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Philosophie en Sciences de l’Education

 

Vous êtes sur le blog de Patrick G. Berthier

Maître de conférences à l’Université de Paris 8

 

Ce blog est principalement destiné aux étudiants qui suivent à Paris 8 mes cours de Licence et séminaires de Master 1 & 2. Ils y retrouveront l’essentiel de chaque séance en différé, avec la distorsion plus ou moins importante que ma retranscription imprimera à ce qui aura été dit en présentiel, et que l’ajout de notes non utilisées pourra éventuellement enrichir. Entre le cannevas discursif prévu et sa « performance » où l’improvisation joue souvent un rôle essentiel, largement guidé par les questions de l’assistance, se creuse un écart qu’il me paraît utile de maintenir et d’évaluer.

Le but est ici de fournir, en sus des notes prises, un texte susceptible de servir de base à une réflexion et une investigation sur le thème proposé. Ce sobre dispositif devrait permettre aux étudiants de dépasser la simple « participation » aux cours, pour entrer dans une véritable discussion au début du cours suivant, discussion préparée grâce au travail mené sur la mise en ligne de l’intervention, ou du moins de ses éléments.

 

L’utilité de ce blog sera testée durant ce second semestre 2006-2007 sur le séminaire de Master 1 consacré à la notion d’Expérience, essentiellement chez John Dewey.

Première séance : Mardi 27 Février 2007.

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27 octobre 2014 1 27 /10 /octobre /2014 21:34

Chers étudiant(e)s,

comme convenu, vous trouverez ci-après un large extrait de la partie centrale du premier chapitre du livre Pour une philosophie politique de l'éducation (Bayard, 2002).

 

Cliquez sur le lien: http://www.mediafire.com/view/am2yq4bboymmiyq/strates_education_gauchet.pdf

 

Bonne lecture.

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28 octobre 2012 7 28 /10 /octobre /2012 18:53

« Faut-il être de son temps ? »

Michel Serres, Mag Philo N°12, Hiver 2004-5.


"Vous êtes né en 1930, vous êtes fils de paysan marinier. Pourquoi, malgré vos choix de jeunesse – la mer de l’École navale, le ciel étoilé de l’École normale supérieure – votre attachement à la terre ne s’est-il jamais démenti ?

 Michel Serres. "Pour éviter la psychologie un peu facile, je dirai qu’il y a depuis quelques dizaines d’années, un nouveau statut de la terre. Au début du XXe siècle, on comptait 79 % de paysans, je crois, et il en reste maintenant 2,3 %. Il y a là une nouveauté très importante : homo sapiens était un agriculteur depuis le néolithique, et cette période s’est arrêtée disons pendant le XXe siècle. Et du coup – puisque le numéro dans lequel va paraître cette interview est consacré au problème de savoir s’il faut ou non être de son temps –, il y a eu un événement nouveau, peut-être le plus grand événement historique que nous ayons vécu : le fait que le modèle fondamental de la vie humaine était l’agriculture, et que, tout d’un coup, il est devenu extraordinairement marginal. On peut dire qu’une nouveauté est d’autant plus forte qu’elle rompt avec un état de fait d’autant plus long. Or depuis le néolithique, à peu près tous les hommes étaient devenus agriculteurs/éleveurs, et les travaux qui n’étaient pas d’agriculture étaient reliés à l’agriculture. Donc c’était le modèle global. Tout d’un coup, ce schéma-là, transhistorique, s’arrête dans les pays d’Occident en plein milieu du XXe siècle. Par conséquent, il y a un événement absolument nouveau qui advient, et la terre ne peut plus être considérée comme elle l’était avant, et du coup le paysan producteur devient un paysan paysager. Ce qui m’intéresse, par rapport à votre questionnement, c’est l’extraordinaire nouveauté de la rupture avec l’invention néolithique. La distinction entre notre monde et le tiers-monde, c’est que le tiers-monde est encore lié au schéma agricole alors que nous ne le sommes plus.

Ainsi dans votre dernier livre « Rameaux », vous évoquez, dans ses composantes les plus matérielles, cet instrument qui s’appelle le « travail », en rappelant que la plupart des citadins qui en parlent n’en ont jamais réellement vu. Vous pensez donc que notre temps se caractérise, comme certain historien le soutenait jadis, par la fin des paysans et de l’agriculture ?

Pas la fin des paysans, parce que notre nourriture est toujours dépendante de la terre, mais la fin de la paysannerie comme modèle pratique des métiers humains. Là, c’est vraiment la fin, et c’est vraiment un événement considérable, dont nous n’avons pas encore vu toutes les conséquences. Le rapport à la terre a complètement changé, et d’une certaine manière, tous les mouvements écologiques, les problèmes d’environnement, etc. sont issus marginalement de ces questions-là, de ce décollage par rapport à la terre, de cette déterritorialisation.

Vous pensez à la question des OGM, aux luttes écologiques, à celles de certains syndicats de paysans et de producteurs de fruits et légumes, voire aux actions de José Bové ?

Pas tout à fait, car le syndicalisme paysan est un mouvement très complexe, et tous les syndicats paysans ne sont pas du côté de José Bové, loin s’en faut. Certains syndicats sont très opposés à José Bové, et moi-même je trouve que l’idée de couper des moissons qui ont été semées par les chercheurs du CNRS est une idée obscurantiste. Alors qu'il serait intéressant de calculer, d’estimer et d’évaluer la nouveauté de ces biotechnologies. Pourquoi dit-on « nouvelles technologies » dans le cas des OGM par exemple ? Ma réponse serait la suivante : justement, au néolithique, l’invention de l’agriculture et de l’élevage vient de la domestication de certaines espèces de la faune et de la flore, et cette domestication n’est sans doute rendue possible que par un soin tout particulier dans l’activité de sélection. Au fond, un éleveur ou un agriculteur, c’est un sélectionneur. Nous savons depuis les néo-darwiniens – depuis à peine quatre-vingts ans – que la vie ou l’évolution est caractérisée par deux opérations seulement, la sélection et la mutation.

