PATRICK BERTHIER
Université PARIS 8
Intervention au XIX° séminaire de l’AVVEJ
Lamoura, 26 septembre 2007.
La transmission en éducation :
Légitimité & Nécessité.
Je voudrais partir de l’intitulé même du séminaire et dire en quoi il est problématique et donc particulièrement bien choisi. En effet, si la nécessité de l’éducation ne fait à première vue pas problème, ce n’est pas du tout le cas de sa légitimité. D’où une difficulté à lier deux instances pourtant perçues comme corrélées. Je crois que cela remonte à loin, au moment où la notion d’autorité périclite sous la critique d’une réflexion démocratique radicale, c’est-à-dire étendue à toutes les relations sociales, telle qu’elle s’inaugure au début du XX° siècle dans la société industrielle américaine.
Le premier chapitre de Démocratie & Education (1916) a pour titre : l’éducation comme nécessité vitale. C’est assez dire que John Dewey souscrit sans réserve à ce que Kant, après bien d’autres, avait analysé comme un impératif spécifiquement humain : parce que l’espèce humaine est dénuée d’instinct, une génération doit faire l’éducation de l’autre.
Une dizaine d’années plus tard Dewey écrit Le Public et ses problèmes (1927) qui pose la question de la légitimité de ceux qui occupent une charge sociale, notamment les personnels d’administration et les éducateurs. Et là les choses se compliquent.
Autant la nécessité va de soi, autant la légitimité est problématique.
C’est ce passage un peu paradoxal d’une nécessité évidente à une légitimité douteuse que je voudrais interroger. Autrement formulé, comment ce qui est nécessaire pourrait-il être illégitime ?
Dewey, vous le savez, est à l’origine de courants puissamment novateurs en éducation. Pour ne citer que les francophones, il a largement inspiré Ovide Decroly, Célestin Freinet, et bien d’autres. Cette influence perdure, bien sûr, mais on redécouvre aujourd’hui une dimension de son œuvre moins doctrinale et plus problématique. Le Dewey, bien connu des pédagogues de la première moitié du XX° siècle se réduit à quelques opuscules du tout début du siècle comme School & Society (1900), How we think (1910) ou de la fin du précédent comme My pedagogic creed (1897). L’œuvre complète compte trente sept volumes ! On mesure l’écart, qui n’est pas que quantitatif, entre les quelques feuillets qui l’ont rendu célèbre et même incontournable, et la dimension encyclopédique de ses écrits. Le décisif Democracy and Education de 1916 ne sera traduit en français qu’en 1975 et l’activité de Dewey se prolongera jusqu’à son décès en 1952. Ces quelques dates suffisent à comprendre que Dewey nous est à la fois familier et mal connu. Nous connaissons le militant de l’éducation « progressive », nous ignorons presque tout des investigations éthique, politique, anthropologique du philosophe. Ainsi, un ouvrage à paraître en décembre porte un titre qui ne devrait pas manquer de surprendre : Pragmatism as postmodernism : Lessons from John Dewey ( Larry Hickman), comme si le philosophe américain tenait les deux bouts de l’éducation contemporaine : la rénovation pédagogique du début du XX° siècle et les tribulations et contradictions de la transmission à l’heure de la postmodernité.
Ce sont ces deux bouts de la chaîne que je vous invite à considérer. Ce qui me permettra de procéder très simplement en deux temps. Le premier pour revisiter la doctrine de Dewey telle qu’il l’expose dans Démocratie & Education. Le second pour inventorier les problèmes de légitimité que l’ouvrage laissait en suspens. Dans un possible troisième temps, j’envisagerai la postérité de Dewey, ou plutôt sa reprise quasi mimétique par Freinet.
I. Dans le domaine qui nous concerne ici, l’action légitime de l’éducateur, quelles sont les « leçons de Dewey » ?
Je crois qu’on peut les rassembler sous 6 rubriques, dictée chacune par un grand principe : la non-directivité, le refus d’une finalité universelle, l’abandon de l’idée de formation au profit de celle de développement, l’intérêt, l’expérience. Le sixième principe viendra interroger et perturber l’ensemble cohérent ainsi constitué ; il concerne la démocratie et, au-delà, les modes de cohésion des associations humaines.
1) Non-directivité.
