pondération, de la contenance, bref de la maîtrise de soi, du moins de ses affects et pulsions.

2)      Empathie cognitive, « capacité à se projeter sur un plan cognitif, dans le point de vue » de l’autre. « Sur un plan cognitif », au sens ou il ne s’agit pas d’une empathie affective comme la compassion ou la pitié, qui conduit à éprouver en soi-même les sentiments de l’autre, mais d’une empathie qui permet de se décentrer et de comprendre ce que veut dire l’autre, sans partager pour autant son point de vue. Comprendre n’est pas excuser disent souvent les magistrats qui doivent en effet tâcher de comprendre les mobiles et les motifs des délits sans pour autant les absoudre.

3)      Jugement. « La capacité à se forger une opinion » dit assez que celle qu’on trouve toute faîte, prête à l’emploi, spontanée, n’est pas un jugement, lequel requiert un examen, une évaluation mentale des arguments en présence. On voit que cette série des trois capacités suivent un ordre logique et chronologique, chacune supposant la précédente au titre de sa condition.

4)      Symétrie. Chaque participant se règle sur des normes oratoires identiques pour tous (le temps de parole en étant l’élément premier).

 

 

 

Breton cherche à réhabiliter la vieille disputatio scolastique qui elle-même reprenait largement, bien qu’à des fins théologiques, la rhétorique politique des Grecs. La disputatio ne concernait pas que des abstractions, comme celui resté fameux sur le sexe des anges, elle a pu déboucher sur de très réels problèmes anthropologiques comme lors de la Controverse de Valladolid organisée en 1550 par Charles Quint où Las Casas et Sepulveda s’opposèrent pour déterminer si les sauvages de l’Amérique nouvellement découverte étaient bien des hommes, si ils avaient ou non une âme. Leur vie en dépendant, on voit que l’enjeu n’était pas qu’intellectuel.

Le troisième point, la question du jugement, renvoie très directement à une question philosophique, présente dès l’essor platonicien : qu’est-ce qu’une opinion ? Ou plus exactement, comment se forme-t-on un jugement ? Car il faut sans doute laisser à l’opinion son caractère de doxa, c’est-à-dire de préjugé, c’est-à-dire d’idée reçue qui justement ne procède pas d’un jugement.

Breton propose cette définition : l’opinion «  c’est ce qui est toujours discutable ». « Les opinions n’ont rien à voir avec la vérité ni avec la fausseté ». Il n’est ni vrai ni faux qu’il faille autoriser ou interdire l’avortement, les drogues douces, le port d’arme, l’euthanasie, le clonage…parce qu’une opinion « est un jugement sans référent ». L’opinion n’est ni un fait (qui peut être avéré ou démenti), ni une proposition scientifique (qui peut être démontrée ou « falsifiée »).

Argumenter se trouve pris en étau entre deux procédés concurrents, persuader et démontrer ; mettre sous influence et prouver. Or une opinion ne s’inculque ni ne se démontre.

Aristote est ici d’un grand secours puisqu’il a mis en catégories les différentes modalités de la prise de parole :

-L’Analytique est la science du raisonnement démonstratif, elle correspond à notre Logique.

-La Dialectique argumente à partir de prémisses probables (acceptées par tous d’emblée).

-La Rhétorique est l’art de l’argumentation persuasive.

Contrairement au raisonnement, donc, auquel elle emprunte pourtant son allure et sa méthode, l’argumentation n’a pas affaire au vrai et au faux. Les propositions exprimant des jugements de valeur ne sont ni vrais ni faux. C’est précisément pour cela qu’ils suscitent des débats. Il s’agit seulement de persuader quand l’on est dans l’incapacité de prouver.

Mais la persuasion est un second temps de l’argumentation qui présuppose, avant son expression, la formation de l’opinion si elle émane d’un jugement.

L’exercice public de la citoyenneté exige en fait un préalable privé que Breton nomme très heureusement « la démocratie intérieure, c’est-à-dire le fait que dans son for intérieur, pour soi seul, on puisse délibérer, peser et soupeser des arguments, que l’on puisse hésiter entre des opinions et procéder en quelque sorte à un ‘’vote interne’’ ».

Cette démocratie intérieure se trouve d’ailleurs confirmée et illustrée par d’importantes références philosophiques et littéraires. Qu’on songe, par exemple au fameux dialogue Rousseau juge de Jean Jacques, où à cette Politique du moi que Deleuze appelait de ses vœux : « la seule psychologie supportable est une politique, parce que j’ai toujours à créer des rapports humains avec moi-même. Il n’y a pas de psychologie, mais une politique du moi ».[2]

Le préjugé ne constitue évidemment pas un rapport. Il fait partie de mon dictionnaire des idées reçues, de mon équipement, il est comme en stock, disponible, bref, il ne fait pas rapport. Le rapport suppose l’altérité, et justement, l’altérité à soi-même constitue l’objet de recherche des philosophies du sujet, celles qui se sont développés tout au long des temps dits modernes. 

Ce n’est donc pas pour rien que Breton pose l’hypothèse de « l’intériorité comme matrice de la démocratie ».[3] Sans intériorité, sans politique du moi, pas de formation du jugement, ce qui réduirait la citoyenneté à la démocratie d’opinion (toute faite) où chacun s’évertue seulement à faire valoir son point de vue, soit une espèce de foire d’empoigne où les plus braillards, les plus en vue, les plus conformistes ou les plus retors ont toutes les chances de l’emporter. Il ne s’agit pas de donner son avis mais d’exprimer un jugement.

Jugement, c’est bien le mot, puisqu’on peut lire, en pleine philosophie des Lumières, sous la plume d’Emmanuel Kant, que « l’homme est juge naturel de lui-même ».[4]

Ce qui implique, avec la métaphore du tribunal de la raison, l’image de la « double personnalité ». En effet, le même homme ne saurait à la fois être juge et partie. Il faut donc qu’il se dédouble, qu’il produise en lui cet autre, cette « personne simplement idéale que la raison se donne à elle-même ».[5]

Ce personnage « que la raison se donne à elle-même » sera repris dans la philosophie contemporaine par la figure d’autrui, notamment chez Emmanuel Levinas et chez Gilles Deleuze qui parle de structure-autrui dans sa préface au Vendredi de Michel Tournier. La place vide d’autrui dans le psychisme comme possibilité de l’autre. Il faut que l’autre soit déjà en soi d’une certaine façon pour qu’il puisse être rencontré réellement. Ce qui revient proprement au travail de la culture, de la civilité (ce que Norbert Elias a appelé La civilisation des mœurs comme processus de pacification inauguré en Europe à la fin du Moyen-âge).

Ce personnage fictif, intérieur, remonte à l’examen de conscience des stoïciens, ceux-ci le nommaient argyronome, du nom du fonctionnaire chargé de contrôler la teneur en argent des monnaies, leur bon aloi. Examen de conscience qui mènera à la confession chrétienne comme dialogue intérieur qu’illustrera particulièrement Augustin dans ses Confessions et ses Soliloques (Augustin était professeur de rhétorique avant sa conversion !). Le jugement démocratique, fruit de la démocratie intérieure apparaît ainsi comme la reprise politique d’un thème très ancien de la culture occidentale, celui de la réflexivité, du dédoublement de soi, encore très sensible dans la philosophie contemporaine, par exemple chez Paul Ricoeur (Soi-même comme un autre).

L’origine de cette intériorité pourrait remonter au daimôn de Socrate :

« […] comme vous me l'avez maintes fois et en maints endroits entendu dire, se manifeste à moi quelque chose de divin, de démonique […]. Les débuts en remontent à mon enfance. C'est une voix qui, lorsqu'elle se fait entendre, me détourne toujours de ce que je vais faire, mais qui jamais ne me pousse à l'action. »[6]. Une voix donc inhibitrice de l’action spontanée, naturelle, condition de la délibération qui suppose un suspens des enchaînements réactionnels.

L’intériorité  réflexive, le « sujet » comme on l’appelle en philosophie serait donc vieux de plus de 2500 puisqu’il serait né avec la démocratie athénienne et n’aurait jamais cessé d’être maintenu et développé depuis, dans des environnements plus théologiques que politique, mais il n’empêche. Or, cette intériorité serait menacée, notamment par l’interactivité contemporaine. Breton considère en effet que l’instantanéité, le « temps réel » caractérise l’interactivité qui pousse aux réactions immédiates, sans temps mort. La communication devient alors « une réaction à une réaction ». Entre expression et réaction, il n’y a pas de place pour le jugement et l’argumentation. D’où la déliquescence de maints débats télévisés.

Le débat sur le forum se prépare dans le for intérieur, « cet espace au sein duquel je peux délibérer avec moi-même dans une étrange altérité subjective ».

La démocratie suppose l’opposition du public et du privé (ce qui me regarde comme personne privée et ce qui concerne le citoyen), mais cette distinction ne recouvre pas la dichotomie for intérieur/forum externe, d’abord parce que je ne suis pas forcément seul dans mon espace privé, intime, ensuite parce que, quand bien même le serais-je, ce privé ne s’organise pas nécessairement en forum, c’est-à-dire en espace de délibération, en lieu de discussion et de controverse avec moi-même.

 

 

 

Breton note que, curieusement, la rhétorique disparaît des programmes d’enseignement, une première fois après la Révolution, puis à nouveau en 1902. Curieusement parce que ces deux dates correspondent à des poussées démocratiques, celles des première (1792-1799) et troisième Républiques (1875-1940). C’est donc au moment où on en aurait eu le plus grand besoin que la rhétorique disparaît de la formation. Il y a donc un malentendu, une distorsion entre les valeurs dont l’école est porteuse et le manque d’égard pour les apprentissages qui pourraient les réaliser.

C’est sur cette dissonance que s’exerce la critique de Breton envers « l’impasse d’un système scolaire et universitaire » coupable de ce qu’il appelle « l’inversion du processus de démocratisation ».[7]

Inversion parce que la démocratisation (c’est-à-dire la démocratie en acte par opposition à la démocratie formelle, purement législative) semble attaquée sur deux fronts qui risquent de la renverser de la retourner vers les éléments qu’elle avait conjurés : la violence et la défection.

a)      la violence dans la mesure où Breton croit en percevoir le retour, notamment dans les deux phénomènes contemporains du terrorisme et des incivilités juvéniles.

La démocratie consistait essentiellement dans la tentative de « dissocier la violence du conflit », ce qui en faisait le régime du « conflit d’opinion pacifié ». La dispute, la controverse instaure une dialectique dans laquelle le contradicteur est un adversaire, voire un protagoniste, ce qui dit assez qu’il s’agit davantage d’une scène de théâtre que d’une arène, et donc d’un jeu de rôle et non d’un combat de gladiateur. C’est ce que la rhétorique propagandiste oublie complètement en (re)faisant du protagoniste (nom de l’acteur tragique) un ennemi. Il suffit de se reporter à Carl Schmitt, juriste officiel du régime nazi  et théoricien de l’état d’exception, pour comprendre ce qui sépare la polémologie de la rhétorique démocratique. Pour la première, la figure de l’ennemi (à abattre) constitue « le fondement nécessaire de l’essence du politique ». C’est toute la différence entre la guerre et le « jeu », jeu d’échec ou l’adversaire lutte à armes égales et mouchetées, mais à entendre aussi bien comme jeu théâtral, puisque la tragédie est contemporaine du tribunal et de l’assemblée, jeux de rôles communs à ces trois prises de parole sur les trois places inaugurées par la démocratie : la scène, le prétoire et l’assemblée.

Il faudrait ici développer la concomitance du retour de la figure de l’ennemi et de la dégradation de la langue en novlangue. (LTI Victor Klemperer : Ph. Breton p. 240sq. ; DR.Dufour,  p. 215 sq.)

b) La Défection, c’est-à-dire le refus de la participation comme limite et menace de la liberté démocratique. (cf. Breton pp. 224 sq, sur le modèle américain, p.191 sur le modèle interactif).



[1] Philippe Breton, 2006, L’incompétence démocratique, La découverte, p.88.

[2] Gilles Deleuze, 1988, Périclès et Verdi, Minuit, p. 10.

[3] P.Breton, op.cit. p.142

[4] Kant, 1994, Métaphysique des mœurs, Vol II., doctrine de la vertu, GF 716, p.295.

[5] ibid. p.296

[6] Apologie de Socrate, 31c.

[7] Breton, op.cit. p  210-11

 

 

 

 

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30 novembre 2007 5 30 /11 /novembre /2007 09:36

L3. EC Introductif

Initiation à la Philosophie de l’Education

 

 

 

 

 

 

Initier à la philosophie de l’éducation nécessite des choix. La tâche est en effet bien trop écrasante pour un semestre de cours. L’intitulé même mérite explication et décantation.

1)      qu’entend-t-on par philosophie ?

2)      qu’entend-t-on par éducation ?

Rien qu’en posant ces questions, nous sommes déjà entrés dans l’activité philosophique qui nécessite d’abord de s’entendre sur le sens des mots. Beaucoup de paroles inutiles et de conflits stériles viennent d’abord du fait courant que les protagonistes entendent sous un même mot des choses différentes.

Pour utiliser efficacement et rapidement le peu de temps dont nous disposons, je vous recommande la lecture d’une réponse toute faite à ces deux questions. Vous la trouverez dans le premier chapitre d’un livre paru en 2002 : « Pour une Philosophie Politique de l’Education », sous la plume de Marcel Gauchet.

En voici un très court résumé, qui ne dispense pas évidemment d’une lecture attentive :

1)      La philosophie peut se réduire à l’histoire de la philosophie et à ses grands textes canoniques. Elle se définit alors comme discipline universitaire, avec ses spécialistes, de Platon, des Stoïciens, de Descartes, de Kant…Mais elle se définit aussi comme méthode et comme discours, ou plutôt, comme le dit Gauchet, comme démarche :

« une démarche d’éclaircissement radical…Une démarche qui vise à l’explication des fondements et des fins. Pourquoi éduquer ? En vue de quoi ? », sachant que la crise actuelle de l’éducation vient essentiellement du « brouillage des objectifs ». Ce qui nous amène à une redéfinition de l’éducation.

2)      Si on la définit comme l’emprise structurante d’un sujet sur un autre, l’éducation se    déploie dans plusieurs domaines : l’école, la famille, le groupe des pairs, les médias, l’environnement…j’en passe mais l’empreinte de ces différents vecteurs mène évidemment à des éducations différentes, voire contradictoires. Comment faire alors pour réduire ces éducations à un seul problème, traitable dans le cadre du cours? Là encore, je suis Gauchet dont les indications ont l’énorme avantage de constituer un programme traitant une problématique contemporaine. Ce qui fait problème aujourd’hui c’est le développement, l’extension, l’expansion du modèle démocratique à toutes les sphères et toutes les couches de la société. Rapidement dit, la propagation à toutes les relations sociales du principe d’égalité. La démocratie constitue la société des égaux. D’abord ce sont les hommes des classes populaires qui accèdent à la dignité d’électeur (un homme = une voix), puis les femmes, on abaisse l’âge de la majorité de 21 à 18 ans, on confère, dans une charte, des droits aux enfants et bientôt se répand une égalité qui excède la sphère du juridico-politique, égalité qui se traduit dans l’extinction du principe d’autorité qui supposait une différence de statut entre deux individus.

En quoi cela pose-t-il un problème d’éducation ? En ceci que « l’avancée du mouvement de la démocratie conduit à remettre  en question la possibilité même d’une éducation – éducation sans laquelle pourtant l’idée démocratique…se vide de sens ». D’où le problème du « retournement de la démocratie contre l’éducation ». Je résume et simplifie :

a)      La démocratie est le régime généralisé de l’égalité.

b)      Ce régime suppose des citoyens éclairés, c’est-à-dire ayant fait l’apprentissage de la pensée rationnelle (la dite démocratie d’opinion est évidemment une perversion de la démocratie. Il ne s’agit pas de l’individu particulier avec ses lubies et ses préjugés, mais du citoyen capable de délibérer et non d’émettre spontanément un avis dicté par ses goûts, ses humeurs et ses penchants).

c)      Si nous sommes d’emblée tous égaux, hommes et femmes, jeunes et vieux, adultes et enfants, qu’est-ce qui confèrera le droit à certains d’en éduquer d’autres, c’est à dire de les soumettre à ce que Bourdieu dénonçait naguère comme domination : « Toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition, par un pouvoir arbitraire, d’un arbitraire culturel »[1] ? Où l’on voit que l’éducation ne serait rien d’autre que le redoublement de l’arbitraire, celui du pouvoir illégitime  de celui qui éduque, et celui du savoir qu’il prétend inculquer à celui qui ne lui demande rien.

Voilà donc le problème, celui d’une « intime contradiction de la démocratie » par laquelle elle rend tendanciellement impossible ce qu’elle suppose comme sa condition : l’éducation. Encore faut-il rappeler que cette contradiction ne concerne que la conception classique de la démocratie, celle des Lumières, qui suppose des citoyens éclairés. La démocratie dite d’opinion, ou de marché étant sans doute moins soumise à ces problèmes puisqu’elle prend les individus tels qu’ils sont, sans prétention à les former.

 

 

 

Voilà le cadre posé : celui d’un problème issu de la contradiction contemporaine entre la démocratie et sa condition culturelle.

Le livre de Marcel Gauchet, Dominique Ottavi & Marie Claude Blais, soulevait six grandes questions constitutives d’une philosophie politique de l’éducation. Je ne reprendrai que la dernière : la question du civisme et seulement pour en  prolonger le dernier point : citoyenneté et participation démocratique ; dernier point qui est en fait, dans l’ordre des préoccupations, le premier, puisque c’est lui qui donne sens au projet démocratique : la formation d’un citoyen qui doit-devenir sujet de raison pour « participer » au débat par l’argumentation rationnelle.

 

 

 

Ce préambule donne à l’EC le cadre à l’intérieur duquel il reste à scander les phases de la progression. A chacune correspond une indication bibliographique.

1)      Après les considérations sur ce qui constitue notre problématique : la contradiction démocratique (cf Gauchet & al.),

2)      je partirai du livre récent de Philippe Breton : L’Incompétence démocratique[2]qui me semble repérer l’essentiel, à savoir que la pensée délibérative et son expression dans l’argumentation, les deux constituants de la dynamique démocratique, sont des compétences acquises, qui passent par la « formation de la personnalité démocratique ».

On ne naît pas démocrate, on le devient par l’éducation, telle est la leçon de Philippe Breton.

Nous le suivrons ici pour envisager, tantôt, et le plus souvent, sous l’angle de ce que peut nous apprendre l’histoire de la philosophie, tantôt sous celui d’une réflexion immergée dans les problèmes contemporains, la réintroduction de l’argumentation comme nécessité dans l’éducation de notre temps.

3)      D’abord on retournera aux sources de cet apprentissage de la dialectique, tel qu’il a fait émerger la philosophie de la sophistique en Grèce ancienne. Ce retour ne pourra que rafraîchir notre perception pour autant que les Grecs ont inventé la démocratie (et ses problèmes !) et que la rhétorique enseignée par les Sophistes est directement induite par l’exigence de compétences oratoires exigées par les institutions politiques d’Athènes. En ce sens, la dialectique, entendue comme rhétorique argumentative, constitue à soi seule la nouvelle éducation faisant pendant au nouveau régime. Etre démocrate c’est argumenter, c’est-à-dire remplacer la soumission hiérarchique traditionnelle et le recours à la force par la capacité à débattre. Le conflit se déplaçant du champ de bataille à l’assemblée. Notre guide sera ici le Lachès de Platon[3], dialogue qui porte précisément sur un problème d’éducation.

4)       Mais l’argumentation rationnelle n’est qu’un outil qui, comme tel, ne garantit jamais l’usage qu’on en fait. On peut aussi bien avec un marteau planter le piton qui soutiendra un tableau que s’en servir pour fracasser la boîte crânienne du voisin, comme la merveille technologique que représente Internet peut aussi bien abriter le site de l’université de tous les savoirs que favoriser les réseaux mafieux de trafic d’organes ou d’enfants.  Ce sont ainsi illustrés dans l’art de la controverse de parfaits nazis et de franches fripouilles. C’est l’erreur dénoncée par Marie Claude Blais[4] selon la conviction que « la forme entraînera nécessairement le fond ». Un outil n’est qu’un moyen, non une fin. Aussi s’agira-t-il de repérer, par delà le discours, les intentions qui le motive et le structure. Veut-on convaincre ou persuader ? Démontrer la pertinence de ses arguments face à un interlocuteur rationnel et universel susceptible d’en appréhender le bien-fondé, ou séduire un auditoire particulier pour l’influencer ?

Ce sera l’occasion de revisiter un grand classique de la pensée moderne : l’art de persuader[5].