L’agriculture et l’élevage étaient du côté de la sélection, et aujourd’hui, dans nos laboratoires, nous travaillons sur la mutation. Par conséquent, c’est complètement nouveau, mais c’est le même geste que celui des agriculteurs d’autrefois. C’est-à-dire qu’au fond, lorsqu’on a inventé le maïs à partir du téosinte, ou le blé à partir d’une espèce précédente [épautre], ou le mouton à partir du mouflon, etc., il y a eu simplement des opérations de sélection très habiles et l’on est passé de la sélection à la mutation. Mais comme l’évolution de la vie, c’est la sélection plus la mutation, travailler sur la mutation en fabriquant des OGM, c’est à la fois faire un geste complètement nouveau, et faire exactement le même que celui des agriculteurs d’autrefois. Estimer la nouveauté, là, c’est très intéressant parce qu’on voit très bien qu’il y a une composante absolument inattendue, et une composante complètement traditionnelle. De la même façon, dans les nouvelles technologies de l’information, par exemple la propagation d’un signal à distance, il est bien clair que nous en avons des témoignages pendant les guerres puniques, et pendant la guerre des Gaules de Jules César. Pendant la seconde guerre punique, à travers la Pantellaria et la Sicile, Hannibal recevait des ordres de Carthage, alors qu’il était en Italie, au moyen de feux, et à toute vitesse. De la même manière, les Gaulois se transmettaient les nouvelles en criant depuis les sommets des collines, et le signal arrivait de Paris à Toulon bien avant le cavalier de Jules César. Là aussi le geste est ancestral, mais les techniques électroniques sont complètement nouvelles.

C’est bien de poser le problème de la nouveauté, c’est un sujet très intéressant, mais qui n’a pas beaucoup de tradition dans l’histoire de la philosophie. Bergson, je crois, est le premier, à avoir pris la nouveauté comme objet philosophique. Il parle du « jaillissement ininterrompu de l’improbable nouveauté ». Je crois que Bergson devait cette idée à Poincaré, qui la devait lui-même à Adamar. C’est-à-dire que Poincaré, grâce au théorème d’Adamar, avait pu déjà établir des théories qui étaient proches de la théorie contemporaine du chaos, laquelle dit que lorsqu’on ne connaît pas très bien les conditions initiales, le développement d’un événement est complètement imprévu. Il y a là tout un mouvement allant d’Adamar à Bergson en passant par Poincaré et Duhem, et qui fait qu’à Paris, autour de 1900, tout le problème de la nouveauté a été radicalement revu. J’ai développé cela assez longuement dans la deuxième partie de l’Éloge de la philosophie en langue française, notamment la première apparition de cette idée de nouveauté en mathématiques, en astronomie, en physique, enfin dans tout ce qui va vers la théorie du chaos. Et Péguy a le premier essayé d’appliquer à l’histoire la théorie du mouvement rétrograde du vrai chez Bergson, qui disait par exemple : qu’est-ce que la prise de la Bastille ? le zéroième anniversaire de la prise de la Bastille. Il y a là tout un mouvement multidisciplinaire où l’idée d’imprévu, de contingence radicale des événements, arrive au jour au début du XXe siècle dans les sciences de langue française, et qui ne revient réellement qu’après la théorie du chaos dans les années 1980.

Vous avez opté pour la branche de la philosophie qui s’intéresse à l’histoire et au développement de la pensée scientifique. Qu’est-ce qui, dans l’épistémologie, vous a paru essentiel pour comprendre une époque donnée ?

Lorsque j’ai fait de l’épistémologie à ma sortie de l’École normale et de l’agrégation, j’ai été frappé de l’immense retard de l’épistémologie française sur plusieurs points. Par exemple Bachelard avait écrit Le Nouvel Esprit scientifique, mais dès le moment où il l’avait écrit, il était en retard sur tous les chapitres ; c’était le vieil esprit scientifique. Sur les mathématiques, il parlait des géométries non euclidiennes alors qu’on en était au formalisme de Bourbaki, sur la physique, il ignorait la théorie de l’information. De la même façon, Canguilhem, grand prêtre de l’épistémologie de la biologie, semblait ne pas avoir encore entendu parler de l’ADN. Il y avait là une ou deux générations complètes de retard sur le contenu de l’actualité des sciences, et donc il fallait mettre un peu les pendules à l’heure. Ça, c’était la première chose. La deuxième, qui m’avait frappé, c’était que ni Bachelard ni les autres n’avaient entendu exploser la bombe de Hiroshima. Bachelard avait décrit, par exemple, l’activité rationaliste de la physique contemporaine des dizaines d’années après Hiroshima, et n’avait pas entendu cette explosion.

Donc les problèmes nouveaux d’éthique des sciences ou de déontologie scientifique n’avaient pas encore été soulevés alors qu’ils devaient l’être au plus vite, puisque le développement des applications militaires de la recherche nucléaire avait donné des problèmes de conscience à pratiquement tous les physiciens de ma génération. Beaucoup ont arrêté de faire de la physique pour faire de la biochimie, discipline dont les grands succès sont souvent venus de gens qui avaient changé tout d’un coup à cause de problèmes de conscience. J’étais très ami à cette époque-là avec Jacques Monod, le prix Nobel de biochimie – c’est moi qui avait corrigé Le Hasard et la Nécessité –, et il m’a dit sur son lit de mort : « Au début, j’étais fier d’être biochimiste à l’Institut Pasteur, par rapport à mes collègues physiciens, parce que je n’avais pas de problèmes de conscience, et maintenant je m’aperçois que c’est moi qui en ai. » La biologie, à cette époque, était en train de prendre le relais. Par conséquent, en épistémologie, le contenu était très désuet en France, et ce qui était très nouveau, c’était réellement les problèmes d’éthique et de déontologie des sciences. Je me rappelle avoir écrit un article qui s’appelait « La Thanatocratie ou le gouvernement de la mort », sur les problèmes nucléaires à cette époque. En gros, j’étais scientifique d’origine, et j’ai fait de la philosophie à cause de la bombe atomique ; je suis un enfant d‘Hiroshima, il n’y a pas de doute. Le problème de conscience posé par les bombes nucléaires a été décisif pour ma carrière.