Au chapitre 3, Dewey établit l’impossibilité de la directivité. « On peut bien » dit-il « mener un cheval à l’abreuvoir, mais on ne peut l’obliger à boire ; de même, ce n’est pas parce qu’on peut emprisonner un homme dans un pénitencier qu’on va le rendre pénitent ». On ne peut diriger de l’extérieur des dispositions intérieures. Les êtres humains étant fortement individualisés, on ne peut directement influencer l’expérience qu’ils font du monde. L’exemple du prisonnier me semble particulièrement parlant. Si le but est de le retirer de la société pour l’empêcher de nuire, la prison est une solution adéquate ; mais si on voulait amener le détenu à résipiscence ou à contrition, alors le châtiment ne garantit rien. Il n’ y a pas de moyen d’influencer directement des comportements qu’on ne peut diriger mais seulement réorienter dans un nouvel environnement. L’éducateur peut agir sur le milieu éducatif, sur les conditions de l’expérience, non sur le sujet de l’expérience.
2) La fin de la finalité.
Dewey a révolutionné les idées éducatives en abandonnant le principe humaniste d’une finalité idéale de l’éducation. Kant, dans une conception qui a inspiré très largement nos systèmes éducatifs, considérait qu’ « on ne doit pas seulement éduquer les enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur possible et meilleur, c’est-à-dire conformément à l’Idée d’humanité et à sa destination totale ». Dewey renverse complètement cette idée téléologique d’une destination, pour ne pas dire d’un destin qui serait déjà prescrit dans un idéal humaniste. Pour lui, l’humain se définit essentiellement par sa plasticité et sa perméabilité aux conditions toujours changeantes qui lui sont faîtes. Partant, l’éducation est toujours un processus qui ne concerne que le présent et la présence. On voit tout de suite que cette répudiation de l’idéal supprime du même coup toute détention d’autorité. L’éducateur kantien, même si c’était souvent sans le savoir, tenait sa légitimité des finalités préétablies de l’éducation. Dès lors que celles-ci disparaissent avec les utopies métaphysiques d’un homme idéal dans une société idéale, l’éducation se voit rabattue sur le traitement du présent. « L’homme est l’animal qui a besoin d’un maître » pour progresser vers l’idéal de rationalité affirmait Kant. Dès que cet idéal s’évanouit, le maître, comme tel, devient superflu.
La croissance, l’épanouissement (Growth), l’auto-développement de l’individu au présent, voilà ce qui fait de l’éducation selon Dewey un processus qui est à lui-même sa propre finalité. Un enrichissement continu des expériences.
3) Abandon de l’éducation comme formation au profit du développement.
« l’éducateur, comme le fermier, a certaines choses à faire, certaines ressources pour le faire, et certains obstacles à surmonter. Les conditions auxquelles le fermier à affaire, obstacles et ressources, ont leurs propres structures, indépendantes du but qu’il poursuit…(semences, géologie, outils, conditions climatiques…) Son objectif consiste simplement à utiliser ces diverses conditions, de faire en sorte qu’elles agissent ensemble et non les unes contre les autres… C’est la même chose pour l’éducateur, qu’il soit parent ou enseignant. Il est aussi absurde pour ce dernier d’imposer ses propres buts au développement (growth) d’un enfant que pour le paysan d’imposer un idéal d’agriculture ne tenant aucun compte des conditions d’exploitation… »
Dewey retrouve là l’origine du terme culture. On cultive l’esprit comme on cultive un champ. La métaphore, mais ce n’en est pas vraiment une, tant il s’agit de la même chose, date de Cicéron : « un champ, si fertile soit-il, ne peut être productif sans culture, et c’est la même chose pour l’âme sans enseignement ». L’éducation s’apparente donc à la mise en culture d’un sol préexistant. Cultiver signifie faire croître, faire pousser, assurer le développement , la germination de quelque chose qui existe déjà. J’insiste sur cette métaphore agricole parce qu’elle me semble contraire à la démarche platonicienne qui voulait former, c’est à dire couler le matériau humain dans un moule idéal. La métaphore de la sculpture, celle de la « formation » s’oppose à celle de la culture pour laquelle il n’y a pas de modèle à appliquer mais seulement une croissance à favoriser. On voit que s’il y a bel et bien une autorité de l’éducateur-sculpteur sur son œuvre, il ne saurait y en avoir pour l’éducateur-fermier sur sa récolte. Ce n’est pour lui qu’une question d’efficacité car il n’est que l’agent d’un processus et non le maître d’œuvre d’une réalisation idéale comme Pygmalion.