       5)   La dialectique est bien sûr, philosophiquement parlant, un art de la délibération. « Qu'est-ce donc que délibérer? Ce n'est pas autre chose qu'examiner avec doute, apprécier la bonté relative des divers motifs sans l'apercevoir encore avec cette évidence qui entraîne le jugement, la conviction, la préférence ».[6] Aussi la dialectique ne se réduit-elle pas à l’art de conférer, elle implique évidemment tout le poids de la pensée (délibérer vient de delibro, peser, qui vient lui même de libra, signifiant à la fois le poids d’une livre et la balance. Donc délibérer c’est à la fois peser, évaluer des pensées en présence, et peser par la pensée sur celles-ci, c’est-à-dire les questionner, les soumettre à l’investigation de la raison). Qu’est-ce que délibérer ? On se reportera au livre d’un grand philosophe-pédagogue, John Dewey qui articule problème-réflexion et langage dans une perspective naturaliste et pragmatique.[7]

6)       Enfin, si l’argumentation est une compétence et doit à ce titre faire l’objet d’un enseignement, on se reportera à ceux qui ont redonné à la rhétorique un éclat et une vigueur qui  avaient disparus depuis la fin du XIX°siècle (la classe de rhétorique disparaît des cursus à ce moment), notamment Perelman [8]et Meyer[9].



[1] Pierre Bourdieu & Jean Claude Passeron, La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Minuit, 1970, p.19.

[2] La Découverte, 2006.

[3] GF, 1998

[4] Pour une Philosophie Politique de l’Education, op. cit. p.251

 

 

[5] ed. Rivages, 2001 (couplé avec l’art de conférer de Montaigne; Mille & une nuits, 2003 (moins de 2 euros !)…

[6] (Victor Cousin, Hist. de la philos. du XVIIIe s., t. 2, 1829, p. 503).

 

 

[7] John Dewey, How we think, trad. française Ovide Decroly, 2003, Les empêcheurs de penser en rond, collection : comment faire de la philosophie?

[8] Chaïm Perelman, 2002, L’Empire rhétorique, Vrin ; 1989, Rhétoriques, ed. de l’université de Bruxelles….

[9] Michel Meyer, Questions de rhétorique, biblio-essais N° 4171

 

 

 

 

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30 novembre 2007 5 30 /11 /novembre /2007 09:17

M2 27 11 07

 

Human Nature & Conduct 2

 

Avant de quitter le chapitre 2, il nous faut en retenir un point important concernant un aspect essentiel du refus général du dualisme, celui de la fin et des moyens. Quoi de plus logique, apparemment, que de décomposer l’action en « fin », comme représentation intentionnelle d’un but, et « moyen », comme mise en œuvre d’une stratégie ou d’une tactique pour  parvenir à cette « fin » ? Dewey, comme toujours, ramène la dichotomie à l’unité, récusant la position réaliste qui confère l’existence à de simples façons de parler. « Les moyens et les fins sont deux noms pour la même réalité » (36). La démonstration de cette proposition se fait de la façon suivante : « la « fin » n’est qu’une série d’actes envisagée dans l’éloignement, et les « moyens » ne sont que cette même série envisagée à un stade plus précoce »  (34). Seule la distance temporelle vient discriminer la série qui devrait s’appréhender comme un tout. Du point de vue de l’action, il n’y a pas de finalité découplée des moyens d’y parvenir. L’adage pseudo machiavélien, qui veut la fin veut les moyens,  dit quelque chose de cette solidarité. Mais cela ne suffit évidemment pas à admettre facilement cette proposition contre-intuitive. Le sens commun, l’habitus européen, rechigne à abandonner le « règne des fins », pur fruit de la pensée décisionnaire dont les moyens ne seraient que la mise en œuvre pratique, dans un rapport d’architecte à maçon, de compositeur à exécutant, de dramaturge à acteur. Prima la finalità ! Finalité que les moyens viennent réaliser, d’abord les plans, ensuite la besogne ; d’abord l’idée, ensuite l’exécution, « l’intendance suivra ». Dewey faisait remonter cette partition à la division sociale du travail en Grèce ancienne exaltant les activités intellectuelles contemplatives et méprisant le labeur des tâches manuelles. La dissociation des fins et des moyens résulterait de cette tradition intériorisée. Elle transfigure en règle logique ce qui n’appartient qu’à une organisation particulière des sociétés. En fait, il n’y aurait qu’un seul cas pour lequel la finalité serait première ; celui où « l’habitus coutumier détermine le cours de la série ». Autrement dit, la finalité ne précède sa réalisation que lorsque la série n’innove pas, lorsqu’elle reproduit purement et simplement un schème d’action immuable, pétrifié. On voit bien dans cette analyse se dessiner l’apport du pragmatisme en éducation : on ne peut « préparer » l’enfance à la (vraie) vie entendue comme finalité de l’entreprise pédagogique en la cantonnant dans une propédeutique aux effets durablement différés. Plus catégoriquement : on ne peut assigner par avance de fin prescrite à l’éducation. Mais n’allons pas trop vite et revenons à l’argument qui permettra justement de fonder épistémologiquement la critique de l’école finaliste. On s’en souvient, ce qui est premier pour Dewey, c’est l’erreur, le faux, sous les auspices de l’indésirable, du fourvoiement. Ce qu’il y a (l’équivalent du Es gibt de Heidegger), c’est ce qui m’insatisfait, ce dont je ne veux pas, ou plus. Aussi les exemples pris par Dewey sont-ils on ne peut plus éloignés des miens tout à l’heure (architecte et maçons…). Ce sont l’ivrogne qui désire se désintoxiquer et l’avachi qui veut se tenir droit. Dans ces cas là, « l’essentiel consiste à trouver un acte différent de l’agir usuel. La découverte et la réalisation (performance) de cet acte inhabituel est la « fin » à laquelle nous devons consacrer toute notre attention. Sinon, nous retomberons sans cesse dans la même ornière, quel que soit le commandement de notre conscience» (34).  Se profile ici une théorie générale de l’innovation  se présentant presque comme une thérapeutique de l’addiction. Ce n’est pas tant qu’il faille produire idéellement une cause finale à la manière d’Aristote (où le sculpteur imagine d’abord la statue terminée avant d’entreprendre quoi que ce soit), c’est qu’il faut « trouver un acte » qui déjoue l’enchaînement de la série habituelle. Et pour y parvenir, il s’avère nécessaire de ne plus penser du tout en terme de finalité. L’ivrogne ne peut réussir dans sa tentative de sevrage, obsédé et sidéré qu’il est par l’alcool. L’argument fonctionne un peu sur le modèle du déni freudien : nier une proposition revient à l’affirmer précédée du signe de la négation. En décidant de ne plus boire, l’alcoolique ne peut s’empêcher de faire référence à son toxique. Il tente de se défaire de son stimulant en l’interpellant. « Pour réussir, il doit trouver un intérêt ou une ligne d’action qui inhibera la série du spiritueux et qui, en conférant un autre cours à l’action, le mènera à la fin désirée ». Conceptuellement, on pourrait dire que la solution du problème de l’habitude, de la répétition addictive, tient à la distinction de l’acte et de l’action. Boire est une action, un comportement habituel, qu’il est impossible d’abdiquer, on l’a vu, par un simple décret de la volonté (« ce serait de la magie »). Dès lors, l’acte se comprend comme le geste qui s’oppose à l’action et la supplante. On en connaît le modèle : César franchissant le Rubicon. En quoi a-t-il fait acte ? En transgressant la coutume, plus exactement la loi du Sénat qui enjoint à tout général de désarmer ses légions avant d’entrer à Rome. Le Rubicon, ruisseau inconsistant géographiquement, marque symboliquement la limite expresse où on doit mettre bas les armes. Voilà « l’acte inhabituel », « l’acte différent de l’agir usuel » qui seul peut être proprement qualifié d’acte, acte inhabituel étant un pléonasme. Une action est toujours usuelle, un acte toujours inhabituel. Ceci dit, l’exemple de la transgression est insuffisant parce que César ne fait qu’enfreindre l’interdit, que subvertir la coutume. Dewey éclaire différemment l’arrachement à l’habitude, qu’il ne s’agit pas seulement de braver, de renverser, d’inverser, mais bel et bien de supplanter, en mettant autre chose à sa place. Une action (habituelle) ne peut être abrogée que par une autre action (inédite). On ne se débarrasse d’un comportement qu’en en adoptant un autre. Ce pourquoi un acte n’est pas réellement autre chose qu’une action (ce serait retomber dans une version du dualisme) mais un concept désignant le surgissement d’une action qui fait pièce à une autre. On pourrait appeler conversion, mais le terme est trop connoté, l’engagement dans une nouvelle ligne d’action. Convertere, c’est se tourner vers, se retourner, ici, tourner le dos à la ligne d’action habituelle en envisageant, du même coup, autre chose, une autre « série ». Bref, on ne s’affranchit de quelque chose qu’en initiant autre chose. Çà n’a peut-être l’air de rien mais cette conclusion vient bouleverser l’idée qu’on se faisait des rapports de la volonté au comportement d’une part, et du rapport des fins aux moyens d’autre part, puisqu Dewey en vient à dire que « de toutes les actions intermédiaires, la plus importante est la prochaine (the next one). Le premier des moyens est la fin la plus importante à trouver ». Ainsi, non seulement n’y a t il aucune différence de nature entre fins et moyens, mais de plus, dans la série d’actions par lesquelles les moyens oeuvrent, c’est la première de ces actions qui représente la finalité conférant l’acte. Me vient l’image de l’aiguillage qui fait qu’en décalant de quelques centimètres le rail mobile, on détourne le convoi dans une tout autre direction. Une aiguille, n’est-ce pas ce qu’il y a de plus ténu, et l’aiguillage n’est-il pas le lieu d’une conversion, d’un changement d’angle ? Dewey signale que la découverte de ce que nous avons appelé un acte, l’action inédite qui subvertit l’action habituelle, ne peut s’opérer que dans un « mouvement de flanc », non pas en s’opposant frontalement à l’action qu’on veut inhiber, mais en s’en détournant, par une prise d’angle, qui vient à en considérer une autre n’entretenant pas de rapport avec la précédente. Il faut trouver l’aiguillage qui, partant de la voie unique, s’en écarte, trouver ce point de cliquet qui permet d’abandonner le cours prédictible de la série dans laquelle on s’inscrivait, volens nolens.

 

Dernier point avant d’aborder le chapitre 3, l’unité consubstantielle des moyens et des fins n’empêche pas un certain raffinement dans l’analyse. Que « les moyens et les fins soient les deux noms d’une même réalité » interdit seulement (mais drastiquement) de concrétiser une « distinction dans le jugement » en « division dans la réalité ». Le dualisme n’est condamnable que lorsqu’il fait d’un distinguo purement conceptuel la promotion d’une différence réelle. L’analyse, et donc la décomposition de la réalité en éléments abstraits, est une nécessité de la pensée, mais celle-ci n’a aucun titre à hypostasier ensuite les éléments de son analyse, ce qu’elle a naturellement tendance à faire. Ainsi, il y a bien une différence entre fin et moyen, pour autant que « Fin est le nom d’une série d’actions prises collectivement –comme le terme armée. Moyen est le nom de la même série prise distributivement –comme ce soldat, cet officier » (36). Où l’on voit que les moyens constituent la fin qui n’est donc pas quelque chose de différent d’eux, mais simplement leur somme, ou plus exactement leur sommation. La fin consiste en moyens. La fin est la concaténation des moyens, pierre sommitale que rien ne distingue des pierres de base et des pierres intermédiaires, sinon qu’elle termine la série. La fin résulte du dernier moyen résultant du précédent... Aussi « dire que la fin est distante ou lointaine, dire en fait qu’elle n’est pas une fin du tout, revient à dire que des obstacles s’immiscent entre elle et nous » et que nous devons pour les surmonter « changer dans ce qui doit être entrepris le quoi en comment », et traduire ainsi les fins en moyens. Les finalités, au sens classique de but à atteindre par la volonté, s’expriment en propositions inopérantes. Je ne veux plus boire décrète l’alcoolique, et cette déclaration sincère périclite en vœu pieux parce qu’elle ne comporte pas de caractère opératoire, d’efficace pratique, le quoi ne se dépliant pas de lui-même en comment. Les obstacles au désir sont réels, situationnels, et partant, radicalement sourds à la « voix de la conscience », fût-elle « terrible », comme la décrivait Kant au fameux paragraphe 13 du chapitre 1 de la Doctrine de la Vertu. La conscience, on le sait, ne fait pas partie de l’appareil notionnel du pragmatisme (W.James, dans la conscience existe-t-elle ? répondait par la négative) qui lui préférera le « caractère », lequel fera justement l’objet des investigations du chapitre 3.

 

 

 

 

III. Character and Conduct

 

Caractère ET conduite. Dès la première phrase, Dewey nous assure que cette copule ne conjoint pas deux choses différentes, mais que là encore, nous avons affaire à la même chose considérée sous deux aspects différents. La philosophie morale s’est employée à séparer le mobile de l’acte en affirmant que « seuls la volonté, la disposition, le mobile comptait moralement, que les actions sont extérieures, physiques, accidentelles, que le Bien moral (moral good) est différent du bon en acte (goodness in act) dans la mesure où ce dernier ne se mesure que par ses conséquences alors que le Bien, ou la vertu, est intrinsèque, autosuffisant, un joyau brillant de son propre éclat » (43). Opposer le Bien au Bon revient à confronter le kantisme à l’utilitarisme de Bentham. Cette confrontation dure toujours dans la philosophie américaine, et il est loisible de la retrouver, par exemple dans l’œuvre de John Rawls, notamment au chapitre 3 de sa Théorie de la justice. Mais justement, Dewey va faire l’économie de cette opposition et de cette confrontation. Aussi ne vais-je pas m’appesantir sur l’opposition du Bien et du Bon, en dépit de l’intérêt qu’elle présente. Disons simplement que ces deux notions renvoient à des plans différents, celui du devoir et celui du désir. Le bien est ce qu’on doit faire, le bon ce qu’on veut avoir (ce n’est certes pas un hasard si goods signifie marchandises, biens de consommations, produit qui satisfait une demande). Le Bien est l’indice d’une conformité aux commandements de la Loi universelle, le Bon est le corrélat d’une satisfaction. Le Bien définit l’objet de la Morale pour autant qu’il ne se confond pas avec le plan pragmatique (ici au sens de Kant) qui a pour finalité le bonheur. La Morale (kantienne) n’entretient pas de rapport avec le désir (et donc avec son éventuelle satisfaction). La psychologie transcendantale comme la psychosociologie utilitariste font fausse route en faisant résulter le bien et le bon d’une faculté, que ce soit la volonté ou le désir (ce que Spinoza appelait volition). En fait Volition et volonté sont les oripeaux de l’habitus, toujours lui, en tant qu’il comprend « les dispositions actives qui poussent un homme à faire ce qu’il fait » (je force légèrement le sens de la phrase qui dit : « …the body of habits, of active dispositions which makes a man do what he does ».43). Point de volonté ni de désir à l’origine de l’action, donc, mais une disposition. « Une disposition signifie une tendance à agir, une énergie potentielle ne demandant qu’une opportunité pour s’animer et se manifester ».

 

« Concrètement, la volonté signifie habitus ». Qu’est-ce à dire ? Les habitus (je m’opiniâtre à traduire inlassablement habits par habitus) « sont des ajustements à l’environnement » mais cet « environnement est multiple et non singulier, aussi la volonté, la disposition est-elle plurielle… Parce que l’environnement n’est pas tout d’une pièce, la demeure de l’homme est divisée en elle-même, contre elle-même » (52). Cette pluralité permet de comprendre pourquoi le terme d’ajustement, ou plus fréquemment d’adaptation, si souvent reproché à Dewey, ne convient pas, bien qu’il soit difficile d’en trouver un meilleur. L’adaptation tend à nous faire accroire qu’elle impose une soumission, une reddition, que l’organisme s’adapte à l’environnement, le ressortissant à sa culture, et jamais l’inverse. Or ce schéma est simpliste, du fait même que « l’environnement n’est pas tout d’une pièce ». A cette multiplicité du milieu, répond la pluralité des dispositions, et cette double démultiplication offre à la relation une latitude, un espace de jeu dans lequel quelque chose comme un « progrès » peut avoir lieu. Ce progrès ne peut provenir d’une subjectivité qui imposerait au milieu, par la force de sa volonté, son « idée »du bien. Une telle idée est toujours seconde. On ne conçoit pas, in petto, une idée d’un bien d’abord imaginaire ou abstrait pour le réaliser ensuite dans le monde extérieur, car manque à ce schéma le maillon inaugural. « Un homme affamé ne peut concevoir la nourriture comme bonne que s’il l’a effectivement éprouvée comme telle par expérience. La satisfaction objective vient en premier. » (53). Que les denrées viennent à manquer lorsque la faim à nouveau le tenaille et l’imagination supplée alors un temps à la carence, l’objet de l’appétit menant à ce moment une existence subjective. « La manifestation instante de l’habitus, déboutée [par l’environnement] , s’affirme dans l ‘idée » (The habit denied overt expression asserts itself in idea).

 

Dans ces conditions, la morale subjective ne peut s’autoriser que d’une « fausse psychologie » qui isole le moi en excluant de la moralité ce qui seul peut la fonder, à savoir les mœurs considérés comme « habitus dans leurs conséquences objectives » (57). C’est seulement de ces conséquences qu’on peut dire qu’elles sont bonnes ou mauvaises, et non des « idées » qui se prétendent leur cause. Ainsi, « la faim, la peur, la sexualité, la grégarité, la sympathie…n’expriment pas des forces qui seraient primitivement psychiques ou mentales. Elles dénotent des modes de comportement…et pour comprendre l’existence d’habitus, nous devrions certainement nous tourner vers la physique, la chimie et la physiologie plutôt que vers la psychologie » (62).

« Ceux qui briguent le monopole du pouvoir social trouvent désirable la séparation de l’habitus et de la pensée, de l’action et de l’âme, si caractéristique de l’Histoire. Car le dualisme leur permet de revendiquer la conception et la planification, reléguant les autres au rôle docile, quoique éventuellement maladroit, d’exécutants. Tant que ce schéma ne sera pas modifié, la démocratie est vouée à être pervertie dans sa réalisation. Avec notre système actuel d’éducation – qui dépasse largement la scolarisation- la démocratie multiplie les occasions d’imiter, au détriment de la pensée en acte. Si le résultat apparent est plutôt la confusion qu’une discipline ordonnée des habitus, c’est parce qu’il il y a tellement de modèles d’imitation en concurrence qu’ils tendent à s’annuler les uns les autres, de telle sorte que les individus ne bénéficient ni [du modèle] de l’entraînement uniforme, ni [du modèle] d’une adaptation intelligente » (72).

 On retrouve là une des antiennes de Dewey sur, sinon la cause, du moins la raison sociologique du dualisme : il permettrait une division avantageuse de la société en décideurs et exécutants. Dewey affirmait, je crois que c’est dans Démocratie et Education, que la métaphysique platonicienne s’enracine dans la structure esclavagiste de la société athénienne. Le travail étant servile, on le méprise en se consacrant aux activités intellectuelles contemplatives qui mènent à la politique, apanage des hommes libres. La Σχολη signifie loisir, temps libre, dégagé des obligations triviales, avant de désigner l’étude et l’école. Le social power se prévaut donc de la séparation ontologique de l’esprit (contemplatif) et de l’action. On notera l’opposition de l’imitation et de la « pensée en acte » (thought in action) qui discrédite d’entrée toute transmission, pour autant que la « pensée en acte » mobilise une appréhension de ce que la situation à laquelle on est confronté a d’inédit. Imiter, c’est reproduire un schéma comportemental sans l’ « adapter » (maître-mot de la moralité deweyenne), c’est reproduire et donc pétrifier l’habitus en habitude, en addiction, en jouissance, au sens lacanien du terme. Le « système actuel d’éducation » (mais peut-on parler de système lorsqu’il ne s’agit que d’un empilement confus de « modèles » ?) nous fait abandonner le modèle de la transmission-imitation-reproduction sur le principe de l’obéissance, sans donner accès à la guidance de « l’adaptation intelligente ».

 

 

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21 novembre 2007 3 21 /11 /novembre /2007 22:29

21 11 07

Chers étudiants du Master 2,

le blocage de notre université ne permet pas de prévoir pour le moment une programmation des futurs cours. Afin que le semestre ne soit pas en partie perdu, j'ai mis en ligne à votre intention des passages commentés de Human nature and conduct. D'autres suivront si le mouvement se prolonge (mais je serai bien sûr, comme les semaines précédentes, présent sur le site de l'université aux heures de cours). Je vous rappelle que l'ouvrage de Dewey est intégralement consultable pour ceux qui lisent l'anglais sur le site du Mead Project : www.brocku.ca/MeadProject/Dewey/Dewey_1922/Dewey1922_toc.html.

Cela vaut la peine de vous y reporter puisque mes traductions sont, par nécessité, parcellaires ou synthétiques. J'ai souvent mis entre parenthèses la locution originale lorsqu'il m'a paru opportun de restituer quelque chose du vif des formules de Dewey.

Je vous rappelle également que vous pouvez me joindre par mail, soit sur pg.berthier@laposte.net , soit sur patrick.berthier@yahoo.fr

Bon courage à tous et bonnes lectures.

PB  

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21 novembre 2007 3 21 /11 /novembre /2007 20:00

Commentaire de Human Nature & Conduct[1], Première partie (La place de l’habitus dans le comportement).