Sans vouloir forcer à tout prix le rapprochement avec Heidegger, la science et la technique ne pensaient-elles pas assez, à vos yeux ?

Je suis plutôt en désaccord avec cette façon de poser le problème. Lorsque l’on regarde d’un peu près les trésors d’ingéniosité qui sont déployés dans ce domaine-là, il faut vraiment une arrogance gigantesque pour dire qu’il n’y a pas là un sou de pensée… Heidegger ne pose du reste pas la question en termes éthiques. Moi, je ne parle pas de condamnation de la technique, je parle de pilotage de la technique, et à l’époque j’avais écrit que, contrairement à ce que disait Descartes, il ne fallait pas se rendre maître de la nature, mais qu’il fallait acquérir la maîtrise de sa propre maîtrise. Non pas viser la maîtrise ou possession de la nature, donc, mais celle de la maîtrise humaine. C’était bien en termes de gouvernance que je posais la question de la technique, et non pas en termes de condamnation de la technique comme inhumaine. D’ailleurs à la fin de mon dernier livre Rameaux, je reprends toute l’histoire de la technique pour essayer de montrer qu’elle sort des fonctions organiques, qu’elle sort de la vie, et que si elle revient à la vie, c’est qu’elle en est partie. J’appelle même cela « l’hexodarwinisme ».

L’épistémologie vous paraissait-elle, du temps de votre spécialisation, semblable à ce qu’elle est devenue aujourd’hui ? Comme elle s’est répandue un peu partout, tout le monde n’est-il pas devenu un peu épistémologue ?

Ça c’est autre chose. Ce que je dis volontiers maintenant, ce n’est pas dans le domaine de la philosophie en particulier que ça s’est passé, mais dans le domaine de la société en général. En 1955, quand j’ai fini l’agrégation, non seulement il y avait peu d’épistémologues, mais nous nous connaissions dans le monde entier. Tandis que maintenant, comme les problèmes techniques et scientifiques sont devenus ce que les sociologues appellent un fait social total, tout le monde, en effet, est épistémologue, pas seulement les philosophes. Interrogez un homme qui passe dans la rue sur ce qu’il pense des nouvelles technologies, des OGM, etc. : il a une opinion. D’une certaine manière, l’épistémologie, qui était une discipline rare, est devenue la chose du monde la plus partagée. On ne peut effectivement pas, de nos jours, ne pas être concerné par ces questions. Là, il y a une vraie nouveauté, c’est que tout le monde est épistémologue, même ma concierge ! Je n’ai pas de concierge, bien entendu, mais si j’en avais une, je saurais bien qu’elle ne veut pas tel beurre parce qu’il y a des produits chimiques dedans, ou qu’elle ne veut pas tel yaourt parce qu’il n’est pas bio. Ma concierge dit « bio », vous comprenez, c’est magnifique. Et ça n’est pas qu’elle sache du grec, mais c’est qu’elle fait de l’épistémologie, qu’elle est même quelquefois meilleure épistémologue que le professeur de la Sorbonne, par une sorte de contact réel et concret avec les problèmes.
J’ai assisté, tout au long de ma vie, à cette généralisation globale de l’épistémologie, alors on ne l’appelle pas comme ça, on dit « l’écologie » maintenant, ou quelque chose de ce genre. C’est là vraiment un phénomène social, et politique même, nouveau. Si l’on m’avait dit, au sortir de l’agrégation, qu’un parti politique se mettrait en place à partir de la chimie, de la biologie, de la climatologie, etc., j’aurais dit : ce n’est pas possible. Eh bien si, un tel parti politique est là, qu’on appelle « les Verts », qui met au cœur de ses préoccupations ces problèmes de climatologie, de physique nucléaire, etc. Alors on est pour ou contre, ça n’a pas ici d’importance. L’essentiel est que c’est un phénomène nouveau, et que, du coup, là, de l’imprévisible surgit : on aurait dit cela à Bachelard et Canguilhem, ils auraient ri. Ils étaient vraiment très XIXe siècle et ne pouvaient prévoir la bifurcation brusque qu’a prise la société à cette époque.

Et puisqu’on est dans la question de notre temps, j’ai envie ici d’employer un mot, « l’innovation ». De façon précise, on appelle « innovation » l’ensemble des opérations qui permettent de passer de la science fondamentale à la technique. Autrefois on disait « application », ce qui n’était pas très intéressant parce qu’entre la science fondamentale et la science appliquée, on ne voit plus grande différence maintenant. Mais ce qui a ripé, c’est de passer de l’application à l’innovation : quel type de technique peut-on tirer de telle découverte ?
Avant que vous ne veniez, je pensais à deux choses : La première, c’était l’utilisation des mots « nouveau » ou « nouvelle » en géographie. On dit « Nouveau » Mexique, « Nouvelle » Calédonie, « Nouvelle » Zélande. Si vous allez en Australie un jour, pensez à moi, il y a les Nouvelles Galles du Sud. L’Australie est la seule terre du monde qui soit montée inchangée de la Pangée. À l’époque, tous les continents étaient bloqués du côté de l’hémisphère sud, et sont remontés peu à peu avec la dérive des continents, et en montant comme ça, l’Australie est restée à climat constant pendant des centaines de millions d’années. Or d’autre part, l’Australie n’a ni montagnes, ni tremblements de terre, ni volcans, ni glaciations. C’est la même terre depuis ces ères lointaines : le seul endroit au monde où vous pouvez aller voir la planète telle qu’elle était jadis. Et c’est ce lieu qu’on appela « nouveau » !