Cultiver, ce n’est pas transformer. Favoriser la croissance, ce n’est pas réaliser un modèle avec une matière première.
« L’éducation, comme telle, n’a pas de but. Seules les personnes réelles, parents, éducateurs…en ont. En conséquence, leurs objectifs (purposes) sont indéfiniment variés, différents selon les enfants et changeants au fur et à mesure de leur développement… »
L’éducation consiste à « libérer et diriger les énergies d’une situation concrète ».
Seuls les éducateurs particuliers poursuivent un but éducatif : formule qui signe l’inanité de l’institution. « L’éducation comme telle n’a pas de but » : toute la philosophie de l’éducation depuis Platon reposait au contraire sur la recherche et la clarification de la finalité universelle de l’éducation (idéal humaniste de la Renaissance, idéal de l’honnête homme des Lumières…). Dewey nous apprend que l’éducation est une fonction (assurer et favoriser le développement, growth) et que, comme telle, elle n’a pas de but, de visée ultime, de « fin » prescrite et définie (en ce sens, Dewey aurait été l’adversaire de la pédagogie par objectifs qui fixe à l’avance des compétences à acquérir avec son cortège programmatique de fins, d’objectifs généraux et de buts intermédiaires dans une ingénierie pédagogique. L’idée d’un plan à réaliser, sur le modèle de l’architecture, est complètement étranger à la théorie de l’expérience).
L’éducation « est fondée sur les activités et besoins intrinsèques de l’individu a éduquer ».
Un fondement intrinsèque à l’individu afin d’obvier aux « vices des fins imposés ». C’est l’idée même d’une altérité qui se voit ici déboutée. (Altérité qui se trouve justement, selon Marcel Gauchet, au principe de la constitution du sujet comme « être de l’Autre ». Lacan ne disait pas autre chose en affirmant que l’Autre me constitue comme sujet alors qu’il n’existe pas).
4) Intérêt
Au chapitre 10, Intérêt & Discipline, Dewey oppose les attitudes du spectateur et du participant. « L’un est comme un prisonnier regardant la pluie tomber à travers les barreaux de sa cellule ; çà lui est égal…L’autre est comme un homme qui a projeté une sortie pour le lendemain et que le mauvais temps persistant va frustrer. Bien sûr ses réactions n’auront aucune incidence sur le temps qu’il fait, mais il peut prendre des dispositions » afin d’ajuster son projet aux conditions.On retrouve dans cette illustration de l’intérêt, comme dans l’exemple du fermier, ce qui assure la dynamique de l’expérience éducative : l’opposition d’une intention (purpose) et de conditions potentiellement défavorables. L’intérêt suppose que le participant, contrairement au spectateur, envisage les conséquences de son intention mise en acte. Aussi, « l’intérêt et les buts poursuivis sont-ils nécessairement connexes ». Ce qu’ils ne sont pas lorsqu’une orientation directive est imposée de l’extérieur. L’autorité contraint sans influencer, c’est-à-dire sans jouer sur l’intérêt. Dewey nie l’influence, la translation d’une volonté à une autre dans un rapport directement interpersonnel qui relève sans doute pour lui de la fascination, pour ne pas dire de la fascisation des esprits (l’influence sera de plus en plus à entendre comme une mise « sous influence », une perte de personnalité, au fur et à mesure que sa réflexion rencontrera les phénomènes totalitaires de l’entre-deux guerres).
« L’intérêt, la préoccupation (concern), signifient que le moi (self) et le monde sont engagés l’un et l’autre dans une situation évolutive (developing situation) ».