 

 

 

Dès l’introduction, Dewey relance ce qui constitue la grande offensive contre le dualisme qui charpente toute son œuvre. La séparation de la Morale des mœurs coutumières contraint l’humanité à vivre dans « deux mondes, l’un actuel, l’autre idéal » (8). Ce qui fait de la liberté de la volonté (freedom of will), une faculté séparée de la « nature humaine ». Dewey entend mettre fin à l’impossible tentative de vivre dans deux mondes séparés »(12), et en conséquence, « détruire la distinction figée entre l’humain et le physique, comme celle entre le moral et le politique ».

la page 8 désigne clairement l’adversaire sous les auspices métaphysiques de la volonté, « freedom of will », volonté qu’une morale « basée sur les faits » (morals based upon concern with facts p.12) doit abattre en tant que cette volonté libre instaure un deuxième monde non relié au premier. On voit la pointe anti-kantienne que peut représenter une « morale basée sur des faits » et qui donc tourne résolument le dos à une morale du pur devoir, de la Loi transcendante, étrangère à toute information venant de la sensibilité.

 

 

 

Chapitre 1 : Habits[2] as Social Functions

 

 

« On peut comparer les habitudes à des fonctions physiologiques comme la respiration ou la digestion ». Dewey avait osé le même type de comparaison avec la pensée dans Experience & nature.

Il s’agit en fait de quelque chose de plus que d’une simple comparaison, disons une identification. Les habitudes SONT des fonctions et il n’y a pas vraiment de différence de nature entre une fonction sociale et une fonction physiologique. Une fonction requiert la « coopération de l’organisme et de l’environnement » (14). « La respiration est aussi bien l’affaire de l’air que celle des poumons ».

« Le même air qui dans certaines conditions ride un plan d’eau ou détruit des édifices, dans d’autres conditions purifie le sang et transmet la pensée. Le résultat dépend de ce sur quoi l’air agit. » (15). Dewey n’écrit pas le mot mais c’est bien la symbiose qu’il décrit. L’organisme et l’environnement agissent de concert et pas l’un sur l’autre comme si l’un était sujet et l’autre objet. Ce sont les fameuses « conditions » qui les mettent en rapport qui définissent l’issue (outcome) du processus. L’air n’est ni dévastateur ni purificateur en soi, pas plus qu’il n’est chaud ou froid en soi. Et c’est bien cet en soi de la métaphysique, comme propriété inhérente, dont on doit faire l’économie. L’organe n’est pas pensable hors de sa fonction, et celle-ci ne peut être découplée de l’environnement. Attribuer une « fonction » (au relent nécessairement physiologique) aux habitudes conduit à « ramener la morale sur Terre » (It brings morals to earth, 16). Le terme anglais lui-même permet d’ailleurs facilement ce rapatriement terrestre, morals désignant aussi bien la Morale que les mœurs, et c’est bien à cette indistinction étymologique que Dewey entend nous ramener. La Morale n’est rien de subjectif, elle n’est pas l’affaire d’un « sujet » dans l’exacte mesure ou elle se trouve tout entière, sans reste, investie dans les mœurs.

 « L’honnêteté, la chasteté, la malice, la quérulence, le courage, la frivolité, l’application, l’irresponsabilité ne sont pas la propriété privée d’une personne. Ils sont l’adaptation à l’œuvre de capacités personnelles avec les forces environnantes ». (They are working adaptations of personal capacities with environing forces). Cette dernière phrase souligne le caractère participatif de l’investissement personnel qui rassemble des « capacités » qui ne sont rien en dehors de leur capacité, justement, à s’adapter, c’est-à-dire à se modifier. D’où le terme de working adaptation, non pas l’application d’une capacité préétablie à un milieu invariant, mais le « travail » (au sens où le bois travaille, se déforme, « joue ») d’une force aux qualités plastiques dans son ajustement à un environnement évolutif.                                « Les vertus et les vices sont des habitudes qui incorporent des forces objectives. Ce sont des interactions d’éléments fournis par la constitution (make up) d’un individu avec des éléments donnés par le monde extérieur. Elles peuvent être étudiés aussi objectivement que les fonctions physiologiques ». Ce qui, en raccourci, paraît assez saisissant : les vertus et les vices sont (comme) des fonctions physiologiques (puisqu’ils peuvent être étudiés comme telles). Traiter des vertus et des vices comme de simples habitudes revient évidemment à leur dénier tout caractère « moral » au sens où, à la différence des mœurs qui ne caractérisent que des comportements culturels, la morale en appelle à un critère axiologique de discrimination du bien et du mal, à tout le moins, du bon et du mauvais. Dewey ne se contente donc pas de ramener la morale sur terre, il rabat se faisant la morale sur les mœurs et les vices et vertus sur l’habitus. 

Dewey consent toutefois à spécifier l’habitude comme fonction sociale : ce qui la sépare d’une fonction physiologique tient à ce qu’elle ne peut se concevoir individuellement. Si l’on excepte les robinsonnades, le comportement suppose toujours la dimension de la présence de l’autre, et donc sa réaction, complice ou réprobatrice. Soit un monde commun où la neutralité n’a pas cours. « La conduite est toujours partagée …Ce n’est pas par obligation éthique que la conduite doit se faire sociale (It is not an ethical " ought " that conduct should be social). Elle est sociale de toute façon, en bien ou en mal. » (17). Là encore, le procédé du raccourci, dont je me permets d’abuser pour les besoins de la cause, me paraît éclairant : la conduite est toujours sociale, ce qui signifie que, étant «toujours sociale », elle n’est jamais « morale », n’ayant aucun besoin de l’être. On n’a pas besoin d’implanter la morale dans le social pour le rendre tel, il l’est déjà ! La civilisation ne naît donc pas d’une opération de dressage du naturel par une instance qui y échapperait.  Dewey ne perd pas de vue sa critique du kantisme. On sait que chez ce dernier, la Morale ne repose que sur des principes purs, c’est-à-dire indépendants de la sensibilité et des intérêts. La morale définit un pur « devoir être » (le ought to de Dewey) édicté par les « lois morales qui déterminent entièrement a priori (sans tenir compte des mobiles empiriques) le faire et le ne pas faire ».[3] Commentaire de Hegel dans les Principes de la Philosophie du droit : « ce qui manque, c’est l’articulation avec la réalité » (§ 136). Lapidaire mais décisif ! Dans le même texte, tout en saluant le mérite de Kant, Hegel oppose la Moralität, loi que le sujet autonome se donne à lui-même, à la Sittilchkeit en tant que les mœurs (Sitten) proviennent de l’habitude et constituent une seconde nature. C’est cette nature, seconde mais nature tout de même, qui va permettre à Dewey de physiologiser les conduites et la morale.

Au §9 d’Aurore (Begriff der Sittlichkeit der Sitte, concept de la moralité des moeurs), Nietzsche écrit : « La Sittlichkeit n’est rien d’autre (et donc surtout rien de plus) que l’obéissance aux mœurs, quelles qu’elles soient ; or les mœurs sont la façon  traditionnelle d’agir et d’apprécier. Dans les situations où ne s’impose aucune tradition, il n’y a pas de moralité ; et moins la vie est déterminée par la tradition, plus le domaine de la moralité diminue ». On voit que l’idée selon laquelle la Morale est réductible aux mœurs vient de Nietzsche, et qu’elle désavoue complètement l’idée kantienne d’une morale du devoir. Dewey en tire cette conséquence qu’on ne peut intervenir directement sur le comportement puisque la moralité n’est qu’illusoirement l’obéissance à une loi interne ou intériorisée qui viendrait s’appliquer aux actes du sujet, comme si la conscience, instance extra-physiologique, pouvait commander au corps comme un officier à son bataillon. Le problème est si délicat qu’il n’en finit pas, aujourd’hui encore, de rebondir. Vincent Descombes lui a consacré récemment un gros ouvrage, Le complément de sujet : enquête sur le fait d’agir de soi-même (Gallimard, 2004), dans lequel il s’interroge, à partir de Kant bien sûr, sur la possibilité de se commander soi-même (il conclut par la négative, ce qui comblerait d’aise Dewey). Bref, il ne semble pas y avoir de prise directe de la volonté sur l’acte : « On ne peut changer l’habitus[4] directement, ce serait de la magie. Mais il est possible de le changer indirectement en en modifiant les conditions. »(20). Voilà la clef. Si l’habitus  reste sourd aux injonctions imaginaires de la conscience, il se montre en revanche sensible aux « conditions » environnementales dans lesquelles il s’exerce. Est-ce à dire qu’on doive désormais verser le concept de volonté aux oubliettes de l’histoire, vieille guenille impropre à remplir le moindre rôle en éducation ? En fait, il convient surtout d’en revisiter le sens et de se débarrasser de ce qui en faisait une entité métaphysique. Aussi le deuxième chapitre est-il consacré aux rapports de l’habitus et du vouloir.

 Chapitre 2 : Habits and Will

 

“L’ habitus a prise sur nous parce que nous sommes l’habitus” (24). Cette définition instaurant égalité entre nos mœurs et nous-mêmes évacue du même coup toute prétention à un moi, un « je » en retrait de ses actes, un stoïque quant-à-soi qui pourrait se désolidariser à volonté du cours des événements, un cogito qui pourrait divorcer de l’acteur social, pris dans les rets de sa culture, de son milieu et des « urgences de la vie ». Ce serait le moment peut-être de relire, en regard de ce chapitre, l’analyse proustienne du « je » de l’écrivain dans son Contre Sainte-Beuve. Je n’ai évidemment pas le temps ici de m’appuyer durablement sur ces pages éloquentes où Marcel Proust soutient, contre « l’analyse botanique pratiquée sur les humains » à quoi se réduit selon lui la méthode biographique, « qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ». Les mœurs de l’homme n’explique rien du travail de l’auteur. La vie de l’homme ne dit rien du vif de l’œuvre. Je n’insiste pas, vous renvoyant au texte proustien (La Méthode de Sainte Beuve) qui est à peu près contemporain de celui de Dewey que nous étudions (un peu antérieur je crois). Sommes-nous l’habitus ou sommes-nous « cet autre moi qui le seul moi veut être » comme le déplorait Sosie dans l’Amphitryon de Molière ? Qui de l’habitus ou de la conscience solipsiste peut revendiquer le moi ? Dewey tranche sans ambages :

 

« une prédisposition formée par plusieurs actes spécifiques est immensément plus intime et fondamentalement nôtre que ne peuvent l’être de vagues choix conscients. Les habitus …constituent le self. Dans tous les sens du mot volonté, ils sont volonté (In any intelligible sense of the word will, they are will.) » (25).

 

 

 Will, la volonté, bien sûr, mais aussi l’intention, le libre arbitre, le souhait… où l’essentiel  tient peut-être à l’opposition entre volition (l’envie de) et volonté (comme faculté décisionnelle, libre arbitre), qui s’incarne dans la dichotomie du penchant (psychologie) et du devoir (morale). Il y aurait lieu ici d’appeler à la rescousse le Wille schopenhauerien : « et comme ce que veut la volonté est toujours la vie (Und da was der Wille will immer das Leben ist), c’est une même chose et un simple pléonasme quand nous disons la volonté de vivre (der Wille zum Leben) au lieu de dire la volonté tout court » (cité dans le Lalande, article Volonté). On peut aussi rappeler ce passage saisissant du §29 du Monde comme volonté… : « L’absence de tout but et de toute limite est essentielle à la volonté en soi qui est un effort sans fin », ou celui du § 56 : « La volonté manque toujours totalement d’une fin dernière, désire toujours, le désir étant tout son être ; désir que ne détermine aucun objet atteint, incapable d’une satisfaction dernière… la souffrance est le fond de toute vie ». Le bon docteur Lacan semble avoir entendu la leçon, même si on cite plus volontiers Hegel parmi ses sources d’inspiration.

 

 

Les habitus sont la volonté, sont le self. Cette équation réduit évidemment à néant toute instance extérieure et antérieure au seul domaine de l’action. Le pragmatisme revendique une théorie générale de l’action, une logique de l’enquête dans laquelle les conséquences renseignent sur les causes qui les ont produites. « Nous sommes l’habitus » et celui-ci est en variation continue. C’est, avant Deleuze, la prémisse du devenir.

 

« Il est aussi raisonnable de s’attendre à ce qu’un feu s’éteigne si on lui ordonne de cesser de brûler que de supposer qu’un homme peut se tenir droit par le seul effet d’une action directe de la pensée. On ne peut venir à bout de l’incendie qu’en changeant les conditions objectives ; c’est la même chose dans la rectification d’une mauvaise posture » (29). Dewey réfute ici la possibilité d’une efficace de la volonté, d’une action causale de la pensée. Changer, revient à changer les « conditions objectives » de la situation. Tout changement suppose une médiation puisque l’incidence directe sur le sujet se révèle impossible. On ne modifie une habitude qu’en agissant sur les conditions objectives qui l’initie. « Tiens-toi droit » serait une injonction vouée à l’échec. L’idée qu’une habitude puisse changer de nature par un “ordre (ou un effort) de la volonté” est “absurde” dit à peu près Dewey quelques lignes plus haut. C’est assez souligner l’impossibilité d’isoler la volonté comme force agissante indépendante. La notion même de volonté semble rabattue sur celle de désir. Référence implicite à la volition spinoziste ?

 

« Le contrôle du corps est physique, et par conséquent extérieure à l’esprit et à la volonté » (30). Le psychisme ne commande pas au physique. La relation d’obéissance est endogame, façon de dire qu’elle ne se comprend pas en référence à une instance qui en appellerait à des principes autres que ceux de la causalité naturelle.

 

« La formation et l’exécution des idées dépend de l’habitus …une idée ne prend forme et consistance que si elle est soutenue par un habitus .» Contrairement à ce que pense l’intellectualisme, cette doctrine philosophique qui postule une vie de la pensée autonome, les idées n’émanent pas d’un processus sui generis, d’une sphère noétique indépendante, elles sont le produit de l’habitus. Il suffit pour s’en convaincre d’analyser convenablement l’exemple déjà utilise de l’injonction à se tenir droit. On ne peut s’y soumettre que si on a déjà effectivement adopté au moins une fois cette posture. « L’acte doit venir avant la pensée et l’habitus avant l’habileté à produire la pensée volontaire. La psychologie ordinaire inverse l’ordre des choses.  Les idées, les finalités, ne sont pas générées spontanément. Il n’y a pas d’immaculée conception des intentions. » La formule est des plus percutantes. La signification vient de l’action qui elle-même est fonction de l’habitus. La pensée qui donne sens vient après-coup, comme le tonnerre après l’éclair. Aussi le rapport de causalité est-il renversé, ce qui ne manque pas de nous désarçonner tant nous sommes accoutumés et même inféodés à la « psychologie ordinaire » qui fait procéder l’action de la pensée. Comment comprendre (et accepter !) que cette dernière pourrait n’en être pas  le déclencheur ? Peut-être en ayant recours à des considérations qui sont à la fois épistémologiques et esthétiques. Je pense en l’occurrence à ce qui se dit aujourd’hui de la notion très en vogue de bootstrap, notion qui vient de la physique du cosmos pour rendre compte de l’autocréation de l’univers, mais qui sert en ce moment un certains nombre de desseins philosophiques et psychanalytiques. Comment rendre compte d’un processus inchoatif qui n’aurait pas de précédent, de fondement préalable, de déclencheur extérieur ? Voilà comment on peut décrire un geste artistique qui ne prendrait pas son origine dans une préconception de l’artiste :

«  Il faut n'avoir jamais tenu un pinceau en main pour croire que l'artiste sait par principe ce qu'il va peindre avant de peindre. C'est souvent une interaction subtile entre l'intention et la matière qui va causer l'apparition de ce qui n'existait pas auparavant, ni dans le monde, ni dans la tête de l'artiste. A chaque instant, une foule de propositions émerge, des poussées élémentaires qui habitent le vide. Une série de sélections s'opère, de façon plus ou moins consciente, par lesquelles l'artiste retient certaines propositions et en ignore d'autres, exploite ce qu'il voit au moment où il le voit. C'est une co-création entre son esprit, la matière et le temps. Le grand artiste a l'esprit vide. Il va où son mouvement l'emporte. Pour savoir ce que l'on veut peindre, disait Picasso, il faut commencer à le peindre. Si surgit un homme, je peins un homme, si surgit une femme, je peins une femme. »[5]

Cette description du geste plastique me semble illustrer parfaitement l’expérience deweyenne, et plus précisément l’aspect anti-fondationiste de celle-ci. Le geste du peintre n’a pas d’antécédent, de précédent, de principe a priori. Il provient des « poussées [sic] élémentaires qui habitent le vide ». Pas de raison pure pour l’artiste à « l’esprit vide » qui « va où son mouvement le porte ». Pas de « remplissement » phénoménologique, le mouvement ne remplit rien, il effectue dans le vide, comme le baron de Münchhausen tirant sur ses bootstraps , ses tire-bottes,  pour se désembourber. Bootstrapping. Le geste du peintre est à la lettre une performance puisque la peinture est performative quasi au sens d’Austin, elle « fait » de sa propre autorité, de sa propre vacuité, quelque chose à partir de rien. Comment un simple flatus vocis en vient-il à avoir des effets ? Comment un mot d’ordre est-il possible ? Comment le tableau peut-il se peindre sans précédent ? Bootstrap. Création ex vacuo. Une création sans créateur. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que le terme existe à la forme verbale sous laquelle il signifie une action menée sans secours ni aide extérieur où il est synonyme de : se débrouiller tout seul, par soi-même. Quand il peint, le peintre bootstrap, il improvise, son pinceau l’entraîne, ou plutôt le geste qui le tient. En est-il de même de l’homme qui veut se tenir droit ? Pas exactement, mais lui non plus n’agit pas en fonction d’une idée préconçue, lui aussi « va où son mouvement l’emporte », pour lui aussi, l’acte vient avant la pensée.

« La raison pure de toute influence d’habitus antérieurs est une fiction. Mais de pures sensations qui produiraient des idées sans lien avec l’habitus sont tout aussi fictives. » (31).

Cette éviction conjointe dans la fiction de la raison et de la sensation, met un terme à toutes les tentatives de synthèses par lesquelles le kantisme s’ingéniait à distiller les sensations et perceptions dans les cornues des catégories de l’entendement. Dans les pages suivantes, la notion kantienne de synthèse se verra remplacée par celle de filtre. Que gagne-t-on à cette substitution ? Peu de choses apparemment puisque le filtre n’étant pas neutre se présente comme « réagencement » des données. La synthèse ne faisait pas autre chose, mais c’était une opération entre intellection et sensation alors qu’ici il ne s’agit plus d’un truchement entre deux composants mais d’une boucle de l’expérience qui produit l’habitus. La synthèse était rencontre d’une structure formelle et d’un « remplissement » sensoriel, d’une forme et d’une matière,  Υλη et Μορφη. Le filtre tamise matériellement un soluté matériel. L’habitus vient de l’expérience et s’y soumet de nouveau sans cesse. Ce qui est « reçu » est « réarrangé » puis « reçu » à nouveau, ad libitum.

 

 « L’habitus filtre la totalité du matériau atteignant la perception et la pensée. Ce filtre n’est pas chimiquement pur. C’est un réagencement qui ajoute de nouvelles qualités et réarrange ce qui est reçu. Nos idées dépendent véritablement de l’expérience, et nos sensations aussi. Et l’expérience de laquelle ils dépendent tous deux est une opération de l’habitus- originellement de l’instinct ». L’habitus prend donc fonctionnellement la relève de l’instinct. C’est l’instinct rendu plastique, « malléable », évolutif. Sur ce point, il faudrait probablement consulter l’article de Dewey The influence of Darwin on Philosophy et celui intitulé The evolutionary method as applied to morality. L’habit supplée à l’instinct. Même fonction de « filtre » réarrangeant les rapports de l’organisme à l’environnement. Mais la boucle est plus complexe avec l’habit. 

 

our ideas are as dependent, to say the least, upon our habits as are our acts upon our conscious thoughts and purposes. (32) [voici la boucle de l’habitus à l’oeuvre : nos actes prémédités dépendent d’intentions qui dépendent des habitus. ]

 

« Soit une mauvaise habitude et la « volonté » (will) d’obtenir contre elle un bon résultat, ce qui se passe n’est autre que le renversement ou l’effet en miroir de la faute considérée – une torsion compensatoire dans la direction opposée (a compensatory twist in the opposite direction). Le refus de reconnaître ce fait ne peut conduire qu’à une séparation du corporel et du spirituel, et qu’à la supposition de mécanismes mentaux ou « psychiques » différents et indépendants de ceux qui régissent les opérations du corps. Cette notion est si profondément ancrée qu’une théorie aussi « scientifique » que la psychanalyse moderne pense que les habitudes mentales peuvent être extirpées grâce à de pures manipulations psychiques sans référence aux distorsions de la perception et de la sensation dues aux mauvais maintiens corporels (bad bodily sets). L’autre face de cette même erreur se trouve dans cette notion de la neurophysiologie « scientifique » selon laquelle il suffit de localiser la cellule défectueuse ou la lésion locale, indépendamment du complexe organique des habitus, pour rectifier le comportement » (34).