La seconde relation nouveau/ancien assez instructive, c’est de faire une analyse de contenu de ce qu’on appelle « les nouvelles » dans les journaux télévisés. Quels sont les mots les plus répétés ? J’ai fait moi-même le calcul : ce sont les mots « meurtre », « mort » et « cadavre ». C’est-à-dire la plus vieille nouvelle du monde ! Qu’est-ce qu’il y a de plus vieux, comme nouvelle, que de dire que nous allons mourir, ou que l’homme est un animal qui s’adonne au meurtre intra-spécifique ? Donc là, l’écart entre l’ancien temps et le nouveau est très intéressant : il n’y a pas une seule nouvelle dans les nouvelles qui ne soit pas une vieillerie ! 

Croyez-vous qu’on puisse encore actuellement prétendre à un regard philosophique d’ensemble sur les sciences, sans se résigner à penser à partir de ce qu’on ne connaît que très allusivement, partiellement, et superficiellement ?

J’ai réellement étudié cette question dans mon livre précédent, L’Incandescent. J’ai proposé une image que j’appelle « la dépose par hélicoptère ». Voilà, je suis montagnard, ça a été une des grandes passions de ma vie. J’ai donc fait mille et une courses avec toujours le même guide, ou à peu près, et je connais assez bien le métier de guide de haute montagne. Ces guides, je les admire beaucoup. Ce sont des gens qui connaissent vraiment la montagne. Vous prenez un guide de Chamonix, c’est un homme qui a fait des centaines de fois l’ascension du Mont Blanc, de l’Aiguille Verte, etc. Alors vous montez en montagne, vous faites une course de dix-neuf heures – ça peut arriver – avec bivouac, et, stupéfait, vous trouvez au sommet une équipe de cinéastes en train de tourner des images sur la chaîne des sommets, la vallée, et qui sont déposés là par hélicoptère. Bon alors vous dites : c’est des jean-foutre ! Mais on ne tranche pas cette question si aisément, parce que ces gens-là se sont fait déposer par hélicoptère sur trois cents sommets du monde alors que moi je n’ai fait que trois sommets dans l’Himalaya. Et tout d’un coup, qui connaît le mieux la montagne ? Celui qui s’est fait déposer par hélicoptère ou moi ?

Il y a là un problème que l’on ne résout pas comme ça. Par exemple, vous allez prendre d’une part un prix Nobel de biochimie, qui est à Zürich, et vraiment sans conteste, il connaît très bien la biochimie. D’autre part vous prenez un ministre de la Recherche, juriste et politique de formation. Depuis cinq ans – étant donné qu’il est ministre – il est obligé de lire des rapports, de discuter avec tous les syndicats, de passer et de signer des contrats internationaux, etc. Au bout de cinq ans, il commence à connaître pas mal le paysage scientifique. Et qui le connaît vraiment le mieux, le prix Nobel ou le ministre ? Aujourd’hui, tout le monde est épistémologue. Mais en même temps, la science est devenue un phénomène si compliqué que le journaliste scientifique qui aura passé vingt ans à survoler une multitude de questions aura, au bout du compte, une connaissance en largeur beaucoup plus étendue que celle de tel(le) ou tel(le) spécialiste. Suis-je plus épistémologue, moi, aujourd’hui, que monsieur tout le monde, que le journaliste ou que le ministre ? Je ne me sens plus d’être très arrogant sur cette question, et je suis très étonné des philosophes qui jugent comme ça de haut… Mais cette première réponse vaut d’un point de vue sociologique.

J’ai une seconde réponse, plus réellement épistémologique. Un jour j’ai été invité par son secrétaire perpétuel à faire un exposé à l’Académie des sciences. Je me suis demandé comment je commencerais mon discours. « Messieurs, leur ai-je dit, j’ai appris de vous tous, de chacun d’entre vous, une seule chose. Vous, l’astrophysicien, vous savez dater l’origine de l’univers ; vous, le géophysicien, vous savez dater l’origine de la Terre ; vous, le biochimiste, vous savez dater l’origine de la vie, vous savez qu’arrive, il y a trois milliards 800 millions d’années, le premier ARN sur la Terre ; vous, le spécialiste d’histoire naturelle, vous savez dater l’origine, et même la disparition ou l’éradication, de telles ou telles espèces », et ainsi de suite. Et chacun des savants présents dans cette Académie m’avait appris à dater ses objets. Il n’y a eu, d’une certaine manière, qu’une invention scientifique, qui consiste à dater – et c’est facile de dominer la science, du coup. Comme on a des dates pour chaque objet, on peut les enchaîner, et raconter ce que j’appelle le « Grand Récit » : le Big Bang (15 milliards d’années), la Terre (4 milliards d’années), l’origine de l’homme, etc. Donc, on a ce Grand Récit, et qu’est-ce que ça veut dire, maintenant, connaître la science ? Ma réponse est : dites-moi votre distance au Grand Récit. Si je suis à distance zéro du Grand Récit, je peux dire que ma petite fille de 8 ans connaît toute la science, puisqu’elle est capable de me raconter tout ça. C’est le résultat massif de toutes les sciences, et il y a là une encyclopédie relativement facile à maîtriser. Mais nous, qui avons appris plus de science qu’elle, et plus en profondeur, quelle est notre distance à ce Grand Récit ? Nous dirons qu’elle est variable en ce qui concerne les mathématiques, la physique, la biologie, etc. Certains, qui sont prix Nobel, auront des pics très élevés en biochimie ou ailleurs. Mais le Grand Récit, c’est l’encyclopédie élémentaire. Et ça, c’est nouveau : embrasser les sciences d’un seul coup, c’est devenu désormais chose facile, contrairement à ce qu’on aurait tendance à communément soutenir aujourd’hui. La grande nouveauté, c’est l’horizon temporel que nos générations futures auront sur la question, horizon temporel déjà colossal.