L’intérêt, l’expérience, définissent un espace d’intervention où la transmission semble hors-jeu, dans la mesure où elle suppose un transfert de connaissance et de compétences d’un individu qui sait à un autre qui ne sait pas. L’intérêt et l’expérience, toujours propres, individuels, assignent à l’éducateur un rôle de « guidance », d’ « accompagnement », de soutien, bref de « relation d’aide » dans le rapport du moi au monde, dans la « situation évolutive » du moment. Sa légitimité ne peut excéder celle d’une personne ressource dans le cadre d’une aide au développement. (Dans un langage sportif d’actualité, on pourrait dire qu’il s’agit en somme de se passer du Coach, alors que justement, le sport contemporain nous révèle que le rôle de celui-ci monte chaque jour en puissance avec des aspects parfaitement tyranniques. Cf. le cas de la nageuse Laure Manaudou et de son ex-entraîneur, ou encore les objurgations rugueuses de Bernard Laporte, entraîneur du XV de France. On revendique la libération des enfants à l’école, dans le temps même où ils se passionnent pour des sports dont la pratique est extrêmement encadrée et même coercitive).
Il faut bien sûr s’empresser d’ajouter que l’intérêt ne peut être suscité artificiellement, c’est-à-dire de l’extérieur par l’éducateur. Le remède au manque d’intérêt qui fait de l’éduqué un spectateur indifférent ne consiste pas à « mettre un appât sur l’hameçon » mais à « découvrir les objets et les modes d’action qui sont en rapport avec les dispositions et les forces en présence ».
Il ne s’agit donc pas d’ « intéresser » les enfants, au sens d’une ruse pédagogique qui consisterait à leur faire apprécier une activité pour laquelle il n’ont spontanément pas de goût. Dewey propose au contraire de partir de leurs dispositions présentes. Il ne s’agit jamais de « rendre intéressante » une activité qui ne le serait pas en elle-même dans le temps qu’on lui consacre.
« L’intérêt mesure le degré d’emprise d’un projet sur le sujet qui œuvre à sa réalisation ».
5) Expérience.
« …l’expérience ne dépasse jamais le particulier, le contingent…seule une puissance qui transcende toute expérience possible…peut atteindre à une autorité, à une direction certaine, nécessaire et universelle » . Cette puissance prend donc, dans son exercice même, la forme d’un abus de pouvoir. L’autorité n’est rien d’autre que la transcendance de l’expérience, un pouvoir extérieur et supérieur à elle, une instance qui prétend surplomber la vie, pour ne pas dire la plomber tout court !
« L’expérience est toujours l’expérience de vie actuelle de quelqu’un en particulier », une expérience, donc, qui ne peut être vécue que par le sujet lui-même, en première personne. On ne peut transmettre le résultat et le profit d’une expérience vécue par un autre (thèse qui me paraît des plus discutables puisque presque toute la littérature, l’expérience de la lecture joue sur le registre de la distance à ce qui m’est conté. Pas besoin d’être guerrier, navigateur, roi et polythéiste pour « vivre » les tribulations d’Ulysse dans l’Odyssée).
A l’énoncé de cette recension on pourrait croire que Dewey ne vise que l’émancipation individuelle, ce qui le rendrait proche des libertariens américains.
Il n’en est rien parce que la théorie de l’évolution individuelle croise dès l’origine la question de la conception démocratique en matière d’éducation.
6) Démocratie.
« La démocratie est plus qu’une forme de gouvernement ; c’est d’abord et avant tout une modalité de la vie en association, de l’expérience conjointe ».
« L’éducation comme fonction et processus social n’a pas de sens défini que relativement à un type de société ». Il n’y a donc pas d’éducation en général, valable partout et pour tous. L’éducation est une fonction de la situation actuelle d’une société déterminée.
« L’idée de démocratie est une idée plus large et plus complète que ce dont un Etat peut donner l’exemple…Pour être réalisée, cette idée doit effectuer tous les modes d’association humaine : la famille, l’école, l’usine, la religion ».
II. Le problème de l’éducation en démocratie.
Si l’on s’en tenait à cette analyse du développement individuel par l’expérience, Dewey apparaîtrait un peu comme une sorte de succédané du précepteur de l’Emile de Rousseau, un éducateur en charge de l’épanouissement d’un seul être, particulier et unique dans son rapport au monde. Mais justement, ce rapport au monde est chez Dewey, d’abord et avant tout un rapport associatif.
Dans I Believe (1939), il écrit : « les individus seront toujours le centre et le couronnement de l’expérience, mais ce que l’individu est réellement au cours de l’expérience de sa vie dépend de la nature et du mouvement de la vie en association… ».