 

Le passage rejette et renvoie dos à dos les deux paradigmes « scientifiques » rivaux de la psychanalyse et de la neurologie qui souffrent en fait d’une commune erreur de séparer en domaines distincts ce qui relève de la conscience et ce qui concerne la physiologie. Détacher la « réalité psychique » de la « réalité objective », comme le fait Freud en conclusion de la Traumdeutung, c’est réintroduire la vieille illusion dualiste sous une forme inédite. Mais rabattre le psychique sur la physiologie conduit à l’erreur symétrique inverse qui perd de vue les habitus et donc le sens même des « conduites ». La pure physiologie se prive d’une composante essentielle de l’expérience, le « filtre » réagençant constamment sensations et « pensées » en une synthèse continue. On notera le « will » dont les guillemets soulignent le caractère problématique. Evoquer la volonté n’est qu’une façon de parler, une métaphore.  L’erreur psychanalytique tient à l’hypostase psychique qui lui fait corrélativement négliger la part du corps (bodily sets). Convertir une mauvaise habitude en bonne consiste à imprimer à la mauvaise « une torsion compensatoire dans la direction opposée » selon un renversement « en miroir ». Je vois que je ne me tiens pas droit et compense en penchant du côté opposé. Ce n’est pas que j’aie une idée préconçue de la rectitude qui me la fait désirer, mais que l’image que le miroir me renvoie de ma posture ne me sied pas. L’exemple est évidemment magistralement choisi puisque se tenir droit  reprend une recommandation courante dans l’éducation des jeunes enfants en jouant sur le sens moral que prend straight quand il signifie « franc », droit dans le sens de la droiture. Autrement dit, on n’adopte une conduite qu’en « redressant » (straightened out) un comportement déjà existant. On ne peut se tenir droit que parce qu’on voit qu’on se tient mal. Cette analyse anticipe sur les développements phénoménologiques de Merleau Ponty sur la chair, le chiasme et l’entrelacs, thèmes peut-être déjà présents in uovo dès Les structures  du comportement. Se tenir droit ne réfère pas à un ordre de la volonté, mais à une réaction corporelle à une posture préexistante. La « bonne » habitude consiste en un twist de la mauvaise.[6]Le (bon) comportement ne procède que du (mauvais) comportement. Jamais ne vient interférer en position tierce quelque chose qui serait de l’ordre  d’un « will ». Le changement « résulte » (to get a good result) de la correction d’une « faute » objective, d’un comportement perceptible indésirable. Je ne me désire pas tel, voilà ce que me dit le miroir. Miroir dans lequel se reflète l’habitude, ainsi délivrée de l’insu et livrée à mon jugement, c’est-à-dire à un éventuel remaniement. Çà ne va pas, jugement thétique qui pose d’abord ou plutôt reconnaît le çà tel qu’il s’offre dans son inadéquation. Le « redressement » n’est que la « torsion »(twist) venant corriger la « distorsion » dès qu’elle est perçue comme telle (distorsions due to bad bodily sets).

« La répétition n’est d’aucune manière l’essence de l’habitus. …L’essence de l’habitus réside dans une prédisposition acquise à des modes de réponse et non à des actes particuliers…L’habitus désigne une sensibilité particulière à certaines classes de stimuli, prédilections ou aversions, plutôt que la simple récurrence d’actes spécifiques. Il signifie volonté .» (It means will).  (42).

 

« Habit…means will » ! Formule qui ne peut se comprendre que si l’on accepte que la volonté d’abord nous échappe, qu’elle n’entretient d’abord aucun rapport avec une quelconque liberté entendue comme libre disposition de ses actes, qu’elle est une force dont nous n’avons pas primitivement la maîtrise. L’habitude ne se définit pas de son caractère répétitif, caractère accessoire et même contingent puisqu’une habitude peut se manifester dans une seule occurrence comme l’indique l’exemple du meurtre. Dewey prétend en effet que même si l’homicide n’est pas le fait d’un récidiviste, il n’en exprime pas moins un habitus violent. Ainsi, un acte surgissant dans une occurrence unique n’en manifeste pas moins un habitus solidement implanté. L’habitude c’est la prédisposition, qui peut bien demeurer latente,  et comme récessive (entendant par là que la disposition ne devient effective, actuelle, que dans la rencontre avec des conditions favorables).



[1] La pagination renvoie à l’original, inédit en français, John Dewey, Human Nature and Conduct: An Introduction to Social Psychology. New York: Modern Library (1922), consultable en ligne sur le site du Mead Project : www.brocku.ca/MeadProject/Dewey/Dewey_1922/Dewey1922_toc.html

[2] Le dictionnaire américain Merriam Webster donne pour Habit : 3: manner of conducting oneself : bearing ; 4: bodily appearance or makeup <a man of fleshy habit>5: the prevailing disposition or character of a person's thoughts and feelings : mental makeup6: a settled tendency or usual manner of behavior <her habit of taking a morning walk>7 a: a behavior pattern acquired by frequent repetition or physiologic exposure that shows itself in regularity or increased facility of performance b: an acquired mode of behavior that has become nearly or completely involuntary <got up early from force of habit> c: addiction<a drug habit>

 

 

[3] Kant, Critique de la Raison Pure, II, chapitre2, 2° section, De l’idéal du souverain bien comme fondement pour la détermination de la fin dernière de la raison pure.

 

 

[4] Je décide de traduire habit par habitus dont le sens est, en latin, suffisamment général pour conserver les acceptions de l’anglais : manière d’être. Dewey rejette l’acception d’une habitude simplement habituelle, seulement définie par la récurrence d’un comportement (avoir l’habitude de).

[5] Elisa Brune dans : E.Gunzig, E.Brune, 2004, Relations d'incertitude. Ramsay.  Vous pouvez en lire une recension dans «  Éloge du Bootstrap. Retour sur La perversion ordinaire de J.-P.Lebrun par Thierry Florentin - 07/11/2007  sur le site Freud-Lacan.com.

 

 

 

 

[6] pour twist, le Merriam Webster donne : 3 d: to pull off, turn, or break by torsion <twist the nut off the bolt> e: to cause to move with a turning motion <twisted her chair to face the fire> et intransitivement : 2 a: to turn or change shape under torsion, et donne comme synonyme : writhe : se dégager en se contorsionnant..

 

 

 

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3 novembre 2007 6 03 /11 /novembre /2007 13:29

23 10 07

Le détour d'un grec par la Chine

 

Entretien avec François Jullien, 25 janvier 1998

 

 

 

Nous allons donc travailler sur Human Nature & Conduct, ce livre de psycho-sociologie dans lequel Dewey développe sa théorie des habits qui, relatinisés réapparaissent chez Bourdieu en habitus. C’est déjà extrêmement intéressant en soi qu’un texte dont on fait en général assez peu de cas, au point qu’il n’a jamais été traduit en français alors qu’il date de 1922, retrouve une éclatante fraîcheur par la grâce du sociologue français soixante ans plus tard (je rappelle que Bourdieu a convenu d’une très forte convergence avec Dewey sur l’habitus dans Réponses 1992, p. 98). Mais l’intérêt d’un retour exploratoire à Dewey excède sa reprise contemporaine, que ce soit par Bourdieu, par Cavell, par Rorty, ou même très indirectement par Deleuze ou par d’autres. Nous aurons bientôt l’occasion de voir, grâce à Pragmatism as postmodernism : lessons from John Dewey (à paraître fin décembre), la résurgence masquée de Dewey dans la littérature postmoderne et tout spécialement française. Mais encore une fois, si grand que soit cet intérêt pour Dewey comme source plus ou moins occulte de bien des pensées contemporaines, il est très largement supplanté par ce phénomène récent qui le met en phase avec un pragmatisme extra-occidental, qui lui est culturellement foncièrement étranger, et avec lequel pourtant il semble entretenir de nombreuses et puissantes affinités. Je pense naturellement à l’Inde et à la Chine, dont la croissance économique fulgurante montre assez l’aisance à se couler dans le libéralisme.

            Je laisse pour l’heure l’Inde de côté pour considérer un temps ce qu’il en est des rapports de la pensée chinoise à notre pragmatisme. Nous avons pour ce faire un spécialiste des deux cultures, philosophe de surcroît, en la personne de l’helléniste et sinologue François Jullien. Il a accordé à une brochette de psychanalystes lacaniens à Tokyo, un entretien dans lequel il dit des choses qui permettent de saisir toute l’importance de cette actualité du pragmatisme oriental. Il y va tout simplement de la subversion d’une culture, la nôtre, dont l’identité s’incarne essentiellement dans une philosophie dualiste exaltant la volonté et la liberté comme dépassement du déterminisme causal. Je ne crois pas exagéré de dire que la finalité éducative essentielle de l’école selon Alain, visait la constitution du « caractère » par la formation de la volonté. C’est assez dire l’empire métaphysique pris sur la « nature » humaine par la puissance du nouménal. Mais la volonté soulevait un problème philosophique de première grandeur car, si la volonté agit comme une cause, alors elle relève des sciences de la nature et est elle-même déterminée, donc elle n’est plus libre. Mais si elle l’est, comme indépendante du monde de la détermination, alors on ne voit pas comment elle pourrait agir sur ce monde et y avoir une efficace. Je laisse de côté l’aporie pour le moment. Il me suffit d’avoir évoqué la formation de la volonté dans le caractère comme but de l’éducation pour constater que le pragmatisme oriental semble dédaigner absolument la notion. Reste qu’évoquer un pragmatisme oriental ne va pas de soi et que le risque de l’abus de langage, de l’à peu près et de l’amalgame est patent. Il s’agira donc d’examiner la pertinence de la convergence des pragmatismes, de la rencontre de pensées monistes appartenant à des civilisations demeurées jusque-là relativement étanches.

            Je voudrais vous donner lecture de quelques passages de ce long entretien[1], entrecoupés de mes commentaires. Ceux qui connaissent déjà Dewey ou qui ont suivi le M1 l’an dernier ne manqueront pas d’y retrouver certains thèmes qu’on pouvait croire typique du libéralisme pragmatique anglo-saxon. Je commence :

 «  c'est vrai qu'elle [la Chine] est passée à côté de la métaphysique. C'est à dire de quoi ? C'est à dire du dédoublement du monde. La métaphysique, au fond, dédouble le monde entre deux plans, deux ordres du réel : le sensible et l'intelligible, ou le sensible et le spirituel, comme étant deux ordres incommensurables. C'est Platon, mais c'est aussi toute la tradition philosophique qui s'inspire de lui, et dont on n'est jamais complètement sorti. »

De fait, c’est Platon, mais aussi bien Kant, à deux mille ans de distance, puisqu’il s’agit de la distinction essentielle du monde phénoménal et du monde nouménal, deux ordres effectivement incommensurables puisque l’un répond au principe de causalité alors que l’autre se règle sur celui de liberté. C’est bien en ce sens que ce dernier peut être dit « métaphysique » car il est pur de toute attache sensible. La liberté signifie libération de la détermination physiologique, de ce que les classiques appelaient la finitude. On est fini, limité en tant qu’on a un corps. La liberté dans le monde n’a, de ce point de vue, pas de sens.  Il n’y a de liberté qu’extra-mondaine, là où les enchaînements de cause à effet ne valent plus.         Jullien nous dit donc deux choses capitales : d’abord que la métaphysique occidentale dédouble le monde de façon continue et quasi-inchangée depuis Platon, ensuite que la Chine, elle, ignore superbement ce bizarre dédoublement du réel. Or, s’il y a bien quelque chose contre lequel les pragmatistes ferraillent sans relâche, c’est bien ce même dédoublement, ce qui constitue une étonnante convergence, par delà les mers, les cultures et les époques.

« Ce qui me paraît intéressant en Chine, par différence, c'est qu'il n'y a qu'un seul ordre de réalité, à différents niveaux. Cet ordre commun de la réalité, c'est ce qu'on appelle Qi : souffle, énergie. Soit l'énergie, disons, coagule, se rigidifie, se densifie, ça fait des choses ; soit elle s'anime, elle reste fluide, communicante, ça forme l'esprit. Vous n'avez pas cette sorte de clivage initial, radical, entre un monde de la chose, du concret, et puis un monde de l'esprit, du spirituel, ou de l'intelligible. Il y a bien l'idée que le réel est à différents niveaux, et que l'un est plus précieux que l'autre, mais il y a transition du concret au spirituel. »

 

 

 

 

 

                             Voilà, « il n’y a qu’un seul ordre de réalité ». Un seul principe énergétique, le QI (rien à voir avec le Quotient Intellectuel !), se différencie en concret ou spirituel par condensation ou liquéfaction. Autrement dit, le spirituel et le matériel ne sont qu’une seule et même chose sous des guises diverses qui transitent entre les deux pôles d’un continuum, comme l’eau qui s’évapore en gaz ou se solidifie en glace sans cesser d’être une seule et même substance. « Le réel est à différents niveaux » tout en demeurant unique. Le pragmatisme occidental de la fin du XIX° et du début du XX°, avec W.James notamment, ne dira pas autre chose, Dewey ajoutant que la pensée et le langage sont en continuité avec les actions ustensilaires : « il y a transition du concret au spirituel », et non saut substantiel de l’un à l’autre. Les symboles et les mots ne sont que des outils intellectuels abstraits par décantation et élaboration successives à partir de situations concrètes. (cf. How we think). Le langage n’est que “l’outil des outils”, il ne constitue pas un monde symbolique avec ses lois propres, à la fois superposées et opposées au monde naturel. La réduction de tout phénomène et de toute chose existante, pensable, désirable, imaginaire à « un seul ordre de réalité » coupe court à la bataille des sciences puisque l’opposition des sciences de l’Esprit et des sciences de la Nature ne trouve plus d’aliment, le paradigme de l’expérimentation devenant commun à tout ce qui prétend au savoir rationnel. L’éviction du symbolique signe la fin de la coupure des sciences dures et des sciences dîtes humaines.

 

 

 

 

 

« A cause du dédoublement. Il y a ce quelque chose en dehors du monde auquel on peut avoir recours, que ça soit Dieu, le progrès de l'Esprit ou la croyance dans la Raison universelle. Il y a une instance qui permet de mettre le monde à distance et de l'évaluer par rapport à un autre possible. Mais quand on vit dans le pragmatisme total, qu'il soit chinois ou japonais, ce qui est gênant c'est qu'il n'y a pas de recours. »

 

 

       

 

 

        Dans ce « quelque chose en dehors du monde », vous reconnaissez ce que Legendre appelle la Référence, et DR.Dufour, le Grand Sujet, Dieu, l’Eglise, le Progrès, la Raison, la Nation, la Race, le Peuple, le Prolétariat… vous connaissez la liste des déclinaisons de cette instance métaphysique du « recours » (il vaudrait la peine de lister les acceptions de ce terme). Et bien la foi dans le grand sujet, c’est ce dont se dispense avec une complète désinvolture le pragmatisme chinois. Ce n’est pas moi, notez le bien qui qualifie ainsi la pensée chinoise, c’est Jullien. Il y a  une très grande civilisation plusieurs fois millénaire dont l’édification et la prospérité ne doivent absolument rien au dédoublement métaphysique. Quand on prend conscience de la montée en puissance démographique, économique et politique de la Chine, on comprend que son incidence culturelle ne sera évidemment pas neutre, surtout si elle entre en conjonction avec les valeurs investies dans l’american way of life. Les aires commercialement dominantes ont toujours imposé leur culture avec leurs produits. C’est aussi vrai de la poterie attique qui diffuse la langue et la pensée grecques dans tout le bassin méditerranéen, que du cinéma américain. Le pragmatisme cesse donc de se présenter comme une sorte d’exception culturelle nord-américaine, pour qualifier la pensée dominante à l’œuvre dans ce qu’il est convenu d’appeler la mondialisation ou la globalisation organisée en réseau, c’est-à-dire sans référence aucune à une direction, à un gouvernement et encore moins à « quelque chose hors du monde » qui viendrait garantir ce gouvernement des échanges, des ensembles politiques et culturels et enfin des individus dans leur quant-à-soi. L’idée de gouvernement, et au premier chef de « gouvernement de soi » (Foucault), suppose le suspens du monde, la délibération, laquelle requiert à son tour quelque chose comme une autorité sur soi-même, une intériorité, une « forteresse intérieure », selon la belle expression de Pierre Hadot commentant Marc Aurèle. Loin de ces donjons qu’il considère comme châteaux en Espagne, le pragmatisme s’aventure au grand vent du monde, du seul monde existant. Le sujet n’a pas de logis, de thébaïde, il habite de plain-pied le monde dans lequel il ne peut qu’errer.

 

 

                   

 

 

 

 

 

« Si je résume un peu ce qu'est le monde européen pour moi, la transcendance par extériorité son nom ancien c'est Dieu. Après il y a eu toutes les transformations, comme vous l'avez dit, par l'idée de progrès, qui est d'abord une idée religieuse : " marcher vers ", marcher vers un paradis, une terre promise, et qu'on n'a cessé de vouloir laïciser au dix-huitième siècle, au dix-neuvième siècle, sans le faire jamais totalement d'ailleurs. Cette idée, donc, d'une transcendance par extériorité qui conduit à une figure d'idéal. C'est parce qu'il y a eu cette transcendance par extériorité, par exemple, qu'on a pensé la liberté. La liberté, c'est un affranchissement par rapport au monde. »

 

 

 

            Définition de la liberté que la philosophie occidentale a toujours maintenu contre vents et marées depuis Platon pour qui, je le rappelle, le corps est « la prison de l’âme ». Le corporel, le monde naturel constitue ce à quoi il faut s’arracher pour gagner l’éther de la liberté. Kant fait de celle-ci la « législation propre de la raison pure pratique ». « Propre »et « pure ». C’est assez dire qu’elle n’entretient absolument aucun rapport avec l’existence empirique. « Pratique », par ailleurs, ne se comprend qu’opposé justement à « pragmatique ». « Pragmatique à trait…à l’activité empirique de l’homme, tandis que pratique définit chez Kant son activité éthique » dit très clairement Jacques Rivelaygue[2]. Cette activité éthique n’est d’ailleurs rien d’autre que « le travail de l’humanité sur elle-même, c’est-à-dire l’éducation ».[3] Ne croyez-pas pour autant qu’alors les activités pragmatiques et pratiques pourraient converger, voire fusionner dans le progrès historique, car le pragmatique est mû par le mobile, la mobilisation de moyens en vue d’une fin, alors que le pratique est pure soumission à la Loi dans le devoir. Et il n’y a aucune référence possible à un quelconque but dans l’idée de devoir et de loi morale qui se formule dans un impératif catégorique, un fiat aussi péremptoire que vide d’intention. L’impératif catégorique signifie la péremption de l’intention parce que le jugement moral est aussi dénué d’intuition que d’intention, il ne se représente rien et ne désire rien en tant que pure soumission à l’universel. Le sujet transcendantal n’est pas un sujet psychologique, il n’a ni état d’âme ni fantasme ni visée ni envie d’aucune sorte. L’un n’en est pas moins le suppôt de l’autre pour autant que le transcendantal hante le psychologique, seul réel, seul existant dans une nature. Le transcendantal n’a pas de nature (Rivelaygue dit que la perfectibilité humaine « n’atteint pas la moralité qui est hors de la nature, mais la légalité qui est la conformité de la nature à la loi morale, des mœurs au devoir »[4]). Tout ce ci nous rappelle que, s’il y a bien chez Kant une distinction entre la transcendance et ce qui ressortit au transcendantal, les deux notions sont assez étroitement intriquées et parfois interchangeables. L’une comme l’autre se définissent d’un hors-nature qu’il est difficile de nommer autrement que métaphysique, même si ce terme recouvre chez Kant des significations différentes (notamment la métaphysique spéciale comme recherche de l’inconditionné et la métaphysique critique comme passage, par exemple, de la critique de la raison pratique au droit). Le transcendant comme le transcendantal ont ceci de commun qu’ils échappent tous deux au donné de toute expérience possible, ils ne peuvent ni l’un  ni l’autre être objets d’expérience. Ce qui nous suffit à les rassembler, même si il n’y a d’autre commune mesure entre des êtres transcendants (dieux et démons) et des principes transcendantaux (formes a priori de la sensibilité et du raisonnement). Une des faces du génie de Kant est d’avoir contourné ce que Pavan K.Varna appelle l’otherwordliness[5], la croyance, ou au moins le postulat d’un « autre monde », d’avoir quintessencié cet autre monde au point qu’il échappe à toute nature. Il n’y a pas deux substances, une ontologie vraiment double à la Descartes, mais la Nature et quelque chose qui s’en excepte sans prétendre à la transcendance. Il me semble que là réside la subtilité kantienne : introduire le transcendantal comme substitut formel à l’affirmation de la transcendance. Le transcendantal n’est rien qu’une forme a priori, rien de subsistant, rien d’existant. Il n’existe pas mais informe ce qui existe, aussi ne manque-t-il pas d’avoir des effets. On sait que Lacan, entre autres, retiendra la leçon. Dans le dernier livre du psychanalyste lacanien Jean Pierre Lebrun, le transcendantal devient le « lieu Autre » et « vide » de "cet Autre [qui] n’existe pas » ; « l’Autre comme lieu qui supporte l’existence de tout un chacun »[6]. C’est l’esprit même du kantisme à l’œuvre dans le champ de la psychanalyse. Une transcendance rendue diaphane, angélique, une transcendance qui ne va pas jusqu’à l’affirmation mais s’arrête à mi-chemin, réussissant par la même le tour de force de demeurer à la fois immanente et séparée. Le transcendantal ainsi compris colle au réel et s’en détache, il figure l’exception incluse d’une « transcendance immanente ».