N’y a-t-il pas un paradoxe à ce qu’au moment où les sciences et la technologie sont de plus en plus prégnantes dans le monde, la philosophie soit de moins en moins apte à les comprendre et à les contenir ?

Pour une fois, on sait à qui c’est la faute. À l’Université, enfin aux universités de tous les pays du monde, et il ne faut pas croire que c’est seulement la française. Il y a très longtemps que je dis que c’est une catastrophe d’élever les littéraires à n’être que des littéraires, et pareillement les scientifiques à n’être que des scientifiques. Tant que la chose durera, on aura deux populations, une population d’experts incultes, et une autre de cultivés ignorants. Les experts incultes, ce sont ces scientifiques qui lisent des bandes dessinées, c’est tout ce qu’ils savent faire, et les cultivés ignorants, ce sont des heideggériens pour qui la technique, c’est la non-pensée par excellence. Et si l’on peut être content comme ça, moi je veux bien, mais c’est une catastrophe sociale, c’est la barbarie complète. Ceux qui tirent le monde et qui ont les seuls projets aujourd’hui, sont totalement incultes, et ceux qui ont de la culture refusent à tout prix ce qui fait l’avenir de la société. Alors on est dans un état de schizophrénie navrant, et il faut repartir à zéro du point de vue de l’éducation.

J’ai vu un professeur de la Sorbonne interviewé, il y a quelques années, sur le fait que l’année en cours était bissextile. Et il a répondu – un professeur de philosophie éminent, et dont vous avez certainement des livres ! –, il a répondu, texto : « Voilà un exemple de l’échec de la science, puisqu’elle n’a pas su calculer l’année, et qu’il faut une année bissextile pour rattraper le retard. » Qu’un professeur de niveau bac + 36, soit capable de dire que l’année bissextile est un test permettant d’établir que la science ne pense pas !… Non seulement c’est faux, mais c’est une bourde comme de dire qu’un et un sont trois, car justement, s’il y a une année bissextile, c’est que c’est calculé à la seconde ! Et beaucoup de jugements sur les sciences sont de cet acabit.

Cela pose une question très intéressante, qui est au fond la question générique de votre numéro : qu’est-ce que ça veut dire « être de son temps » ? Et ça renvoie à Jean-Paul Sartre. Je suis quelquefois un peu sévère avec Sartre sur le problème de l’engagement. Être de son temps, pour lui, ça voulait dire être au courant de l’état le plus détaillé des questions politiques, et seulement des questions politiques. Pour lui, le contemporain, c’était la lecture du journal du matin, comme disait Hegel. Mais est-ce bien ça, le contemporain ? Car c’est une vraie question de savoir ce qui est vraiment contemporain : ce qui est nouveau, justement. Mais le contemporain politique fait tellement de bruit qu’il cache le contemporain réel. Qu’est-ce qui était contemporain à l’époque où Sartre écrivait ? Moi, je crois que c’était la fin de l’agriculture, la pilule de Pincus, les antibiotiques. Pourtant, pas la moindre trace de cela dans les écrits de Sartre, et il était « engagé » ! Je ne suis pas sûr qu’il ait été engagé. Certes, si l’engagement veut dire s’inscrire dans un parti politique et militer dans la rue pour ou contre telle ou telle cause, alors Sartre était engagé. Mais si ça veut dire être vraiment de son temps (ce que je crois), alors moi je me trouve plus engagé que celui qui est dans la politique, parce que la politique, aujourd’hui, me paraît tellement décalée par rapport à la réalité contemporaine de la société que je suis bien content de ne pas en faire, et de m’occuper plutôt des questions sur lesquelles vous venez m’interroger, qui sont vraiment des questions contemporaines, où l’on voit vraiment le nouveau apparaître.

Le contemporain n’est pas toujours ce qu’on pense. Je crois qu’avant de s’engager, il faut résoudre réellement le problème que vous posez : qu’est-ce que c’est, être de son temps ? quel est exactement le contenu de l’adjectif « contemporain » ? Je vais, si vous permettez, faire juste une page de publicité.

Dans les années soixante, j’ai écrit cinq livres qui s’appelaient Hermès, et je disais : demain la société sera une société de communication, et les problèmes de production seront réglés. Althusser, à cette époque-là, me foudroyait : qu’est-ce que c’est que cette pensée petite-bourgeoise ? Dix ans après, la production était terminée, l’Europe de l’acier et du charbon avait fait faillite… Un philosophe qui n’anticipe pas un peu n’est pas dans le contemporain, voilà. Il y a une fonction d’anticipation qui est, je crois, essentielle à la philosophie.

Votre goût et votre admiration pour Jules Verne procèdent aussi, j’imagine, de cette idée qu’être contemporain, c’est être en avance sur son temps ?

C’est autre chose. Mon goût pour Jules Verne vient du fait qu’à cette époque-là, dans les années 1900, l’ensemble de la communication entre le chercheur de haut niveau et l’homme de la rue était assuré par plusieurs courroies de transmission, des musées, des enseignements, etc. Jules Verne a été une courroie de transmission très importante, qui incarnait dans un récit un certain nombre de données scientifiques vivantes.

Pour revenir au rapport entre l’anticipation et la philosophie, il me semble qu’Aristote anticipe le Moyen Âge, Descartes la modernité, Hegel le XXe siècle.

Dans « Hermès », vous avez accordé une place primordiale aux questions des savoirs, de leur transmission, et de la communication. À l’heure de la mise en réseau tous azimuts, comment expliqueriez-vous rétrospectivement le caractère quasi prémonitoire de vos recherches ?