Reconnaissance donc que si l’expérience reste toujours irréductiblement individuelle, l’individu n’est pas premier mais émane d’une vie associative. Ce qui oblige Dewey à dépasser l’horizon éducatif du seul épanouissement individuel pour atteindre la strate foncière d’une psycho-sociologie fournissant à la psychologie des personnes ses matériaux sous la forme de ce que les anthropologues appellent la culture propre d’une société.
1) Habits.
Les préceptes éducatifs de Dewey, l’expérience, l’intérêt, la non-directivité… reposent sur une psycho-sociologie étayée sur l’analyse de la notion d’habitus, je traduit ainsi le mot habit, tant je suis persuadé que le concept de Bourdieu doit presque tout au pragmatisme.
En anglais le mot habit est fortement connoté. Il signifie bien sûr habitude, comportement usuel, coutume mais aussi très souvent addiction, accoutumance, dépendance, manie. En ce sens, parfaitement repéré par Dewey, l’habitus est un schème de comportement qui vient pétrifier la naturelle plasticité humaine. Car le propre de la nature humaine est d’être originellement malléable, durablement immature c’est-à-dire indéterminée. C’est la fusion originelle d’une existence malléable et d’un entourage déterminé qui va venir limiter sensiblement les espoirs de l’expérience continue, de l’éducation continue.
« Les habitus sont des fonctions sociales. Comme les fonctions physiologiques, telles que la respiration ou la digestion, elles sont une interaction entre les organismes humains et leur environnement » de telle sorte que les « mentalités individuelles sont le produit de la coutume et non le contraire ». Citation qui permet de vérifier que l’individu, quoique le seul et véritable sujet de l’éducation, n’est pas premier, qu’il est un produit dérivé des associations auxquelles il prend part.
Dans sa psycho-sociologie (Human Nature & Conduct, 1922), Dewey en vient rapidement à opposer les pulsions (impulses) aux habitus, comme les forces vives individuelles aux rigidités collectives intériorisées (il est lecteur de Freud). Ce qui l’amène à la conclusion que ce n’est pas la base organique, impulsive qui entrave tout progrès, mais au contraire les habitus socialement contractés. « C’est précisément la coutume [dans laquelle il faut entendre l’accoutumance] qui a la plus grande inertie… qui est le moins susceptible d’altération ; alors que les instincts sont plus rapidement modifiables, plus sujet à la réorientation éducative ».
« Dans la vie humaine, la force du décalage (lag) est considérable ».
Décalage entre les pulsions et les habitus. Ce pourquoi les premières sont souvent en conflit avec les seconds. Mais aussi décalage entre les « mentalités » héritées et les rapides transformations environnementales. L’habitus est ainsi ce qui résiste au progrès continu de l’expérience. Cette réflexion sur l’habitus me semble borner les pouvoirs de l’éducation dans la mesure où Dewey misait son efficacité sur l’agencement d’un milieu favorisant l’expérience, c’est-à-dire le rapport de l’action à ses conséquences. Avec l’habitus, on a affaire à un environnement sédimenté, fossilisé que l’individu transporte inéluctablement avec lui et sur lequel l’éducateur à peu de prise.
Ainsi Dewey dit-il, de façon très surprenante pour le père de l’éducation tout au long de la vie (Life Long Learning) que :
« On a eu régulièrement tendance à considérer l’éducation des enfants comme une charge relevant de l’Etat, et ce malgré le fait que les enfants incombent avant tout à la famille. Mais la période durant laquelle une éducation effective est possible est celle de l’enfance ; ne pas profiter de cette période comporte des conséquences irréparables. Une négligence peut rarement être compensée plus tard ».
Ces propos sonnent étrangement sous la plume de Dewey puisqu’on le croyait favorable au refus du dualisme mature/immature. Il rejoint ici Hannah Arendt sur un âge de l’éducation, électivement celui de l’enfance, après lequel tout devient « irréparable ». La pensée de Dewey est donc plus subtile et complexe qu’il y paraît à première vue. Il ne prône pas l’éducation tout au long de la vie comme un continuum sans cesse remodelable et amendable, mais comme une expérience qui ne peut être continue que si les bases de l’ouverture infinie sont acquises.. Ce qui n’a pas été mis en place au titre des expériences premières n’est donc plus compensable. C’est assez inattendu, surtout pour un lecteur d’aujourd’hui sensibilisé au thème de la résilience.