 

 

 

« Il y a bien une transcendance en Chine, c'est ce qu'on appelle le Ciel. Mais c'est une transcendance non pas par extériorité, comme celle du Dieu biblique, ou comme celle des idées platoniciennes, c'est une transcendance par, totalisation de l'immanence. Parce que moi, en tant qu'individu, je n'ai toujours qu'une part réduite au processus du monde, mon champ est limité. Alors que le Ciel c'est la totalité des processus en cours. Et ce n'est pas un autre monde : le Ciel, c'est à la fois la totalisation et puis l'absolutisation de l'immanence. C'est le processus à son plein régime. C'est pour ça que, souvent, on traduit le Ciel par  « nature » en Chine. Mais je crois que c'est très différent, parce qu'au fond tout reste dans un monde intramondain.

Processus d'interaction, de transformation, comme toute la pensée chinoise qui pense en transformation

la pensée chinoise n'est pas une pensée du sujet mais du procès. »

 

 

 

            En toute rigueur, la transcendance réfère d’abord et avant tout aux « doctrines de la transcendance». Le Lalande, dans son édition de 1968 (excusez-moi d’utiliser mon exemplaire dont la date me trahit) en distingue trois :

1)                  -celle « d’après laquelle Dieu n’est pas dans le monde comme un principe vital animant un être vivant mais est…ce qu’un inventeur est à sa machine » (Leibniz, Monad. 84).

2)                   -celle « d’après laquelle il y a derrière les apparences sensibles…des substances ou des « choses en soi »…dont elles sont la manifestation ».

3)                  –celle « d’après laquelle il y a des rapports fixes…qui dominent les faits et n’en dépendent pas ». (On reconnaît là sans peine les formes a priori du transcendantal kantien).

Ces précisions nous aident à comprendre pourquoi le pragmatisme ne s’embarrasse pas de finasseries dans son rejet du transcendant. Les trois doctrines qu’on vient rapidement d’évoquer sont balayées exactement au même titre, parce qu’il n’y a pour le pragmatisme pas plus d’inventeur divin que de choses en soi que de formes intangibles a priori. Pour lui, c’est du pareil au même.

            Donc, s’il y a une transcendance en Chine, ce ne sera rien de transcendant dans aucun des trois sens du terme, qui tous visent une certaine extériorité, un clivage radical, une différence imperméable de nature. La transcendance chinoise est…immanente ! C’est un peu délicat à appréhender pour l’occidental élevé dans la tradition d’un couple d’opposés. Une transcendance immanente s’apparente pour lui au cercle carré. Plus qu’un oxymore, une antinomie. En fait ce n’est qu’un paradoxe parce que l’expression de Jullien fait état d’une totalité de l’immanence, et c’est bien cette totalité, par rapport au petit moi de la finitude, qui est transcendante, non plus absolument mais relativement. Le Tout est transcendant relativement à la partie. Ce qui m’excède et me comprend m’est transcendant. Nulle extériorité, on le voit, mais une « absolutisation de l’immanence ».

Le pragmatisme chinois « pense en transformation », en « processus d’interaction », c’est une « pensée du procès ». Façon de souligner l’inexistence du pérenne, du fixe, de l’absolu, de l’a priori…et donc de frapper tout sujet d’imposture. Il n’y a que des processus, des transformations.

« Nous avons conçu la morale et elle est gérée, comme dit Kant, sous l'idée de la liberté. Et ça me frappe encore aujourd'hui : regardez nos tribunaux, ils jugent comment ? D'une façon kantienne. D'abord, pour un criminel, on fait appel au psychiatre, au sociologue, etc. Donc on tient compte des déterminismes. On fait appel aux sciences, aux sciences de la nature ou de la nature humaine : psychologie, psychiatrie, sociologie... tout ce qu'on veut. Et plus la science est précise, plus elle est fine dans la détermination des déterminismes, justement. Et puis après, on fait tout autre chose. On dit : " Mais il est libre ! ". Alors que dans un premier temps on a montré comment il n'était pas libre : c'est son milieu, son père était alcoolique, il a subi un viol... Bon. On passe beaucoup de temps à montrer comment il n'était pas libre, et puis on prend une décision transcendante - alors la transcendance et l'extériorité interviennent - et on dit : " Il était libre, je le juge. " Non plus " j'explique ", mais " je juge "

C'est tout le malaise de la justice en Europe actuellement...

Non plus " j'explique " mais " je juge ". Et alors là, je me drape dans des vêtements tout autres qui ne sont plus la blouse du technicien mais la robe chamarrée du juge qui dit : " Voilà. Il a fait le mal ". Alors on dédouble l'homme entre un homme naturel, explicable par la science, et puis un homme transcendant, nouménal dirait Kant, un autre Moi, avec un grand M, qui est le sujet libre, sujet de la liberté, et sur laquelle la science n'a plus prise. Donc on est resté kantien, totalement…

La science, c'est quoi ? C'est la causalité.

mais à un moment je coupe tout ça, et je fais surgir un autre sujet dont je ne sais qu'une chose, c'est que je n'en sais rien. Il est nouménal, c'est l'autre Moi. Un Moi qui est un Moi de la liberté. Donc, par principe, je ne peux rien en savoir. Parce que si j'en savais quelque chose, je le réduirais à l'ordre du connaissable, donc du scientifique, donc du causal. Donc j'en ferais un sujet empirique, et non pas un sujet transcendantal. La justice d'aujourd'hui refait surgir, sans s'en rendre compte du tout idéologiquement, un sujet transcendantal, nouménal…

Alors que la justice chinoise...

Eh bien, il n'y en a pas !

C'est une justice de barèmes, je crois.

Oui. C'est ça, exactement. Vous l'avez dit.

Vous savez exactement ce que vous risquez à chaque acte que vous faites. »

 

 

 

 

 

Ce passage sur la justice est éminemment intéressant. Vous vous souvenez peut-être du voyage en Chine de la candidate Ségolène Royal et de son admiration médiatisée pour la célérité de la justice chinoise comparée à la lourdeur de nos interminables chicanes et procédures. On nous en offre ici la raison : « c’est une justice de barèmes », une casuistique qui juge les faits, les actes. A chaque type de délit correspond une peine. Quand les circonstances, les mobiles, intentions, incitations et égarements comptent pour rien, il n’y a, stricto sensu, rien à juger, pas de jugement puisque le prononcé de la sanction suit immédiatement l’établissement de la culpabilité comme simple imputation de l’objectivité du méfait. « La justice chinoise…eh bien il n’y en a pas » ! On comprend dès lors que les magistrats puissent aller assez vite en besogne! De là à susciter l’admiration d’une élue social-démocrate européenne, il y a peut-être un malentendu.                                                                                 Et de fait, ce qui est long et besogneux dans les procès kantiens (mais c’était déjà le cas au V° siècle avant notre ère à Athènes !), c’est l’établissement de la responsabilité. En dernière instance, la grande question, surtout dans les crimes abominables, revient toujours à celle-ci : mais le prévenu était-il vraiment présent à lui-même au moment des faits, jouissait-il de tout son discernement ? Bref, était-il « libre » de ses actes ou contraint en quelque façon, par des troubles, des pressions, des circonstances…Evidemment il était contraint, nous le sommes tous et toujours. Nous sommes déterminés. Mais si nous le sommes intégralement, alors l’appel à la responsabilité est absurde. A moins de tordre la notion et de se proclamer, comme une ex-ministre de la santé, « responsable mais pas coupable », signifiant par là l’acceptation d’une imputation afférente à la fonction. Le responsable du service le dirige et « répond » par là de son éventuel dysfonctionnement. « L’homme naturel » ne peut accéder au statut de justiciable, ce n’est qu’un acteur se résumant à son acte, qu’on peut bien expliquer par des causes mais sans que jamais l’analyse de celles-ci mène à une « responsabilité ». La science « c’est la causalité » dit très bien Jullien, elle « explique » mais ne saurait juger, pour la raison imparable que la causalité exclut la liberté d’agir à sa guise. D’où le saut de l’empirique au transcendant, au nouménal que doit faire le juge pour passer de l’imputation à la responsabilité puisqu’il n’y a de l’une à l’autre aucune continuité. La casuistique avait précisément pour objet, en tarifant les actes, d’écarter tout problème de conscience. C’est bien elle qui nous jette dans l’embarras. Etait-il présent à lui-même, se rendait-il compte de la gravité de son acte, dans quelle mesure… ? Autant de propositions parfaitement indécidables, d’où le recours fréquent à des expertises contradictoires, encore la science…et le retour à l’aporie. Je trouve ce renouveau de la dispute entre justice et casuistique tout à fait riche d’enseignement, ne serait-ce que parce que la façon de rendre la justice représente une sorte de quintessence d’une société. On a là ramassée l’application d’une théorie de l’action, d’une théorie du sujet, d’une théorie de la science, d’une politique et d’une métaphysique. Excusez du peu. Je dis d’une théorie du sujet, entre autre et peut-être surtout, car ce n’est tout de même pas pour rien si Kant fait succéder la doctrine de la vertu à la doctrine du droit dans la Métaphysique des Mœurs. La première traite des droits, la seconde des devoirs, et parmi ceux-là, les premiers considérés sont les « devoirs envers soi-même » qui instituent l’homme comme « juge de lui-même ». Le tribunal, c’est l’image, que dis-je, l’allégorie même du kantisme. Tribunal de la Raison, tribunal de l’histoire, tribunal de la Morale, tous sous-tendus par ce tribunal intérieur que le sujet est à lui-même et qui décrit la conscience. Kant donne une saisissante analyse de cette « double personnalité » par laquelle le sujet instruit son propre procès. Il vaut la peine de s’en rappeler les termes : « Moi qui suis l’accusateur, mais aussi l’accusé, je suis un seul et même homme ; reste que, comme sujet de la législation morale procédant du concept de liberté… il est à considérer comme un autre être que l’homme sensible… » . « C’est l’homme nouménal qui est l’accusateur » et qui se voit « forcé par sa raison d’agir comme sur l’ordre d’une autre personne », et l’homme empirique qui est l’accusé. Le tribunal se présente ainsi comme le dispositif général de toute la culture occidentale, introduisant aussi bien « à l’extérieur » qu’à « l’intérieur » du sujet, une dichotomie, une coupure jamais suturable entre l’empirique et le transcendant. Expliquer et Juger demeure des entreprises inconciliables et pourtant liées. « …sur la relation causale, de l’intelligible au sensible, il n’y a aucune théorie » dit encore Kant.[7] On passe donc de l’un à l’autre sans pouvoir rendre compte de ce passage. C’est ce qu’on appelle proprement une solution de continuité, en d’autres mots une fracture. On explique, et puis on juge. On étudie les déterminismes à l’œuvre, et puis on invoque la liberté qui rend responsable, sans que jamais ces opérations puissent rationnellement se justifier. De l’une à l’autre, « il n’y a aucune théorie ».

 

 

Ce détour par la Chine nous ramène donc constamment à Kant, et par lui à notre socle juridique occidental, en nous en faisant éprouver l’étrangeté comparative. Nos prétoires sont des scènes de prestidigitateurs, nos consciences sont des antres d’alchimistes, on y procède à la transmutation du déterminisme en liberté. Le pragmatisme se présente alors comme l’observateur critique qui dénonce le trucage, la manipulation. Il n’y a que du causal et rien d’autre. Pas de grand Autre extérieur et pas d’autre personne intérieure, de « double moi ». Nous voilà retombés au ras du réel, c’est-à-dire au monde unique de la seule expérience.

 

 

Dans la dernière page avant l'épilogue de ses Figures de l'immanence, Jullien écrit :

 

 

"La voie de l'immanence s'éclaire d'elle-même, par la seule expérience et sans avoir besoin d'une médiation. Non seulement elle nous dispense de tout recours à l'extériorité d'un absolu divin, mais elle fait même l'économie de toute rupture au sein du réel. Le geste initial de la métaphysique est, on le sait, de trancher au sein de la continuité des choses : comme condition préalable à l'avénement de l'ontologie, une "ligne" est "coupée en deux" (grammè dicha tetmemène γραμμην δίχα τετμημένην: nous en revenons toujours à ce texte fondateur : République, VI, 509d) séparant ainsi le visible et l'intelligible, les orata des noeta."[8]

 

 

            La référence à la République est en effet très …éclairante, puisqu’au livre VI, Platon sépare le visible de l’intelligible, l’ορατόν du νοητόν, comme le dieu de la Genèse séparait le ciel et la Terre. Deux mondes, chacun éclairés par un astre, le soleil pour le visible, l’idée de Bien pour l’intelligible (του αγαθού ιδέαν). L’idée « communique la vérité aux objets connaissables » (508 e) comme Ηλιος communique la lumière aux choses et fait « que les objets visibles sont vus » (508 a). Etre connu, être vu, deux modes analogiques de la présence révélée, épiphanie des existants, par ces deux transcendance parallèles : le Soleil (Apollon) et le Bien, ce pourquoi Glaucon narquois, émerveillé autant qu’amusé par l’analogie socratique s’écrit : « par Apollon, quelle merveilleuse transcendance ! » (δαιμονίας ΰπερβολής). Pierre Pachet traduit l’expression par : « quelle débordement prodigieux ». La traduction de Chambry est de 1933, celle de Pachet de 1993. Qu’on puisse rendre, à  soixante ans de distance ΰπερβολής  par « transcendance » et par « débordement » dit tout de même quelque chose d’insigne, car les deux se défendent,  ΰπερβολή dit à la fois le fait de franchir, de passer au delà, par-dessus, et la démesure, l’excès dans la profusion. Il s’agit donc bien d’un choix entre deux possibles. Chambry a soixante dix ans lorsqu’il traduit la République en 1933, Pierre Pachet en a 56 en 1993. L’un meurt quand l’autre naît. Dans l’écart, on passe de la transcendance au débordement ! Le rire de Glaucon emporte le démon de Socrate.



[1] Vous le trouverez sur le site de l’ALI (Freud-Lacan.com, rubrique du 08 10 2007, et également sur le site internet de Patrick Rebollar : http://www.berlol.net

 

 

 

 

 

[2] J.Rivelaygue, 1992, Leçons de métaphysique allemande,tome II, poche biblio-essais N°4342, p.344.

[3] Ibid. p. 346.

[4] Ibid.p.347

[5] Pavan.K.Varna, 2005, Being Indian, Arrow books, par exemple p.7 : “Indians have never been, and will never be, ‘other-wordly’…”

 

 

[6] Jean Pierre Lebrun, 2007, La perversion ordinaire, Vivre ensemble sans autrui, Denoël, p. 138.

[7] pour toutes ces citations de Kant, cf. Métaphysique des MoeursII, 1994, GF 716, p.296.

[8] F.Jullien, 1993, Figures de l'immanence, pour une lecture philosophique du Yiking, poche 4214, p.292.

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15 octobre 2007 1 15 /10 /octobre /2007 15:48

III.  « Freinet, the French Dewey »[1] : Le refus du tiers symbolique.

 

 

 

Je voudrais maintenant vous donner un aperçu de ce que l’on pourrait appeler la réception de Dewey en France. Rien de tel pour cela que de vous donner en courts extraits lecture des    DITS DE MATHIEU de Célestin Freinet. [2]

 

J’en retiendrai quatre.

 

 

 

JARDINIERS ET ELEVEURS

 

 

 Un jardinier prépare des semis, un éleveur soustrait son poulain à l’abattage du cochon. L’un comme l’autre placent le plant et l’animal dans des conditions de prospérité, celles d’un  « bon départ » qu’ils refusent à leur progéniture.  On évite au jeune cheval le traumatisme de l’égorgement du porc parce qu’à cet âge, « çà le marquerait peut-être pour toujours » et qu’il en contracterait « une peur maladive insurmontable », sans prendre la même précaution pour l’enfant.

 

 

            « Ce spectacle et ces cris s'inscriront à jamais, non seulement dans sa mémoire, mais surtout, hélas ! dans sa complexion et son comportement.

 

 

Le « départ », bon ou mauvais,  s’inscrira « à jamais…dans sa complexion et son comportement ». Ce qui, somme toute, constitue la meilleure des définitions de l’habitus, la trace ineffaçable du départ. On voit que tout rétrograde vers elle, pour les pragmatistes, et que l’âge de l’éducation, contrairement à ce que leur doctrine affiche dans l’éducation tout au long de la vie, fait de l’enfance l’étape a ne pas manquer. Plus exactement, le projet d’éducation continue suppose la réussite totale de la première étape, du « départ », d’où l’attention portée à la petite enfance et à la prime éducation.

 

 

Le beau terme de complexion, qui désigne la constitution, le tempérament, les dispositions, l’humeur, c’est à dire une référence mêlée et peu claire à ce qui est inné (constitution) et à ce qui est acquis (les dispositions), s’enracine dans une étymologie, complexio, qui signifie justement un « assemblage d’éléments ». Le montage legendrien d’un individu socio-biologique noué congénitalement au symbolique trouve là sa preuve. A quoi on peut ajouter que la complexion est évidemment au plus proche du complexe entendu d’une oreille freudienne (représentation inconsciente d’un désir infantile comme dans l’Ödipuscomplex).

 

 

Complexion, cum + plectere, nouer, tisser, dit les tempérament, les « caractères de l’ancienne médecine : complexion sanguine, bilieuse (mélancolique), flegmatique et colérique.

 

 

L’environnement s’inscrit dès le « départ », non pas seulement dans la médiathèque passive des souvenirs, mais dans cette mémoire vive de la complexion qui constitue l’être même du sujet qui l’actualise dans toutes les situations. En cela, la complexion représente un élément à la fois foncier et anachronique de l’interaction entre le sujet et le milieu. C’est bien ce décalage (lag) qu’il s’agit de lever par l’agencement d’un environnement propice.

 

 

 

 

 

 

 

 

LE BON JARDINIER,OU LE CYCLE DE L'EDUCATION

 

 

« C'est dans sa graine déjà, ou dans le plant naissant que le jardinier avisé soigne et prépare le fruit à venir. Si ce fruit est malade, c'est que l'arbre qui l'a porté était lui-même souffrant et dégénéré. Ce n'est pas le fruit qu'il faut traiter, mais la vie qui l'a produit.  Le fruit sera ce que l'auront fait le sol, la racine, l'air et la feuille. Ce sont eux qu'il faut améliorer si l'on veut enrichir et assurer la récolte. »

 

 

Qui ne voit que ce traitement  vers l’amont est hors de portée de l’éducateur. Le parallèle culture/agriculture trouve là sa limite. L’éducateur ne peut traiter « la vie qui a produit » l’enfant qu’il prend en charge, à moins d’instaurer une éducation des parents comme cela a d’ailleurs été proposé aux USA au début du siècle lors de la création des services sociaux. On aurait là une énorme extension de la compétence, au sens de sphère d’influence, de l’éducation.

 

 

 Miriam Van Waters dans son livre de 1927 (Parents on probation) affirmait que « même les foyers normaux produisaient souvent des enfants mal adaptés et qu’il n’y avait logiquement pas de limites au droit des assistantes sociales d’intervenir dans les affaires familiales des autres ».(cité dans Christopher Lasch, La culture du narcissisme, Climats, 2002).

 

 

 

 

 

« Si les hommes savaient un jour raisonner pour la formation de leurs enfants comme le bon jardinier pour la richesse de son verger, ils cesseraient de suivre les scoliâtres qui produisent dans leurs antres des fruits empoisonnés dont meurent tout à la fois ceux qui les ont anormalement suscités et ceux qu'on a contraints d'y mordre. Ils rétabliraient hardiment le cycle véritable de l'éducateur, qui est : choix de la graine, souci particulier du milieu dans lequel l’individu plongera à jamais ses racines puissantes, assimilation par l'arbuste de la richesse de ce milieu. »

 

 

            « choix de la graine » ! Eh oui, l’assimilation à marche forcée de la culture à l’agriculture de bon sens, conduit irrépressiblement à la question de la sélection de la semence. Les implications de la réduction de l’éducation à l’élevage rationnel mène inéluctablement à la sélection, ce qui n’était évidemment pas la visée originelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PEDAGOGIE DU BON SENS

 

 

« Vous allez chercher bien loin les éléments de base de votre pédagogie. Il y faut des considérations intellectuelles et des vocables hermétiques dont les universitaires ont seuls le secret.

 

 

Mais êtes-vous sûrs que la plupart de ces idées que les intellectuels croient avoir découvertes ne courent pas le peuple depuis toujours et que ce n'est pas l'erreur scolastique qui en a minimisé et déformé l'essence pour la monopoliser et l'asservir »

 

 

            « l’erreur scolastique », celle inlassablement dénoncée le siècle durant, d’abord par Dewey, ici par Freinet, puis par Bourdieu, c’est très précisément l’illusion (pour parler comme Bourdieu qui le dit en latin, illusio) de la transmission, la vanité et même la nuisance de l’apprentissage par une autorité externe. Elle a sans doute son origine dans une lecture hâtive du principe de pédagogie négative chez Rousseau : surtout ne rien faire pour éviter de mal faire, laisser l’enfant se développer sans autre intervention que la réponse à ses sollicitations.

 

 

 

 

 

« Regardez donc comment, dans le peuple, on soigne et on éduque les petits animaux : vous y trouverez I'origine des grands principes éducatifs auxquels on revient lentement, et comme à regret...