Bien que j’aie déjà répondu en partie, j’ai une idée sur les réseaux, que j’ai envie de vous dire pour compléter. Dire « réseaux » pour l’époque contemporaine est un contresens, car la forme en réseau était celle de l’ancien monde. Par exemple, le réseau des voies romaines qui va de l’Écosse à Casablanca, et de Gibraltar au Moyen-Orient, ou les voies maritimes de l’Empire britannique, ou bien encore le système des voies aériennes et des aéroports dans le monde entier. Donc, si vous voulez, la forme du réseau était l’inscription de l’humanité sur la planète depuis son origine, l’ensemble des conditions de déplacement – et Dieu sait si depuis cent mille ans nous nous sommes déplacés, allant en Australie et en Amérique par le détroit de Béring ! Par conséquent, le réseau, c’est l’inscription sur l’espace de l’homo viator. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans les réseaux, plus du tout. Le réseau, c’était un ensemble de distances, et d’ailleurs c’est cette anthropologie du réseau qui a donné certainement la géométrie analytique cartésienne, avec ses axes de coordonnées comme repérage. L’anthropologie de l’homo viator a produit la géométrie cartésienne, et il n’y a rien de plus éculé, c’est tout sauf nouveau. Alors qu’est-ce qui est nouveau dans les nouvelles technologies ? C’est la destruction des réseaux. Aujourd’hui, j’ai envoyé cinq courriels : un au Brésil, l’autre en Colombie, le troisième en Californie, etc. Nous sommes aujourd’hui les voisins de quelqu’un qui est à plus de dix mille kilomètres. Le réseau établit des distances, or nous sommes dans un espace sans distance, donc nous avons changé de topologie. Nous avons liquidé les réseaux. Nous vivions dans une géométrie cartésienne, nous vivons à présent dans une topologie générale. Nous sommes dans un espace de voisinage et non plus dans un espace métrique.

Selon vos dernières analyses, la science occidentale a révolutionné le monde d’aujourd’hui très au-delà de ce que l’Antiquité ou la Renaissance avaient pu faire. Quelles sont les nouvelles exigences d’adaptation auxquelles nous devrons répondre dans un proche avenir ?

Il faut une redéfinition complète de l’homme, de son rapport à la société et à l’environnement, bref une redéfinition de toutes les questions philosophiques et politiques. Ça vaudrait le coup d’avoir 18 ans pour tout recommencer, pour refaire philo.

 Plus particulièrement, comment voyez-vous évoluer le champ des savoirs, et surtout celui de leurs transmissions ?

Je crois que l’Université est morte, tout simplement. L’Université est désormais une étoile : vous savez, il y a des étoiles dont on reçoit encore la lumière, et dont la science montre qu’elles sont mortes. Je crois que l’Université telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, ce n’est plus comme ça qu’il faut faire. Aussi bien dans les classifications des sciences que dans la manière d’enseigner, dans la concentration des campus et dans la hiérarchisation, oui, tout ça c’est foutu. Il faut la repenser, un peu comme on a repensé l’Université dans l’Antiquité ou au Moyen Âge, entièrement. Et puis le partage des savoirs dans la population, l’exclusion du savoir, etc., je crois qu’on n’a pas encore réellement tiré les conséquences des nouvelles technologies en matière d’enseignement.

L’enseignement ne devra-t-il pas opérer une mutation radicale, en s’adaptant davantage aux nouveaux « conduits » de la connaissance ?

Il y a deux choses à changer, je crois, mais elles sont fondamentales : que doit-on enseigner ? et comment ? Il faudra enseigner dorénavant à partir du Grand Récit : il y a maintenant une nouvelle conception globale de la science, ça vaut le coup de partir de là. Et comment enseigner ? Eh bien à partir des nouvelles technologies, il n’y a pas de doute là-dessus. En matière de transmission des savoirs, tout est à changer ! Dans les dernières pages de l’Incandescent, j’ai donné le programme d’enseignement que je suggère concernant le premier point. Sur le second point, il y a longtemps que j’ai fait un rapport au gouvernement sur l’enseignement à distance, et je crois vraiment que c’est cette forme d’enseignement qui va tout changer. D’ailleurs, c’est déjà changé ! Il suffit de se balader sur la Toile pour voir que demain matin, n’importe quel étudiant peut en savoir plus que le professeur au moment où il entre en cours. Donc les rapports vont changer entre l’enseignant et l’enseigné, avec des relations beaucoup moins distanciées. Oui je crois que l’Université est virtuellement morte.

Vous relevez, dans vos travaux, que l’éducation devrait mieux s’attacher aux problèmes de l’insertion ainsi qu’à celui de la demande.

Pour l’insertion, on ne peut pas résoudre ça dans le cadre de cette discussion. Mais sur la demande, je remarque que tout l’enseignement, depuis la paideia des Grecs, est fondé sur l’offre : je sais ça, venez, je vais vous l’enseigner. Or je crois que, de plus en plus, il faudra tenir compte de la demande, car ce sera elle qui pilotera. Parce qu’au fond, l’offre, désormais, elle est partout ; ce n’est pas la peine d’aller à l’Université pour apprendre des choses que je trouverai chez moi, sur la Toile. Par conséquent, le problème de l’offre est résolu, l’offre est un problème fini. Avant, c’était un problème, puisque l’offre était rare. Il fallait accomplir un parcours pour aller au centre du savoir, en suivant précisément des réseaux. Or, aujourd’hui, dans un monde sans distance et sans réseaux, dans ce nouvel espace du savoir, tout cela, je l’ai chez moi. Par conséquent, le véritable enseignement devra partir de la question : de quoi as-tu besoin ? Par exemple, en ce moment, je suis vraiment embarrassé parce qu’il me faudrait savoir un peu de botanique. Comment faire ? Il faut commencer par pouvoir se repérer là-dedans, d’où la nécessité d’une cartographie du savoir.