« Les conséquences sociales de l’habitude ont été établies une fois pour toutes par James : « l’habitude est l’énorme volant de la société, son influence conservatrice la plus précieuse…Elle nous condamne tous à nous mesurer à la bataille de la vie d’après les voies de notre culture ou de nos premiers choix, et à nous arranger au mieux d’une poursuite qui ne nous convient pas, parce qu’il n’en existe pas d’autres à laquelle nous soyons aptes et qu’il est trop tard pour tout recommencer. »
Insistance, via James, d’un « trop tard » qui met l’accent sur la nécessité d’une « éducation effective » dans l’enfance, après laquelle toute chance de remédiation se trouve largement hypothéquée. Ce sont donc les expériences premières qui ouvrent où ferment les possibilités d’une expérience continue telle que Dewey la préconise au titre de l’évolution.
Cette force de l’habitude, du câblage précoce, une fois reconnue dans son ampleur, viendra considérablement tiédir les espérances d’une révolution pédagogique :
« Non seulement les désirs et les convictions personnelles sont fonctions des habitudes, mais en outre, les conditions objectives qui fournissent les ressources d’action –ainsi que les limitations et obstructions auxquelles se heurtent cette action – sont des précipités du passé, ce qui perpétue bon gré mal gré son emprise et son pouvoir. La création d’une tabula rasa afin de promouvoir un ordre nouveau est si impossible qu’elle réduit à rien l’espoir des révolutionnaires plein d’entrain... ». Dewey qui fut conseiller éducatif en URSS ne pouvait manquer de lier réforme éducative et révolution politique dans la même difficulté à liquider les « précipités du passé », aussi bien dans les structures sociales que dans les mentalités.
Les « autres significatifs » comme disent les anthropologues anglo-saxons pour désigner les premiers éducateurs, parents ou tuteurs, frayent le réseau des associations psychiques vers lesquels, selon la psychanalyse, tout rétrograde. Il y a donc une pesanteur, une « gravité » du passé, tant au plan personnel qu’au niveau de la société, qui leste et entrave l’expérience que Dewey voulait tout entière tournée vers ses conséquences.
La reconnaissance des « précipités du passé » conduit à relativiser l’idéal d’un changement continu, d’une possibilité permanente de refaire sa vie. D’où cette définition de l’éducation comme expérience continue qui est en même temps celle de la liberté humaine : « devenir dans une certaine mesure différent de ce que nous étions ». « Dans une certaine mesure » seulement, celle-là même qui restreint dès le départ la « malléabilité humaine ».
2) Association, Société, Communauté.
Les transactions interpersonnelles relèvent d’une physique sociale pour laquelle « les êtres humains se comportent en se combinant aussi directement et inconsciemment que le font les atomes, les masses stellaires et les cellules ; et ils se repoussent aussi directement et sans le savoir que ces derniers….Tout cela se passe en vertu de circonstances extérieures, d’une pression extérieure, comme les atomes se combinent ou se séparent en présence d’une charge électrique. » L’idée se retrouve bien sûr chez Bourdieu qui construit à partir d’elle le concept sociologique de « champ » avec ses polarités et ses interférences. Mais cette physique sociale de l’activité associative ne peut expliquer la dimension proprement politique d’une société :
« Mais jamais un degré quelconque d’action collective et agrégée ne constitue par elle-même une communauté… »
« Nous naissons comme êtres organiques associés avec d’autres, mais nous ne naissons pas membres d’une communauté. Les jeunes doivent être initiés aux traditions, aux perspectives et aux intérêts propres d’une communauté par le biais de l’éducation… »
La phrase surprend, tant elle s’écarte du registre de l’expérience et de l’auto-développement sur lesquels Dewey avait fondé sa philosophie de l’éducation. « Les jeunes doivent être initiés aux traditions », retour du devoir et de la tradition qui marquent la limite communautaire de l’éducation progressive. Limite renforcée par cette forte formule parfaitement énigmatique :
« Apprendre à être humain, c’est développer par la communication mutuelle la conscience effective d’être un membre individuel et distinctif d’une communauté… ». Comment devient-on « un membre individuel et distinctif d’une communauté », et comment concilie-t-on l’aspect communautaire et l’aspect individuel de cet apprentissage ?