 

 

…. confiance, bonté, aide et décision »

 

 

            On remarquera l’absence de toute référence à une quelconque transmission.

Freinet avait dressé la liste de ses Invariants pédagogiques, véritables commandements de l’éducation nouvelle. L’invariant N°10 stipule : « plus de scolastique », commandement que précise Le tâtonnement expérimental de février 1966 : « nous avons supprimé les ennuis et les dangers de la scolastique … L’Educateur cesse alors d’être le maître autoritaire. Il apporte son aide généreuse, mais nécessaire au tâtonnement expérimental techniquement organisé : l’Ecole devient la vie. »

Où l’on voit que transmission et aide forment un couple d’opposés. Là encore, Dewey est à l’origine d’une rétrécissement du rôle de l’éducateur (cf. My pedagogic creed :   « l’éducateur n’est pas dans l’école pour imposer (sic) certaines idées ou pour former l’enfant à certaines habitudes, mais il est là en tant que membre de la communauté pour sélectionner les influences qui s’exerceront sur l’enfant et pour l’aider (littéralement : l’assister) à répondre adéquatement à ces influences »). La légitimité du rôle de l’éducateur tient tout entier dans la fonction d’ « assistance ».

 

 

 

 

 

 

 

 

L'HISTOIRE DU CHEVAL QUI N'A PAS SOIF

 

 

« …on se trompe toujours, quand on prétend changer l'ordre des choses, et vouloir faire boire qui n'a pas soif...

 

 

« Educateurs, vous êtes au carrefour. Ne vous obstinez pas dans l'erreur d'une « pédagogie du cheval qui n'a pas soif ».

La parabole illustre l’impossibilité de la « formation », au sens de l’acquisition de savoirs et de comportements qui ne seraient pas spontanément pour l’éduqué, objet de désir. On vient de voir que Dewey est à l’origine de cet apologue du cheval qui n’a pas soif (chapitre 3 de DE), réfutation définitive de la transmission.

« L’erreur de la scolastique » (Dewey, Freinet), L’illusio scolastique (Bourdieu), c’est de croire pouvoir transmettre l’acquis des expériences antérieures directement, sans passer par une expérience actuelle. Or ce savoir transmis ne s’incorpore pas.[3]

Le point commun à nos trois auteurs que je qualifierais tous de « pragmatistes », tient à la contestation radicale de ce que Bourdieu appelle la « position scolastique » qui désigne la posture d’autorité de l’éducateur, son surplomb. En fait, ce qui est là refusé c’est tout simplement le rôle de Tiers entre l’environnement et le sujet. Le facilitateur, l’assistant, cantonné à la relation d’aide ne peut jouer ce rôle puisqu’il n’est pas en position d’altérité. Le tiers, c’est l’autre. Le tiers suppose une coupure, un « dénivelé » comme dit Alain Renaut dans La fin de l’autorité, entre les membres de la communauté, une différence, un ascendant. Ce tiers s’appuie sur la structure symbolique que nous impose le langage (c’est toute la thèse de jean Pierre Lebrun que vous avez, je crois, à discuter). La grande question que ne cesse de nous poser le pragmatisme est à peu près la suivante : Qu’est-ce qui nous empêcherait aujourd’hui de nous passer du symbolique, cette métaphysique dont la scolastique est l’incarnation institutionnelle honnie, et de nous en remettre complètement à l’expérience ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Conclusion-relance :

Triple critique de la nécessité éducative, ou plutôt, triple provenance de cette critique.

 

 

 

Pour finir, je voudrais relancer la réflexion, la faisant cette fois porter sur le terme qui semblait aller de soi dans l’intitulé du séminaire : la nécessité de la transmission. L’évidence de cette nécessité a été dans l’époque récente, contestée radicalement, et ce sur au moins trois fronts.

 

 

 

a)      la critique que j’appellerais techno-philosophique qui considère que la révolution informatique et la structure en réseau qu’elle développe permettent l’accès à une complète autonomie des apprentissages en se passant complètement des institutions.

      Michel Serres propose ainsi la figure du démerdard, extrapolation du pragmatisme :

 « qui vous dit que de savoir réparer une mobylette est moins intéressant que de savoir la mécanique quantique? Dans cette société où les éboueurs deviennent plus importants que les physiciens, le savoir est en train de s'égaliser…Mais sur Internet, faut-il encore une "tête bien faite"? Peut-être "surfera" mieux "pied bien démerdard". Voilà la définition de l'intelligence d'aujourd'hui. Celui qui courra le mieux avec ses deux pieds ne sera pas forcément polytechnicien agrégé de philosophie; ceux-là auront la tête trop lourde pour se débrouiller là-dedans... Mon idée serait de ne pas partir des notions de savoir, de formation, de compétence, mais de connecteur les hommes entre eux selon leurs besoins et leurs possibilités… »[4]

 

 

 

b)      la critique radicale d’une éducation perçue comme rapt de l’enfance par les adultes.

      Michel Bernard et la libido educandi.

Dans sa Critique des fondements de l’éducation[5], Michel Bernard finit par dénoncer l’acte éducatif comme un acte quasiment pédophile, un acte qui vient exclusivement du « désir » de l’éducateur : « Désirer éduquer (sic), c’est d’abord et avant tout reconnaître…la dignité du désir lui-même et par là prétendre vouloir imposer à un élan affectif par essence irrationnel un travestissement rationnel »[6] . Tout l’ouvrage constitue un réquisitoire implacable de l’idée scolastique, c’est-à-dire d’une éducation fondée sur la finalité d’une humanité idéale (c’est l’axe Platon-Descartes-Kant : la formation méthodique pour satisfaire l’idéal de rationalité totale dont le positivisme d’Auguste Comte sera l’acmé). Dénonciation politique aussi lorsque Bernard assimile la classe d’âge de l’enfance à une classe sociale dominée.

 

 

 

c)      la critique ultra-féministe de Shulamith Firestone qui rapporte l’aliénation féminine à la charge d’enfant.(un thème très actuel : cf. No Kid qui en dépit du titre, est un livre français, sous-titré : quarante raisons de ne pas avoir d’enfant, de Corinne Maier).   

« Elever un enfant équivaut à retarder son développement. Le meilleur moyen d’élever un enfant, c’est de ne pas intervenir. »         

« Les seuls enfants qui ont la moindre chance d'échapper à ce cauchemar supervisé [l’auteure parle de l’école]-mais de moins en moins- sont ceux des ghettos et de la classe laborieuse où survit encore la conception médiévale d'une communauté ouverte qui vit dans la rue. »

 

 

« Les enfants des classes laborieuses sont parmi les plus brillants, les plus culottés et les plus originaux que l'on connaisse. Ils le sont parce qu'on les laisse tranquilles. ».[7] 

 

 

 

Je vous livre sans plus de commentaires ces considérations on ne plus offensives pour l’éducateur, assuré que je suis qu’elles vous donneront forcément ample matière à une réflexion fondamentale sur la nécessité de votre métier.

 

 

 

 

 

 

Un mot encore. L’éducation conçue comme accompagnement de la croissance, aide au développement, bref l’éducation que les anglo-saxons appellent « progressive », se trouve malmenée entre une tentation autoritaire et une tentation libertaire (ou plutôt libertarienne, pour rester dans les catégories américaines). Discipliner ou laisser-faire. Ou l’autorité ou l’absence d’autorité, tout moyen terme posant le problème de sa légitimité. Cette légitimité me semble suspendue à la reconnaissance de cet élément symbolique, cette composante fictionnelle de la vie sociale, cette dimension mythique doublement mise en acte par l’individu dans sa complexion et par la communauté dans l’institution. Peut-on s’en passer, s’en débarrasser ? C’est toute la question, sachant qu’il faudra nécessairement répondre par l’affirmative pour éradiquer « l’erreur scolastique ». Plus crûment, doit-on considérer, comme nous le dit expressément Freinet qu’il y a « similitude des soucis du jardinier, de l’éleveur et de l’éducateur »[8]? Je laisse évidemment la réponse ouverte, non par dérobade, mais parce qu’il me semble que le pragmatisme a enfoncé un coin décisif dans la conception de ce qu’on appelait autrefois de façon très suggestive et déterminée l’institution des enfants, et parce qu’en retour, ce même pragmatisme remarque que les modalités de constitutions des communautés excèdent la simple activité associative des interactions et des transactions.  La seule association ne fait pas communauté.  Cette dernière ne peut donc se satisfaire du modèle organique qui prétend en rendre compte. Là réside le problème du pragmatisme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] titre d’un article de William B. Lee, 1977): "Celestin Freinet ‑ The French Dewey", in J. J.JELINEK (Ed.) : Philosophy of education in cultural perspective.

 

 

[2] Célestin Freinet  Brochures d’Education Nouvelle Populaire N° 47 juillet 1949

[3] j’emprunte la teneur de cette dernière phrase de commentaire à Marcel Gauchet, dans son séminaire à l’EHESS le 25 Avril 2007 consacré à deux ouvrages de Freinet : L’éducation du travail et Essai de psychologie sensible adapté à l’éducation.

[4] Michel Serres, La rédemption du savoir, mars 1997, entretien.

[5] Chiron, 1988.

[6] P.261

 

 

[7] Down with Childhood, chapitre 5 de The dialectic of sex, © 1970 by Shulamith Firestone, 1972, Éditions Stock pour la traduction française, pp.43, 58, 61.

 

 

[8] « Il y aurait un livre à écrire sur l'universalité des lois profondes de la vie, qu'il s'agisse des plantes, des bêtes ou des hommes. Il dirait la similitude des soucis du jardinier et de l'éleveur, et de l'éducateur. » C.Freinet, 1949, Les Dits de Mathieu, Jardiniers et éleveurs, op. cit.

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15 octobre 2007 1 15 /10 /octobre /2007 15:40

PATRICK BERTHIER

Université PARIS 8

 

 

 

Intervention au XIX° séminaire de l’AVVEJ

Lamoura, 26 septembre 2007.

 

 

 

La transmission en éducation :

Légitimité & Nécessité.

 

 

 

 

 

 

Je voudrais partir de l’intitulé même du séminaire et dire en quoi il est problématique et donc particulièrement bien choisi. En effet, si la nécessité de l’éducation ne fait à première vue pas problème, ce n’est pas du tout le cas de sa légitimité. D’où une difficulté à lier deux instances pourtant perçues comme corrélées. Je crois que cela remonte à loin, au moment où la notion d’autorité périclite sous la critique d’une réflexion démocratique radicale, c’est-à-dire étendue à toutes les relations sociales, telle qu’elle s’inaugure au début du XX° siècle dans la société industrielle américaine.

 

 

 

Le premier chapitre de Démocratie & Education (1916) a pour titre : l’éducation comme nécessité vitale. C’est assez dire que John Dewey souscrit sans réserve à ce que Kant, après bien d’autres, avait analysé comme un impératif spécifiquement humain : parce que l’espèce humaine est dénuée d’instinct,  une génération doit faire l’éducation de l’autre.

Une dizaine d’années plus tard Dewey écrit Le Public et ses problèmes (1927) qui pose la question de la légitimité de ceux qui occupent une charge sociale, notamment les personnels d’administration et les éducateurs. Et là les choses se compliquent.

Autant la nécessité va de soi, autant la légitimité est problématique.

C’est ce passage un peu paradoxal d’une nécessité évidente à une légitimité douteuse que je voudrais interroger. Autrement formulé, comment ce qui est nécessaire pourrait-il être illégitime ?

 

 

 

Dewey, vous le savez, est à l’origine de courants puissamment novateurs en éducation. Pour ne citer que les francophones, il a largement inspiré Ovide Decroly, Célestin Freinet, et bien d’autres. Cette influence perdure, bien sûr, mais on redécouvre aujourd’hui une dimension de son œuvre moins doctrinale et plus problématique. Le Dewey, bien connu des pédagogues de la première moitié du XX° siècle se réduit à quelques opuscules du tout début du siècle comme School & Society (1900), How we think (1910) ou de la fin du précédent comme My pedagogic creed (1897). L’œuvre complète compte trente sept volumes ! On mesure l’écart, qui n’est pas que quantitatif, entre les quelques feuillets qui l’ont rendu célèbre et même incontournable, et la dimension encyclopédique de ses écrits. Le décisif Democracy and Education de 1916 ne sera traduit en français qu’en 1975 et l’activité de Dewey se prolongera jusqu’à son décès en 1952. Ces quelques dates suffisent à comprendre que Dewey nous est à la fois familier et mal connu. Nous connaissons le militant de l’éducation « progressive », nous ignorons presque tout des investigations éthique, politique, anthropologique du philosophe. Ainsi, un ouvrage à paraître en décembre porte un titre qui ne devrait pas manquer de surprendre : Pragmatism as postmodernism : Lessons from John Dewey ( Larry Hickman), comme si le philosophe américain tenait les deux bouts de l’éducation contemporaine : la rénovation pédagogique du début du XX° siècle et les tribulations et contradictions de la transmission à l’heure de la postmodernité.

Ce sont ces deux bouts de la chaîne que je vous invite à considérer. Ce qui me permettra de procéder très simplement en deux temps. Le premier pour revisiter la doctrine de Dewey telle qu’il l’expose dans Démocratie & Education. Le second pour inventorier les problèmes de légitimité que l’ouvrage laissait en suspens. Dans un possible troisième temps, j’envisagerai la postérité de Dewey, ou plutôt sa reprise quasi mimétique par Freinet.

 

 

 

I.                    Dans le domaine qui nous concerne ici, l’action légitime de l’éducateur, quelles sont les « leçons de Dewey » ?

 

 

 

Je crois qu’on peut les rassembler sous 6 rubriques, dictée chacune par un grand principe : la non-directivité, le refus d’une finalité universelle, l’abandon de l’idée de formation au profit de celle de développement, l’intérêt, l’expérience. Le sixième principe viendra interroger et perturber l’ensemble cohérent ainsi constitué ; il concerne la démocratie et, au-delà, les modes de cohésion des associations humaines.

 

 

 

1) Non-directivité.

Au chapitre 3, Dewey établit l’impossibilité de la directivité. « On peut bien » dit-il « mener un cheval à l’abreuvoir, mais on ne peut l’obliger à boire ; de même, ce n’est pas parce qu’on peut emprisonner un homme dans un pénitencier qu’on va le rendre pénitent »[1]. On ne peut diriger de l’extérieur des dispositions intérieures. Les êtres humains étant fortement individualisés, on ne peut directement influencer l’expérience qu’ils font du monde. L’exemple du prisonnier me semble particulièrement parlant. Si le but est de le retirer de la société pour l’empêcher de nuire, la prison est une solution adéquate ; mais si on voulait amener le détenu à résipiscence ou à contrition, alors le châtiment ne garantit rien. Il n’ y a pas de moyen d’influencer directement des comportements qu’on ne peut diriger mais seulement réorienter dans un nouvel environnement. L’éducateur peut agir sur le milieu éducatif, sur les conditions de l’expérience, non sur le sujet de l’expérience.

 

 

 

2) La fin de la finalité.

Dewey a révolutionné les idées éducatives en abandonnant le principe humaniste d’une finalité idéale de l’éducation. Kant, dans une conception qui a inspiré très largement nos systèmes éducatifs, considérait qu’ « on ne doit pas seulement éduquer les enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur possible et meilleur, c’est-à-dire conformément à l’Idée d’humanité et à sa destination totale »[2]. Dewey renverse complètement cette idée téléologique d’une destination, pour ne pas dire d’un destin qui serait déjà prescrit dans un idéal humaniste. Pour lui, l’humain se définit essentiellement par sa plasticité et sa perméabilité aux conditions toujours changeantes qui lui sont faîtes. Partant, l’éducation est toujours un processus qui ne concerne que le présent et la présence. On voit tout de suite que cette répudiation de l’idéal supprime du même coup toute détention d’autorité. L’éducateur kantien, même si c’était souvent sans le savoir, tenait sa légitimité des finalités préétablies de l’éducation.[3] Dès lors que celles-ci disparaissent avec les utopies métaphysiques d’un homme idéal dans une société idéale, l’éducation se voit rabattue sur le traitement du présent. « L’homme est l’animal qui a besoin d’un maître » pour progresser vers l’idéal de rationalité affirmait Kant. Dès que cet idéal s’évanouit, le maître, comme tel, devient superflu.

La croissance, l’épanouissement (Growth), l’auto-développement de l’individu au présent, voilà ce qui fait de l’éducation selon Dewey un processus qui est à lui-même sa propre finalité. Un enrichissement continu des expériences.

 

 

 

3) Abandon de l’éducation comme formation au profit du développement.

« l’éducateur, comme le fermier, a certaines choses à faire, certaines ressources pour le faire, et certains obstacles à surmonter. Les conditions auxquelles le fermier à affaire, obstacles et ressources, ont leurs propres structures, indépendantes du but qu’il poursuit…(semences, géologie, outils, conditions climatiques…) Son objectif consiste simplement à utiliser ces diverses conditions, de faire en sorte qu’elles agissent ensemble et non les unes contre les autres… C’est la même chose pour l’éducateur, qu’il soit parent ou enseignant. Il est aussi absurde pour ce dernier d’imposer ses propres buts au développement (growth) d’un enfant que pour le paysan d’imposer un idéal d’agriculture ne tenant aucun compte des conditions d’exploitation… »[4]

Dewey retrouve là l’origine du terme culture. On cultive l’esprit comme on cultive un champ. La métaphore, mais ce n’en est pas vraiment une, tant il s’agit de la même chose, date de Cicéron : « un champ, si fertile soit-il, ne peut être productif sans culture, et c’est la même chose pour l’âme sans enseignement ».[5] L’éducation s’apparente donc à la mise en culture d’un sol préexistant. Cultiver signifie faire croître, faire pousser, assurer le développement , la germination de quelque chose qui existe déjà. J’insiste sur cette métaphore agricole parce qu’elle me semble contraire à la démarche platonicienne qui voulait former, c’est à dire couler le matériau humain dans  un moule idéal. La métaphore de la sculpture, celle de la « formation » s’oppose à celle de la culture pour laquelle il n’y a pas de modèle à appliquer mais seulement une croissance à favoriser. On voit que s’il y a bel et bien une autorité de l’éducateur-sculpteur sur son œuvre, il ne saurait y en avoir pour l’éducateur-fermier sur sa récolte. Ce n’est pour lui qu’une question d’efficacité car il n’est que l’agent d’un processus et non le  maître d’œuvre d’une réalisation idéale comme Pygmalion.

Cultiver, ce n’est pas transformer. Favoriser la croissance, ce n’est pas réaliser un modèle avec une matière première.

« L’éducation, comme telle, n’a pas de but. Seules les personnes réelles, parents, éducateurs…en ont. En conséquence, leurs objectifs (purposes) sont indéfiniment variés, différents selon les enfants et changeants au fur et à mesure de leur développement… »

L’éducation consiste à « libérer et diriger les énergies d’une situation concrète »[6].

Seuls les éducateurs particuliers poursuivent un but éducatif : formule qui signe l’inanité de l’institution. « L’éducation comme telle n’a pas de but » : toute la philosophie de l’éducation depuis Platon reposait au contraire sur la recherche et la clarification de la finalité universelle de l’éducation (idéal humaniste de la Renaissance, idéal de l’honnête homme des Lumières…). Dewey nous apprend que l’éducation est une fonction (assurer et favoriser le développement, growth) et que, comme telle, elle n’a pas de but, de visée ultime, de « fin » prescrite et définie (en ce sens, Dewey aurait été l’adversaire de la pédagogie par objectifs qui fixe à l’avance des compétences à acquérir avec son cortège programmatique de fins, d’objectifs généraux et de buts  intermédiaires dans une ingénierie pédagogique. L’idée d’un plan à réaliser, sur le modèle de l’architecture, est complètement étranger à la théorie de l’expérience).

L’éducation « est fondée sur les activités et besoins intrinsèques de l’individu a éduquer »[7].

Un fondement intrinsèque à l’individu afin d’obvier aux « vices des fins imposés ». C’est l’idée même d’une altérité qui se voit ici déboutée. (Altérité qui se trouve justement, selon Marcel Gauchet, au principe de la constitution du sujet comme « être de l’Autre ». Lacan ne disait pas autre chose en affirmant que l’Autre me constitue comme sujet alors qu’il n’existe pas).

 

 

 

4) Intérêt

Au chapitre 10, Intérêt & Discipline, Dewey oppose les attitudes du spectateur et du participant. « L’un est comme un prisonnier regardant la pluie tomber à travers les barreaux de sa cellule ; çà lui est égal…L’autre est comme un homme qui a projeté une sortie pour le lendemain et que le mauvais temps persistant va frustrer. Bien sûr ses réactions n’auront aucune incidence sur le temps qu’il fait, mais il peut prendre des dispositions » afin d’ajuster son projet aux conditions.[8]On retrouve dans cette illustration de l’intérêt, comme dans l’exemple du fermier, ce qui assure la dynamique de l’expérience éducative : l’opposition d’une intention (purpose) et de conditions potentiellement défavorables. L’intérêt suppose que le participant, contrairement au spectateur, envisage les conséquences de son intention mise en acte. Aussi, « l’intérêt et les buts poursuivis sont-ils nécessairement connexes ». Ce qu’ils ne sont pas lorsqu’une orientation directive est imposée de l’extérieur. L’autorité contraint sans influencer, c’est-à-dire sans jouer sur l’intérêt. Dewey nie l’influence, la translation d’une volonté à une autre dans un rapport directement interpersonnel qui relève sans doute pour lui de la fascination, pour ne pas dire de la fascisation des esprits (l’influence sera de plus en plus à entendre comme une mise « sous influence », une perte de personnalité, au fur et à mesure que sa réflexion rencontrera les phénomènes totalitaires de l’entre-deux guerres).