Dans Rameaux, vous montrez que c’est par un processus de différenciation et d’écart constant que la science et l’histoire des civilisations vont de l’avant.

Qu’entendez par les notions de « format-père » et de « science-fille », et comment c’est finalement cette figure de filiation qui vous permet de mettre en relief l’histoire et la philosophie des sciences dont vous aviez fait initialement votre spécialité ?

Le mot « rameaux » est bien sûr une image pour bifurcations. Quand je dis « fils », et que je parle aussi de « fils adoptif », je ne donne pas à ce mot-là seulement une valeur de filiation. Je dis simplement que la science a complètement perdu, aujourd’hui, non seulement son arrogance scientiste, mais aussi la persuasion qu’elle détient la vérité. Dans le triangle de la discussion entre le politique, l’homme de médias, et le savant, c’est toujours le savant qui doute, qui est instruit de statistiques, qui sait qu’il y a une histoire des sciences qui va sans doute changer les résultats d’aujourd’hui. C’est lui qui sait que, statistiquement, c’est bon, mais qu’il existe une part maudite d’échec, qui sait que les placebos, quelquefois, ça fonctionne presque aussi bien que les remèdes. Il y a une sorte d’hésitation, de doute méthodique qui envahit peu à peu le scientifique. À ce point de vue, il a un peu perdu de sa superbe. D’abord il est plus nombreux, et il est beaucoup plus dans le détail. J’ai, à un moment donné, créé la notion de paysage pour parler des sciences. Le schéma simple où l’on avait une loi et une seule qui dominait l’ensemble de l’espace a été remplacé par la notion de paysage, avec sa complexité, ses détails, son imprévisibilité, et ses variations dans lesquelles on se perd un peu. J’aurais eu envie d’en faire presque le portrait de ce nouveau savant, de ce jeune en jean un peu déchiré et en baskets, par rapport au vieux patriarche d’autrefois avec sa barbiche et sa lavallière. Je voudrais essayer de vous faire voir ce que c’est qu’un paysage.

Lorsque j’étais plus jeune, et que j’avais 35 ou 40 ans, on me faisait voir la faille de San Andréa, là où j’habite en Californie. On voyait une ligne, et lorsqu’on était sur place, on voyait bien cette faille. Tandis que maintenant, quand les géophysiciens vous font voir la faille, on a l’impression de plusieurs arbres emmêlés, gigantesques, avec des ramifications partout, des ramilles partout. On peut la détecter par tous les côtés, avec une multitude de détails. Dans un autre registre, quand vous regardiez autrefois un manuel d’anatomie, vous aviez la hanche, le fémur, et le manuel d’anatomie vous faisait voir le schéma du fémur. Aujourd’hui, vous voyez l’IRM du fémur d’un monsieur de 40 ans, d’une jeune fille de 18, d’un vieillard, etc., et ça fourmille de détails en tous sens. J’essaie de vous donner des photographies de ce que j’entends par « science-fille ». Elle est là, mais plus du tout telle qu’on l’imaginait autrefois. Nous sommes perdus dans une forêt qui n’est plus la forêt cartésienne, et il n’y a plus de chemin droit pour en sortir."

Propos recueillis par Gilles Behnam.

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3 septembre 2012 1 03 /09 /septembre /2012 10:43

Le Point (14 06 2012, Propos recueillis par Élisabeth Lévy):


Enfant d'Internet et du téléphone mobile, Petite Poucette - le surnom que vous donnez à la nouvelle génération - vit dans un monde radicalement différent de celui qu'ont connu ses grands-parents. Appartient-elle encore à la famille d'"homo sapiens" ou assistons-nous à la naissance d'un nouvel humain ?


Michel Serres : Nouvel humain, n'exagérons pas ! La mutation en cours n'est pas tout à fait comparable à celle qui nous a fait passer à la station debout. Reste que, après l'invention de l'écriture et celle de l'imprimerie, il s'agit de la troisième rupture anthropologique de l'histoire de la personne humaine. J'en recense les principaux éléments : croissance démographique, développement urbain, chute de la part de l'agriculture dans l'activité, allongement de la durée de la vie, progrès de la médecine. Tout cela a profondément modifié notre rapport à la naissance et à la mort. Il y a quelques générations, des époux se juraient fidélité pour une dizaine d'années ; aujourd'hui, quand mes étudiants se marient, ils ont pour horizon soixante-cinq années de vie commune !

 

C'est peut-être pour cela qu'ils se marient moins... Mais, si vous parlez de la génération SMS et GPS, n'est-ce pas parce que les inventions technologiques des dernières décennies ont constitué le premier facteur de rupture ?


Bien entendu ! Les nouvelles technologies ont changé notre perception de l'espace et du temps, rien de moins ! Elles n'ont pas réduit les distances comme l'avaient fait l'âne ou le jet, elles les ont supprimées. Dans ma jeunesse, j'ai été marin ; j'étais stationné à Djibouti quand ma fiancée habitait Bordeaux. Quand ses lettres me parvenaient, elles répondaient à celles que je lui avais écrites trois ou quatre mois plus tôt, aussi me semblaient-elles très décalées. Je me demande comment on pouvait avoir une correspondance amoureuse avant Internet.

 

Diderot ne se posait pas cette question quand il écrivait à Sophie Volland. Par ailleurs, ce décalage temporel permettait une distance que l'on peut trouver appréciable. Cela dit, votre diagnostic est difficilement contestable. Ce qui l'est plus, c'est que toutes les nouveautés vous enchantent. N'êtes-vous pas un ravi de la crèche numérique ?