Ces lignes instaurent une tension dialectique difficile entre les forces individuelles de développement (growth), l’inertie communautaire de la tradition et du socio-centrisme, et la persistance embusquée du « vieil Adam »(caractérisé par ses impulses). D’une certaine façon, c’est la reconnaissance contrainte que le ciment communautaire se trouve toujours en amont, dans les customs, les us & coutumes historiquement sédimentés. Dewey pense là quelque chose de difficile et qui n’était pas pleinement perçu dans ses essais sur l’éducation du début du siècle : Les associations humaines se constituent péniblement en communautés, or celles-ci sont le terreau indispensable de la démocratie. Pour qu’il y ait démocratie, il faut un démos ! Un peuple et pas seulement une population. Le problème que Dewey perçoit très tôt, tient à ce que les sociétés contemporaines s’affranchissent rapidement de la relation communautaire de proximité. Aussi constituent-elles des réseaux épars qu’aucun centre commun ne semble plus relier. On a là les prémisses des problématiques communautariennes et multiculturalistes telles que les analysera Charles Taylor.
La communauté, au contraire de la simple association transactionnelle, exige la dimension de la représentation , or, aujourd’hui, « le public ne peut s’identifier lui-même… Il y a trop de public, un public trop diffus, trop éparpillé et trop embrouillé dans sa composition… presque rien ne fait le lien entre ces différents publics de sorte qu’ils s’intègrent à un tout. ». S’identifier au Tout, telle est la condition non satisfaite du fonctionnement démocratique classiquement compris (dans la sociologie intégrative de Durkheim, par exemple).
3) Démocratie et Education
Dans son combat pour l’avènement d’une démocratie véritable via l’éducation, Dewey rencontre un objecteur de taille en la personne de Walter Lippman. Dans un livre qui retient particulièrement l’attention de Dewey, Public Opinion (1922), Lippman formule une critique de l’action du sujet sur son environnement. De quoi s’agit-il ? L’homme n’a pas de connaissance directe de son environnement, mais seulement une connaissance médiate par le biais de « fictions » ou de représentations qui constituent un « pseudo-environnement » inhérent à l’expérience. Ce ne sont donc pas les éléments et leurs associations réelles qui se donnent dans l’expérience, mais toute la dimension de ce que anthropologues, sociologues et psychanalystes appellent le symbolique. Cette critique revêt une importance considérable parce qu’elle conteste la pertinence du modèle expérimental d’éducation que Dewey emprunte aux sciences de la nature. La présence d’un élément symbolique dans l’expérience vient contrarier ce modèle naturaliste. La fonction sociale n’est pas réductible à une fonction organique parce l’habitus met en jeu dans l’interaction des éléments « inactuels », privés et culturels, qui résultent de la figuration des interdits, des limites. L’habitus, comme nœud du symbolique et de l’imaginaire, est ainsi l’élément fédérateur des associations qui dépassent le simple cadre des relations sociales pour s’organiser en communautés dont la plus évidente est l’Etat, la Nation.
Je crois que cette grande critique de Lippman, on la retrouve, considérablement développée, dans les travaux de Pierre Legendre. Les communautés ne sont pas de simples associations réglées sur l’intérêt commun et la négociation, mais des sociétés agglomérées, agrégées sur une « fiction »constitutive. Legendre parle du mythe adequat d’une société comme Lacan parlait du mythe personnel du névrosé, ce qui nous montre que du côté du sujet comme du côté de son environnement social, la dimension fictive et symbolique vient perturber les données naturalistes de la situation. La métaphore de l’organicité s’éloigne.
Dès lors, l’éducateur a affaire à une situation éducative qui peut difficilement s’appréhender comme expérience au sens où il s’agit d’évaluer une action en fonction de ses conséquences. Il y a, en sus, une responsabilité politique de l’éducateur au sens où l’enrichissement favorisé de l’expérience individuelle se double d’une adaptation et d’une intégration conjointe à la société telle qu’elle est. Les deux injonctions tirent évidemment dans des directions opposées.
III. « Freinet, the French Dewey » : Le refus du tiers symbolique.