« L’intérêt, la préoccupation (concern), signifient que le moi (self) et le monde sont engagés l’un et l’autre dans une situation évolutive (developing situation) ».

L’intérêt, l’expérience, définissent un espace d’intervention où la transmission semble hors-jeu, dans la mesure où elle suppose un transfert de connaissance et de compétences d’un individu qui sait à un autre qui ne sait pas. L’intérêt et l’expérience, toujours propres, individuels, assignent à l’éducateur un rôle de « guidance », d’ « accompagnement », de soutien, bref de « relation d’aide » dans le rapport du moi au monde, dans la « situation évolutive » du moment. Sa légitimité ne peut excéder celle d’une personne ressource dans le cadre d’une aide au développement. (Dans un langage sportif d’actualité, on pourrait dire qu’il s’agit en somme de se passer du Coach, alors que justement, le sport contemporain nous révèle que le rôle de celui-ci monte chaque jour en puissance avec des aspects parfaitement tyranniques. Cf. le cas de la nageuse Laure Manaudou et de son ex-entraîneur, ou encore les objurgations rugueuses de Bernard Laporte, entraîneur du XV de France. On revendique la libération des enfants[9] à l’école, dans le temps même où ils se passionnent pour des sports dont la pratique est extrêmement encadrée et même coercitive).

Il faut bien sûr s’empresser d’ajouter que l’intérêt ne peut être suscité artificiellement, c’est-à-dire de l’extérieur par l’éducateur. Le remède au manque d’intérêt qui fait de l’éduqué un spectateur indifférent ne consiste pas à « mettre un appât sur l’hameçon » mais à « découvrir les objets et les modes d’action qui sont en rapport avec les dispositions et les forces en présence ».[10]

Il ne s’agit donc pas d’ « intéresser » les enfants, au sens d’une ruse pédagogique qui consisterait à leur faire apprécier une activité pour laquelle il n’ont spontanément pas de goût. Dewey propose au contraire de partir de leurs dispositions présentes. Il ne s’agit jamais de « rendre intéressante » une activité qui ne le serait pas en elle-même dans le temps qu’on lui consacre.

« L’intérêt mesure le degré d’emprise d’un projet sur le sujet qui œuvre à sa réalisation ».[11]

 

 

 

5)  Expérience.

« …l’expérience ne dépasse jamais le particulier, le contingent…seule une puissance qui transcende toute expérience possible…peut atteindre à une autorité, à une direction certaine, nécessaire et universelle » [12]. Cette puissance prend donc, dans son exercice même, la forme d’un abus de pouvoir. L’autorité n’est rien d’autre que la transcendance de l’expérience, un pouvoir extérieur et supérieur à elle, une instance qui prétend surplomber la vie, pour ne pas dire la plomber tout court !

« L’expérience est toujours l’expérience de vie actuelle de quelqu’un en particulier »[13], une expérience, donc, qui ne peut être vécue que par le sujet lui-même, en première personne. On ne peut transmettre le résultat et le profit d’une expérience vécue par un autre (thèse qui me paraît des plus discutables puisque presque toute la littérature, l’expérience de la lecture joue sur le registre de la distance à ce qui m’est conté. Pas besoin d’être guerrier, navigateur, roi et polythéiste pour « vivre » les tribulations d’Ulysse dans l’Odyssée).

 

 

 

A l’énoncé de cette recension on pourrait croire que Dewey ne vise que l’émancipation individuelle, ce qui le rendrait proche des libertariens américains.

Il n’en est rien parce que la théorie de l’évolution individuelle croise dès l’origine la question de la conception démocratique en matière d’éducation.

 

 

 

6) Démocratie.

 « La démocratie est plus qu’une forme de gouvernement ; c’est d’abord et avant tout une modalité de la vie en association, de l’expérience conjointe »[14].

« L’éducation comme fonction et processus social n’a pas de sens défini que relativement à un type de société »[15]. Il n’y a donc pas d’éducation en général, valable partout et pour tous. L’éducation est une fonction de la situation actuelle d’une société déterminée.

« L’idée de démocratie est une idée plus large et plus complète que ce dont un Etat peut donner l’exemple…Pour être réalisée, cette idée doit effectuer tous les modes d’association humaine : la famille, l’école, l’usine, la religion ».[16]

 

 

 

II.                 Le problème de l’éducation en démocratie.

 

 

 

Si l’on s’en tenait à cette analyse du développement individuel par l’expérience, Dewey apparaîtrait un peu comme une sorte de succédané du précepteur de l’Emile de Rousseau, un éducateur en charge de l’épanouissement d’un seul être, particulier et unique dans son rapport au monde. Mais justement, ce rapport au monde est chez Dewey, d’abord et avant tout un rapport associatif.

Dans I Believe (1939), il écrit : « les individus seront toujours le centre et le couronnement de l’expérience, mais ce que l’individu est réellement au cours de l’expérience de sa vie dépend de la nature et du mouvement de la vie en association… ».[17]

Reconnaissance donc que si l’expérience reste toujours irréductiblement individuelle, l’individu n’est pas premier mais émane d’une vie associative. Ce qui oblige Dewey à dépasser l’horizon éducatif du seul épanouissement individuel pour atteindre la strate foncière d’une psycho-sociologie fournissant à la psychologie des personnes ses matériaux sous la forme de ce que les anthropologues appellent la culture propre d’une société.

 

 

 

1) Habits.

Les préceptes éducatifs de Dewey, l’expérience, l’intérêt, la non-directivité… reposent sur une psycho-sociologie étayée sur l’analyse de la notion d’habitus, je traduit ainsi le mot habit, tant je suis persuadé que le concept de Bourdieu doit presque tout au pragmatisme.[18]

En anglais le mot habit est fortement connoté. Il signifie bien sûr habitude, comportement usuel, coutume mais aussi très souvent addiction, accoutumance, dépendance, manie. En ce sens, parfaitement repéré par Dewey, l’habitus est un schème de comportement qui vient pétrifier la naturelle plasticité humaine. Car le propre de la nature humaine est d’être originellement malléable, durablement immature c’est-à-dire indéterminée. C’est la fusion originelle d’une existence malléable et d’un entourage déterminé qui va venir limiter sensiblement les espoirs de l’expérience continue, de l’éducation continue.

« Les habitus sont des fonctions sociales. Comme les fonctions physiologiques, telles que la respiration ou la digestion, elles sont une interaction entre les organismes humains et leur environnement » de telle sorte que les « mentalités individuelles sont le produit de la coutume et non le contraire ». Citation qui permet de vérifier que l’individu, quoique le seul et véritable sujet de l’éducation, n’est pas premier, qu’il est un produit dérivé des associations auxquelles il prend part.

Dans sa psycho-sociologie (Human Nature & Conduct, 1922), Dewey en vient rapidement à opposer les pulsions (impulses) aux habitus, comme les forces vives individuelles aux rigidités collectives intériorisées (il est lecteur de Freud). Ce qui l’amène à la conclusion que ce n’est pas la base organique, impulsive qui entrave tout progrès, mais au contraire les habitus socialement contractés. « C’est précisément la coutume [dans laquelle il faut entendre l’accoutumance] qui a la plus grande inertie… qui est le moins susceptible d’altération ; alors que les instincts sont plus rapidement modifiables, plus sujet à la réorientation éducative ».

« Dans la vie humaine, la force du décalage (lag) est considérable ».

Décalage entre les pulsions et les habitus. Ce pourquoi les premières sont souvent en conflit avec les seconds. Mais aussi décalage entre les « mentalités » héritées et les rapides transformations environnementales. L’habitus est ainsi ce qui résiste au progrès continu de l’expérience. Cette réflexion sur l’habitus me semble borner les pouvoirs de l’éducation dans la mesure où Dewey misait son efficacité sur l’agencement d’un milieu favorisant l’expérience, c’est-à-dire le rapport de l’action à ses conséquences. Avec l’habitus, on a affaire à un environnement sédimenté, fossilisé que l’individu transporte inéluctablement avec lui et sur lequel l’éducateur à peu de prise.

Ainsi Dewey dit-il, de façon très surprenante pour le père de l’éducation tout au long de la vie (Life Long Learning) que :

« On a eu régulièrement tendance à considérer l’éducation des enfants comme une charge relevant de l’Etat, et ce malgré le fait que les enfants incombent avant tout à la famille. Mais la période durant laquelle une éducation effective est possible est celle de l’enfance ; ne pas profiter de cette période comporte des conséquences irréparables. Une négligence peut rarement être compensée plus tard ».[19]

Ces propos sonnent étrangement sous la plume  de Dewey puisqu’on le croyait favorable au refus du dualisme mature/immature. Il rejoint ici Hannah Arendt sur un âge de l’éducation, électivement celui de l’enfance, après lequel tout devient « irréparable ». La pensée de Dewey est donc plus subtile et complexe qu’il y paraît à première vue. Il ne prône pas l’éducation tout au long de la vie comme un continuum sans cesse remodelable et amendable, mais comme une expérience qui ne peut être continue que si les bases de l’ouverture infinie sont acquises.. Ce qui n’a pas été mis en place au titre des expériences premières n’est donc plus compensable. C’est assez inattendu, surtout pour un lecteur d’aujourd’hui sensibilisé au thème de la résilience.

 

 

 

« Les conséquences sociales de l’habitude ont été établies une fois pour toutes par James : « l’habitude est l’énorme volant de la société, son influence conservatrice la plus précieuse…Elle nous condamne tous à nous mesurer à la bataille de la vie d’après les voies de notre culture ou de nos premiers choix, et à nous arranger au mieux d’une poursuite qui ne nous convient pas, parce qu’il n’en existe pas d’autres à laquelle nous soyons aptes et qu’il est trop tard pour tout recommencer. »[20]

Insistance, via James, d’un « trop tard » qui met l’accent sur la nécessité d’une « éducation effective » dans l’enfance, après laquelle toute chance de remédiation se trouve largement hypothéquée. Ce sont donc les expériences premières qui ouvrent où ferment les possibilités d’une expérience continue telle que Dewey la préconise au titre de l’évolution.

Cette force de l’habitude, du câblage précoce, une fois reconnue dans son ampleur, viendra considérablement tiédir les espérances d’une révolution pédagogique :

« Non seulement les désirs et les convictions personnelles sont fonctions des habitudes, mais en outre, les conditions objectives qui fournissent les ressources d’action –ainsi que les limitations et obstructions auxquelles se heurtent cette action – sont des précipités du passé, ce qui perpétue bon gré mal gré son emprise et son pouvoir. La création d’une tabula rasa afin de promouvoir un ordre nouveau est si impossible qu’elle réduit à rien l’espoir des révolutionnaires plein d’entrain... »[21]. Dewey qui fut conseiller éducatif en URSS ne pouvait manquer de lier réforme éducative et révolution politique dans la même difficulté à liquider les « précipités du passé », aussi bien dans les structures sociales que dans les mentalités.

Les « autres significatifs » comme disent les anthropologues anglo-saxons pour désigner les premiers éducateurs, parents ou tuteurs, frayent le réseau des associations psychiques vers lesquels, selon la psychanalyse, tout rétrograde. Il y a donc une pesanteur, une « gravité » du passé, tant au plan personnel qu’au niveau de la société, qui leste et entrave l’expérience que Dewey voulait tout entière tournée vers ses conséquences.

La reconnaissance des « précipités du passé » conduit à relativiser l’idéal d’un changement continu, d’une possibilité permanente de refaire sa vie. D’où cette définition de l’éducation comme expérience continue qui est en même temps celle de la liberté humaine : « devenir dans une certaine mesure différent de ce que nous étions »[22]. « Dans une certaine mesure » seulement, celle-là même qui restreint dès le départ la « malléabilité humaine ».

 

 

 

 

 

 

2) Association, Société, Communauté.

Les transactions interpersonnelles relèvent d’une physique sociale pour laquelle « les êtres humains se comportent en se combinant aussi directement et inconsciemment que le font les atomes, les masses stellaires et les cellules ; et ils se repoussent aussi directement et sans le savoir que ces derniers….Tout cela se passe en vertu de circonstances extérieures, d’une pression extérieure, comme les atomes se combinent ou se séparent en présence d’une charge électrique. » L’idée se retrouve bien sûr chez Bourdieu qui construit à partir d’elle le concept sociologique de « champ » avec ses polarités et ses interférences. Mais cette physique sociale de l’activité associative ne peut expliquer la dimension proprement politique d’une société :

« Mais jamais un degré quelconque d’action collective et agrégée ne constitue par elle-même une communauté… »

« Nous naissons comme êtres organiques associés avec d’autres, mais nous ne naissons pas membres d’une communauté. Les jeunes doivent être initiés aux traditions, aux perspectives et aux intérêts propres d’une communauté par le biais de l’éducation… »

La phrase surprend, tant elle s’écarte du registre de l’expérience et de l’auto-développement sur lesquels Dewey avait fondé sa philosophie de l’éducation. « Les jeunes doivent être initiés aux traditions », retour du devoir et de la tradition qui marquent la limite communautaire de l’éducation progressive. Limite renforcée par cette forte formule parfaitement énigmatique :

« Apprendre à être humain, c’est développer par la communication mutuelle la conscience effective d’être un membre individuel et distinctif d’une communauté… »[23]. Comment devient-on « un membre individuel et distinctif d’une communauté », et comment concilie-t-on l’aspect communautaire et l’aspect individuel de cet apprentissage ?

 Ces lignes instaurent une tension dialectique difficile entre les forces individuelles de développement (growth), l’inertie communautaire de la tradition et du socio-centrisme, et la persistance embusquée du « vieil Adam »(caractérisé par ses impulses). D’une certaine façon, c’est la reconnaissance contrainte que le ciment communautaire se trouve toujours en amont, dans les customs, les us & coutumes historiquement sédimentés. Dewey pense là quelque chose de difficile et qui n’était pas pleinement perçu dans ses essais sur l’éducation du début du siècle : Les associations humaines se constituent péniblement en communautés, or celles-ci sont le terreau indispensable de la démocratie. Pour qu’il y ait démocratie, il faut un démos ! Un peuple et pas seulement une population. Le problème que Dewey perçoit très tôt, tient à ce que les sociétés contemporaines s’affranchissent rapidement de la relation communautaire de proximité. Aussi constituent-elles des réseaux épars qu’aucun centre commun ne semble plus relier. On a là les prémisses des problématiques communautariennes et multiculturalistes telles que les analysera Charles Taylor.

La communauté, au contraire de la simple association transactionnelle, exige la dimension de la représentation , or, aujourd’hui, « le public ne peut s’identifier lui-même… Il y a trop de public, un public trop diffus, trop éparpillé et trop embrouillé dans sa composition… presque rien ne fait le lien entre ces différents publics de sorte qu’ils s’intègrent à un tout. »[24]. S’identifier au Tout, telle est la condition non satisfaite du fonctionnement démocratique classiquement compris (dans la sociologie intégrative de Durkheim, par exemple).

 

 

 

3) Démocratie et Education

Dans son combat pour l’avènement d’une démocratie véritable via l’éducation, Dewey rencontre un objecteur de taille en la personne de Walter Lippman. Dans un livre qui retient particulièrement l’attention de Dewey, Public Opinion (1922), Lippman formule une critique de l’action du sujet sur son environnement. De quoi s’agit-il ? L’homme n’a pas de connaissance directe de son environnement,  mais seulement une connaissance médiate par le biais  de « fictions » ou de représentations qui constituent un « pseudo-environnement » inhérent à l’expérience. Ce ne sont donc pas les éléments et leurs associations réelles qui se donnent dans l’expérience, mais toute la dimension de ce que anthropologues, sociologues et psychanalystes appellent le symbolique. Cette critique revêt une importance considérable parce qu’elle conteste la pertinence du modèle expérimental d’éducation que Dewey emprunte aux sciences de la nature. La présence d’un élément symbolique dans l’expérience vient contrarier ce modèle naturaliste. La fonction sociale n’est pas réductible à une fonction organique parce l’habitus met en jeu dans l’interaction des éléments « inactuels », privés et culturels, qui résultent de la figuration des interdits, des limites. L’habitus, comme nœud du symbolique et de l’imaginaire, est ainsi l’élément fédérateur des associations qui dépassent le simple cadre des relations sociales pour s’organiser en communautés dont la plus évidente est l’Etat, la Nation.

Je crois que cette grande critique de Lippman, on la retrouve, considérablement développée, dans les travaux de Pierre Legendre. Les communautés ne sont pas de simples associations réglées sur l’intérêt commun et la négociation, mais des sociétés agglomérées, agrégées sur une « fiction »constitutive.  Legendre parle du mythe adequat d’une société comme Lacan parlait du mythe personnel du névrosé, ce qui nous montre que du côté du sujet comme du côté de son environnement social, la dimension fictive et symbolique vient perturber les données naturalistes de la situation. La métaphore de l’organicité s’éloigne.

Dès lors, l’éducateur a affaire à une situation éducative qui peut difficilement s’appréhender comme expérience au sens où il s’agit d’évaluer une action en fonction de ses conséquences. Il y a, en sus, une responsabilité politique de l’éducateur au sens où l’enrichissement favorisé de l’expérience individuelle se double d’une adaptation et d’une intégration conjointe à la société telle qu’elle est. Les deux injonctions tirent évidemment dans des directions opposées.

 

 

 

III.  « Freinet, the French Dewey »[25] : Le refus du tiers symbolique.

 

 

 

 

 

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13 octobre 2007 6 13 /10 /octobre /2007 10:41

Conférence à l'université fédérale de Rio de Janeiro dans le cadre de son colloque :

"Clinica da Pos-modernidade,  formas de subjetivaçao, formas de violencia e formas de dessimboliçao".

Rio, O5 septembre 2007

ACTUALITE DE JOHN DEWEY

 

 

 

 

Depuis une quinzaine d’années, les ouvrages, articles et colloques consacrées à John Dewey se multiplient à un rythme soutenu. Je voudrais tenter de saisir les raisons de ce regain d’intérêt, raisons qui nous concernent ici de près puisque je ne crois pas exagéré de dire que son pragmatisme représente la plus importante entreprise de déconstruction des fondements symboliques de nos sociétés jamais menée.

 

 

Je ne vois rien de mieux pour vous introduire à mon propos que le titre programmatique et éloquent du livre de Larry Hickman : Pragmatism As Post-modernism: Lessons from John Dewey (2007).

Titre remarquable, qui justifie à lui seul le succès éditorial que je viens d’évoquer, mais qui pose un problème historique : comment une philosophie développée au début du XX° siècle peut-elle être considérée comme post-moderne, qualificatif qui ne s’applique, on le sait, qu’à une période inaugurée dans les années 1970 ? ( Je vous renvoie aussi bien aux travaux pionniers de Jean François Lyotard, qu’à ceux un peu plus tardifs de Gilles Lipovetzki).

Donc, qu’est-ce qui fait du pragmatisme de John Dewey une philosophie post-moderne, c’est-à-dire une philosophie qui prétend en finir avec toute métaphysique, entendue comme puissance du symbolique, efficacité symbolique? (Je prends le terme dans son sens littéral d’au-delà de la Physis, d’extérieur à la Nature).

 

 

1) John Dewey, philosophe post-moderne.

La résurgence du pragmatisme de Dewey au tournant des XX° et XXI° siècles est probablement, c’est l’hypothèse que je fais, à mettre en regard de ce que Marcel Gauchet se propose d’appeler la révolution de 1975, désignant par là le grand mouvement de désinstitutionalisation et d’abandon décisif du modèle théologico-politique en Occident. Je l’interprète comme ce que Jean Claude Milner a appelé « l’institution nulle ». Les institutions seraient toujours là mais inopérantes, vidées de leur efficace, la fonction de symbolisation en ayant été extirpée. Le couple institution-symbolisation se disjoint dans une crise générale de la représentation. C’est, pour pasticher un titre de Cornélius Castoriadis, l’Institution imaginaire de la société qui est atteinte dans sa légitimité.

L’évanescence institutionnelle signale à la fois « la haine des institutions comme telles » et le retour à la communauté primitive où « l’idéal serait pour les personnes de se rassembler sans règle ».[1] L’éviction de la règle dans les rapports interpersonnels conduit alors à faire de la relation un commerce, dans le sens ambivalent de la fréquentation, de l’entretien (on disait jadis d’une connaissance qu’elle était d’un commerce agréable) et de l’échange marchand :

« Le discours de l’institution nulle… est, à le bien prendre, strictement équivalent au discours capitaliste libéral : une version adaptée de la main invisible d’Adam Smith ».[2]

Aussi la communauté est-elle le rassemblement informel, authentique donc asymbolique, des individus dans l’échange direct, immédiat, emporté par la dynamique du « laisser-faire ».

Resteraient bien sûr à définir exactement les liens unissant le pragmatisme à la critique des institutions. Je fais simplement l’hypothèse qu’ils sont forts. Milner, non sans malice, réfère le « rêve de l’institution nulle » à l’éklêsia sans Eglise des premiers chrétiens, et il vaudrait vraiment la peine de se pencher sur le terreau éminemment religieux qui a vu éclore la pensée pragmatiste. Il en reste encore des signes patents dans le pragmatisme contemporain, par exemple la revendication d’un Prophetic Pragmatism enraciné dans la tradition évangéliste américaine d’un universitaire de stature internationale comme Cornel West. Ce qui fait peut-être du pragmatisme, autre hypothèse, le vecteur religieux de la « sortie de la religion ».

            Face à la fluidité de l’évolutionnisme pragmatique, la question qui se pose est celle de la pertinence du modèle contraire et concurrent, celui de l’anthropologie dogmatique.

Les sociétés humaines, et donc les rapports humains sont-ils « naturels », c’est-à-dire simplement « intéressés », motivés, où relèvent-ils d’un montage dans lequel le symbolique prend une part déterminante ? Car c’est bien ce qui semble en jeu dans le pragmatisme : la pure et simple relégation de l’efficacité symbolique identifiée à une obscurité métaphysique. Bref, une société, une communauté humaine organisée, peut-elle se passer de fondements, c’est-à-dire d’une Référence, en dernière instance métaphysique ? Le pragmatisme de Dewey à Cavell répond franchement par l’affirmative.

 

 

2) la déconstruction pragmatique (envers de la Reconstruction en philosophie)

Avec la reconstruction, on passe d’un modèle agonistique, paradigme du conflit naturel/spirituel (dont l’opposition de la pulsion et du Surmoi sont une des dernières moutures) à un modèle transformiste. J’emploie le mot à dessein dans la mesure où l’évacuation de la différence sexuelle par sa réduction à un pur problème anatomique et hormonal signe le caractère inessentiel des traits définissant la spécificité de la condition humaine. Le refus définitif de l’essentialisme par un courant que définit son empirisme évolutionniste radical mène à considérer tout trait distinctif comme contingent et transitoire. Ce qui exclut toute loi d’airain enserrant les êtres dans une « nature ».

Dans ce registre, l’anthropologie négative d’Elisabeth de Fontenay va au plus loin, puisque le propre de l’homme est inassignable. Il se réduit au « presque rien » qui le sépare mystérieusement et seulement tendanciellement, des animaux supérieurs. [3]

 

 

Toute l’histoire de la pensée depuis Platon a consisté à résoudre le problème de l’inadéquation fondamentale des entités constitutives de l’homme. Par sa reconstruction, Dewey procède à l’abandon pur et simple de ce problème byzantin. On campait, depuis Aristote au moins sur une immutabilité des espèces, ce qui autorisait à ériger l’espèce humaine en absolu problématique. Ce qui vient au premier plan avec la reprise pragmatique de la révolution darwinienne, c’est l’idée de mutation appliquée pour la première fois à l’homme.

Le problème n’est plus alors d’articuler les deux ontologies, corps/esprit, Passion/Raison, res extensa/res cogitans, Conscient/Inconscient…mais de discerner le sens de l’évolution, et, si possible, de l’orienter.[4]

C’est tout le projet de Dewey. Et dans celui-ci, il n’y a plus de place pour ce thème central hérité de la Métaphysique : la question des limites de la nature humaine. Le psychanalyste Jean Pierre Lebrun dans Un monde sans limites et dans son récent La Perversion ordinaire, réutilise et rénove le concept kantien de Transcendantal qu’il définit comme la place vide du Transcendant, ou encore comme la perte originelle de la présence au monde, perte induite par l’emploi du langage. Parler, c’est perdre  la présence, le mot étant le « meurtre de la chose ». On peut repérer là, dans ce transcendantal revisité, un bastion de la résistance à l’idée d’une évolution qui ne connaîtrait pas la limite.

Dans la perspective pragmatiste, la Technique tant dénoncée par Heidegger, devient au contraire le moteur et le vecteur du progrès conçu comme dépassement continuel des limites. Comme si le principe de réalité était en expansion constante, un simple obstacle ponctuel qu’un traitement approprié peut déplacer, repousser. Ce qui n’est pas sans évoquer cette conception politico-historique si spécifiquement américaine de la « nouvelle frontière », cette limite qui n’est qu’une invitation au franchissement, au « dépassement », comme les étendues hostiles du Grand Ouest ou le vide intersidéral. La limite non plus comme interdit mais comme défi, comme incitation à la transgression. Limiter c’est provoquer, créer une situation-problème (en anglais, to have a situation signifie avoir un problème et donc se voir contraint de le résoudre).

Le pragmatisme définit l’homme par sa capacité à repousser les limites qui lui sont historiquement et socialement imparties. Définition contre laquelle l’anthropologie dogmatique s’inscrit en faux.

 

 

3)      l’objection de principe de l’anthropologie dogmatique.

« Fabriquer l’homme, c’est lui dire la limite », dit sans ambages Pierre Legendre.[5]

 « …si le phénomène humain relève du mesurable [et donc intégralement des sciences dures]…la division de l’humain par le langage s’effondre…l’individu n’est plus qu’un bloc indivis, l’être qui ne connaît pas la division ».[6]

            Ainsi le pragmatisme se présente-t-il, a contrario, comme la véritable philosophie de l’individu, de l’indivis, par opposition aux philosophies du sujet, soumis lui au clivage.

Legendre insiste sur la « structure dramatique de l’esprit humain… l’homme vit ayant affaire à la théâtralisation de son être et de l’être du monde par les images et par les mots ».[7]

Cette théâtralisation pourrait assez bien fonctionner comme l’envers de l’expérience pragmatique, puisqu’elle représente la prise culturelle sur le sujet, son identité indisponible.

« Le sujet humain, pour entrer dans le langage, est confronté à l’institution  de la séparation, séparation d’avec les choses, d’avec les êtres et d’avec moi par les mots »[8], ce qui fait de « la limite …la condition même de la vie symbolique ».[9] Instituer c’est séparer.

La limite était double :

-naturelle (physiologique) : elle définit l’impossible.

-symbolique (culturelle)    : elle définit l’interdit.

Or, l’interdit, dès lors qu’il n’est plus porté par le théologico-politique devient problématique, et l’impossible se voit subverti par le progrès des techno-sciences (je puis procréer, quand bien même je serais une femme ménopausée, je peux devenir un homme si je suis une femme et réciproquement, je puis tendanciellement conjurer la mort par l’accroissement indéfini de l’espérance de vie, et à cet égard, nous venons d’apprendre de chercheurs danois l’existence de bactéries autorégénérées, appartenant à l'espèce Arthrobacter, susceptibles de vivre plusieurs centaines de milliers d’années, ).

Dans le même registre, Jean Pierre Dupuy évoquait lundi dernier à la Maison de France de Rio lors de sa conférence ce propos d’un des papes des nanotechnologies, le nord-américain Ray Kurzweil : « I view disease and death as problems to be overcome ». On trouvera difficilement formulation plus pragmatique. La limite, jadis absolue, devient « problème », obstacle à surmonter.

Cette possibilité d’une transgression des limites inflige une sorte de camouflet, de démenti à la nécessité d’ « instituer la vie » dont Legendre disait que si elle n’était pas satisfaite, les nouvelles générations encouraient « le risque d’être confrontées à l’anéantissement symbolique ».[10] Mais à quoi bon s’embarrasser de limites institutionnelles si ces barrières ne constituent qu’une difficulté à surmonter, un problème à résoudre ?

 

 

4)      La relance post-moderne de la querelle médiévale des universaux ( portrait de Dewey en nouveau nominaliste)

Le revirement pragmatique du dernier XX° siècle m’apparaît comme le renversement du linguistic turn qui fît de la langue et de son analyse scientifique la pierre d’achoppement de toutes les sciences humaines. Tournant linguistique qui semblait développer exhaustivement la problématique aristotélicienne du vivant doté du logos : qu’est-ce que çà implique, pour l’homme, d’avoir le langage ? Très largement, ce qu’il est convenu d’appeler « symbolique », procède d’une application de la linguistique à l’anthropologie, à la psychanalyse, à la critique littéraire, à la sociologie….En cela elle redéploie quelque chose comme une nouvelle scolastique, une renaissance du trivium où la grammaire et surtout la Logique pilotent et encadrent toutes les disciplines subalternes. Le retour du pragmatisme constitue la réaction la plus forte contre ce « libéralisme » intellectuel.

Le structuralisme en France, le positivisme logique dans les pays anglo-saxons font du langage le noyau dur de la question anthropologique. Dewey semble considérablement minimiser cette importance du langage dans le fait humain. C’est « l’outil des outils » dira-t-il sobrement. Ni plus ni moins. Pas de quoi en tous cas en faire une fonction symbolique qui primerait toutes les autres. L’ustensilité même du langage le prive de cette aura symbolique.

Dans un article récent consacré au grand roi assyrien Assurbanipal, j’ai trouvé comme l’épure parfaite de la fonction symbolique. Lors des fouilles de Ninive, les archéologues ont découvert dans les fondations de la ville, les Annales du roi, textes historiographiques dans lesquels le souverain certifie qu’il sait lire le summérien, langue morte depuis des siècles et devenue purement liturgique, à l’instar de notre latin médiéval. La référence à des signifiants hiératique enfouis dans des fondations et servant de caution légitime à une fonction, ici suprême, n’est-ce pas une représentation éclairante de l’idée de fondement, par opposition à la procédure de « finding as founding » que Stanley Cavell décline à partir de Dewey et qui fait de l’expérience une sorte de work in progress dans lequel l’agir humain se fonde lui-même au fur et à mesure de son avancée. Ici, les fondements surviennent d’eux-mêmes, comme la marche se prouve en marchant, sans préalable aucun. Le fondement symbolique est a priori, principiel, l’expérience, elle, est tout entière orientée vers sa réalisation, vers sa conséquence, elle est forward,  selon l’adverbe récurrent de Dewey pour la définir, elle se fonde, pour ainsi dire, vers l’avant, et non en référence à une origine .

Le symbolique est backward, rétrograde, l’expérience est forward, progressive.

 

 

5)      le refus de l’essentialisme et ses conséquences en psychologie.

Le concept pragmatiste d’expérience induit forcément une double appréhension de la psychopathologie. Elle la naturalise et la relativise.

a) Naturalisation.

L’épistémologue Pierre Henri Castel signale le « remplacement (ou déplacement) de la névrose obsessionnelle par les TOC » et la « naturalisation délibérée de  l’intentionnalité de l’agir humain »

« Ce double mouvement de dé-sémantisation et de dé-moralisation des symptômes obsessionnels traditionnels s’est logiquement inscrit dans la re-médicalisation de toute la pathologie mentale, portée désormais par les neurosciences, toute médicalisation étant par essence naturalisation de facto des aspects psychiques et subjectifs de la vie. »[11]

Un des aspects du pragmatisme, pris sur le versant naturaliste, consiste donc à naturaliser et donc à « dé-sémantiser » les symptômes, c’est-à-dire à en araser le rapport au symbolique. Un autre aspect, assez discordant d’ailleurs avec le précédent, sur le versant évolutionniste cette fois, tient à la plasticité des critères :

b) Relativisme.

 

“Like all practical kinds, diseases cannot be fully defined with respect to inherent properties”.

 

The facts of evolution suggest that any criteria set will eventually become outdated”.[12]

 

Les catégories pratiques sont des catégories molles (elles ne décrivent pas de propriétés

assertées mais des relations et des réactions) et des catégories précaires (historiques, elles

sont sujettes à la péremption, à l’obsolescence).

                         Naturalisme et évolutionnisme permettent de penser à terme la double levée de l’interdit et

                         de l’impossible qui présentent les deux modalités de la limite, donc de la Loi comme

                         expression d’un absolu. Cette possibilité, sans cesse réactualisée, de franchissement des

                         limites mène à une redéfinition de la condition humaine. C’est exactement ce que propose

                         le courant transhumaniste.

 

 

6) Vers un Transhumanisme pragmatique

 Une courte indication suffira à faire entendre pourquoi j’inscris le transhumanisme dans le    prolongement du pragmatisme.[13]

L’article 1 de la « The Transhumanist Declaration (2002) stipule « the feasibility of redesigning the human condition, including such parameters as the inevitability of aging, limitations on human and artificial intellects, unchosen psychology, suffering…”

 

L’article 4 affirme : “We seek personal growth beyond our current biological limitations.”

 

“Growth”, le développement, la croissance, l’extension mais qui comprend ici la possibilité et le désir de la mutation puisqu’il s’agit de déborder, de dépasser les « limites biologiques » des capacités humaines, « growth » était justement le mot récurrent utilisé par Dewey dans Experience & Nature pour désigner l’efficacité de l’expérience. 

 

 

7) Dénaturation ancienne et nouvelle.

« …tout dégénère entre les mains de l’homme…il bouleverse tout, il défigure tout, il aime la difformité, les monstres ; il ne veut rien tel que l’a fait la nature, … », écrit Rousseau au premier livre de l’Emile.[14]

« Il ne veut rien tel que l’a fait la nature ». Voilà bien pointée, au beau milieu du siècle des Lumières qui théorisera comme jamais l’idée de Nature (qu’on songe à Buffon dont l’essentiel de l’Histoire naturelle inspiratrice de Lamarck et de Darwin a déjà paru lorsque Rousseau donne l’Emile à l’impression en 1761), la divergence fondamentale, l’incompatibilité entre la nature et la  monstruosité humaine par lequel la nature dégénère.

L’homme était donc perçu comme une force de dégénérescence, un pouvoir de dénaturation (Rousseau emploiera le mot), bref une puissance d’agir opposée à la nature et à son cours. C’est ce clivage, reprise et avatar du dualisme philosophique que le pragmatisme s’emploie à réduire, à détruire. Les réalisations les plus technicienne, les plus monstrueuses, appartiennent à l’évolution, et en cela, elles ne peuvent être que naturelles.

Nous aurions donc affaire à deux types antagonistes de dénaturation, l’une classique et originelle qui fonde le dualisme méta-physique, l’autre postmoderne qui procède à l’orientation accélérée de l’évolution.

La première, très tôt, représente l’être humain en animal composite. Chimères, centaures et sirènes figurent le montage dont la Sphynge est le mythe parfait, monstre hybride qui parle par énigme. C’est cette représentation dyadique que le pragmatisme discrédite en le remplaçant par une conception amibienne, protéiforme. Il ne s’agit plus d’un assemblage pour lequel la synthèse fait toujours problème, est le problème anthropologique par excellence, mais d’une combinaison fluctuante d’éléments soumis aux aléas, combinaison qu’il s’agit non de créer, mais, selon le mot de Dewey, d’orienter.

 

 

 

 

 

 

Toutefois, l’opposition terme à terme du pragmatisme et de l’anthropologie dogmatique ne constitue pas une alternative aussi tranchée qu’il y paraît, et ce par ce qu’il me semble absolument impossible de réduire la pensée de Dewey à un simple individualisme évolutionniste.   Au cœur de la réflexion de Dewey, le problème démocratique l’oblige à penser le lien politique dans des termes qui ne peuvent que se révéler inadéquats aux problématiques de l’expérience. C’est la croix du pragmatisme ; et ce n’est certes pas un hasard si Rorty, tout en ne cessant de se réclamer de Dewey, explore ce qu’il appelle la position de l’ironiste qui consiste à envisager la solidarité démocratique comme le partage, non de valeurs ou d’objectifs communs, mais comme le partage d’un « espoir égoïste commun ».[15]

« L’ironiste fait simplement des efforts d’autonomie. Il essaie de se défaire des contingences héritées pour faire ses contingences propres »[16], ce qui le conduit à ne plus « croire que les ressorts de l’accomplissement privé et la solidarité humaine sont les mêmes ». « Autocréation (sic) et politique » divorcent.[17]

Et bien je crois que Dewey est justement celui qui, ayant porté le pragmatisme naissant à son optimum d’expression, en refuserait les conséquences que Rorty croit pouvoir en tirer. Avec le risque, qui reste à discuter, de l’incohérence. Car si l’individualisme pragmatique d’un Rorty réfute par avance l’objection, il n’en est pas de même pour un pragmatisme démocratique qui demeure au plus haut point problématique puisqu’il prétend faire de l’expérience purement individuelle le moteur même du progrès social. Dans un récent article où il reconnaît Dewey comme « le vrai penseur de l’école de la démocratie au XX° », Marcel Gauchet conclut : « la question est de savoir si l’expérience de l’individu le conduit naturellement à comprendre les expériences d’autrui…Il y a des raisons d’en douter ».[18]

 

 

 

 

            En conclusion

 

 

J’ai essayé de suggérer que la postmodernité semble proposer une alternative hésitante entre deux directions antinomiques. L’anthropologie dogmatique d’une part et le pragmatisme au pôle opposé. L’une représente une continuité de la modernité, avec son dualisme prolongé du symbolique et du physiologique. L’autre assume le dépassement moniste de ce dualisme.

Nous avons donc à nous déterminer face à cette alternative sans précédent (puisque seul le prodigieux progrès contemporain des biotechnologies pouvait donner corps, c’est bien le cas de le dire, à une doctrine philosophique évolutionniste et empiriste qui serait sans cela demeurée largement utopique après les déceptions de la révolution éducative).

Cette alternative donc, offre trois possibilités. Soit on opte pour l’un ou l’autre des membres de l’alternative. Soit on s’essaye à un compromis entre les deux. C’est probablement dans cette troisième voie que nous nous engageons, mais avec cette fragilité, cette précarité propres au compromis dans le difficile alliage des contraires : Peut-on longtemps être pragmatique ou dogmatique à demi ? Ou pour reprendre une idée chère à Rorty, peut-on être politiquement dogmatique et personnellement pragmatique sans contradiction ?

On le peut parce qu’on ne peut faire autrement répondrait sans doute Dewey qui souligne en plusieurs endroits le décalage inévitable entre la « malléabilité de la nature humaine » et la persistance pétrifiante des institutions et des habitus qu’elles inculquent.[19]

Il me semble que Dewey, bien malgré lui, doit, par la plus grande des probités  intellectuelles, réinstaurer dans son analyse le dualisme honni qu’il croyait en avoir définitivement chassé.

L’expérience est à la fois ce qui rend compte de la perfectibilité et de l’originalité individuelle, et ce qui fait entrave au lien social.[20]

Dès lors, le hiatus est consommé entre l’altérabilité indéfinie du plan individuel et la gravité du plan socio-politique qui l’institue.

 

 

Un mot encore pour finir et me faire bien comprendre.

Je ne prétends pas du tout que Dewey soit le prophète de la postmodernité, ni même son génial précurseur. Je crois simplement que la lecture inévitablement anachronique de beaucoup de ses textes prennent aujourd’hui une tout autre résonance que celle qu’il souhaitait impulser.

Ainsi, lorsqu’il parlait de « malléabilité de la nature humaine », ne pouvait-il se douter, avant la découverte de la structure ADN du génome humain, du sens explosif qu’allait prendre cette expression, désormais prise à la lettre.

De même, je vous laisse deviner l’interprétation qui vient aujourd’hui à l’esprit à la lecture de sa définition de la liberté : « la liberté …consiste à aller jusqu’au bout, à …continuer sa route à travers des difficultés, dans la voie choisie… »[21]

Bref, c’est moins l’œuvre de Dewey, replacée dans son contexte dans une perspective savante et critique que j’évoque ici, que son « actualité », c’est-à-dire la lecture que la pensée contemporaine en fait afin de soutenir sa compréhension du monde comme il va.

 

 

 

 


[1] Jean Claude Milner, 1984, De l’Ecole, Seuil, pp 54 & 55.

[2] Ibid. p. 61

[3] Elisabeth de Fontenay, 2001, L’exproprié : Comment l’homme s’est exclu de la nature, dans : Aux origines de l’humanité, Vol.2, Pascal Picq & Yves Copens (dir.), Fayard, p.485.

Voir aussi : Jacques Derrida & Elisabeth Roudinesco, 2001, De quoi demain… dialogue, Fayard-Galilée, notamment ce passage de la page 112 sous la plume de Derrida :

« aucun des traits par lesquels la philosophie ou la culture…ont cru reconnaître ce « propre de l’homme » n’est rigoureusement réservé à ce que nous, les hommes, appelons homme ».

[4] « la véritable « matière » de l’expérience est composée de lignes d’action à visée adaptative…l’expérience porte en elle des principes de connexion et d’organisation. Cette organisation inhérente à la vie rend superflue toute synthèse sura-naturelle et supra-empirique ». John Dewey, Reconstruction en philosophie, traduction française de P.Di Mascio, Farrago, 2003, p. 149.

[5] Pierre Legendre, 1996, La fabrique de l’homme occidental, Mille & une nuits, p.22

[6] Ibid. p. 101.

 

[7] Ibid. p. 110

 

[8] P.Legendre, 1999, Sur la question dogmatique en Occident, Fayard, p. 219.

 

[9] Ibid. p. 221.

 

[10] Ibid. p 210

 

[11] Pierre Henri Castel, « De la névrose obsessionnelle aux TOC : remarques sur le passage du paradigme psychanalytique au paradigme cognitivo-comportementaliste » (sur son site : Philosophie de l’esprit, Psychopathologie, Psychanalyse).                                                            &n

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