La formule est un peu sévère ! En revanche, j'admets volontiers éprouver une méfiance instinctive à l'égard des pessimistes. Je sais bien que le catastrophisme est vendeur, mais, voyez-vous, j'ai des enfants, des petits-enfants et des étudiants. Cela explique sans doute que je pratique un optimisme de combat.

 

L'optimisme n'exclut pas la lucidité. Or on dirait que vous vous interdisez tout jugement négatif sur l'époque. Ne voyez-vous que des avantages à la disparition des hiérarchies élève/professeur, lecteur/auteur, patient/médecin ?


Je ne vais pas me lamenter parce que les relations entre élèves et professeurs ne sont pas les mêmes qu'il y a quarante ans ! Quand je pénètre dans un amphi pour faire cours, la plupart des étudiants ont au minimum consulté Wikipédia sur les questions que je traite.

 

Connaît-on un domaine parce qu'on a lu une fiche Wikipédia ?


Savez-vous qu'il y a un peu moins d'erreurs dans Wikipédia que dans l'Encyclopædia Universalis ? En tout cas, avant que je prenne la parole, l'étudiant a déjà acquis un certain nombre d'informations, aussi ne peut-il pas y avoir présomption d'incompétence. De même, n'importe quel médecin vous explique les différentes possibilités de traitement, voire sollicite votre avis ; il y a trente ans, quand je demandais à mon médecin de m'expliquer ses choix thérapeutiques, la réponse était : "C'est moi le médecin, laissez-moi faire mon travail !"

 

Certes, mais ne cédez-vous pas à l'illusion du monde en réseau dans lequel chacun croit pouvoir être romancier, professeur... ou journaliste ?


C'est une question décisive. Il suffit de s'intéresser à la production littéraire ou musicale contemporaine pour savoir que tout le monde n'est pas Montaigne ou Mozart. Mais, en même temps, votre remarque me fait penser aux réactions suscitées par l'instauration du suffrage universel : comme vous, beaucoup de gens s'indignaient que l'on puisse donner une voix équivalente à un grand professeur et à sa concierge. Or c'est le fondement de la démocratie.

 

Le savoir, la culture peuvent-ils être démocratiques ? N'est-il pas dangereux de laisser croire que tout se vaut ?


Toute nouveauté suscite deux types de questions, les unes nouvelles, les autres récurrentes : la vôtre appartient à la seconde catégorie. Voyant arriver des livres, Leibniz, qui était bibliothécaire à Hanovre, s'indigne : cette horrible masse de livres, pense-t-il, va tout égaliser et risque de conduire à la barbarie plutôt qu'à la culture. Que vous le vouliez ou non, la démocratisation du savoir est une réalité. À 20 ans, comme j'avais acquis une double culture, en maths et en philo, je suis devenu épistémologue, ce qui consiste à analyser les méthodes et les résultats des sciences, et même à les juger. J'ai publié le premier article analysant la bombe atomique du point de vue de l'éthique des sciences. Nous étions alors une petite dizaine d'épistémologues dans le monde. Interrogez un passant sur le nucléaire, les mères porteuses, les OGM, il aura une opinion. Autrement dit : il y a aujourd'hui sept milliards d'épistémologues. Vous me direz que leurs opinions sont plus ou moins fondées. Reste que la politique ne peut pas faire abstraction de cette évolution.

 

Sans doute, mais pourquoi faudrait-il s'en réjouir ? Ne rendriez-vous pas un meilleur service à votre Petite Poucette en lui montrant ce qu'elle risque de perdre - en intériorité, en connaissance, en capacité de penser, en bonheur de lecture - dans ce monde de l'accès illimité ?


Avant l'écriture, la transmission du savoir se faisait par oral - et les historiens ont le culot de nous dire que l'histoire commence avec l'écriture. Les gens écoutaient l'aède et étaient capables, des années après, de restituer ce qu'ils avaient entendu : ils avaient de la mémoire. Tous les dialogues de Platon commencent comme ça. Après le passage à l'imprimerie, Montaigne enseigne qu'une tête bien faite vaut mieux qu'une tête bien pleine. Avec les livres, on n'a plus besoin d'une telle mémoire ; résultat : la mémoire décline. Bref, des facultés humaines disparaissent et d'autres apparaissent. L'évolution des techniques d'enregistrement du signe change le cerveau humain, mais vous ne pouvez pas juger le cerveau né dans un contexte technologique nouveau avec les critères que vous appliquiez au cerveau né dans le monde ancien. Dans ces conditions, cela n'a aucun sens de se désoler parce que les jeunes ne lisent plus ou qu'ils n'ont pas de mémoire. Et, si vous tenez vraiment à vous désoler, vous devez aussi vous réjouir parce que les gosses illettrés de Calcutta apprennent à lire tout seuls quand on leur donne un vieil ordinateur.

 

Vous refusez d'envisager que l'humanité puisse être perdante ?


Pas du tout ! Je crois que la perte est féconde. Mon ami le grand préhistorien Leroi-Gourhan s'est intéressé à cette question. Il expliquait que, lorsque nous nous sommes mis debout, les deux membres antérieurs ont perdu leur faculté de portage. Mais au passage, disait-il, nous avons inventé la main, qui peut jouer du piano, caresser et faire mille choses plus intéressantes que marcher à quatre pattes. En même temps, la bouche a perdu la capacité de préhension au profit de la main, mais elle a gagné la parole. Autrement dit, chaque perte est une libération.

 

En ce cas, que gagnons-nous en perdant le goût du savoir, l'amour de la lecture ou le respect des grandes oeuvres ?


Cela, nous ne le savons pas ! En revanche, je sais qu'on n'a pas arrêté de parler parce qu'on a inventé l'écriture, qu'on n'a pas arrêté de lire en apprenant à imprimer, qu'on n'a pas arrêté d'imprimer en inventant l'ordinateur. Les avantages des technologies ne s'annulent pas, ils se cumulent. Je vois bien que le rôle de professeur se transforme, mais je ne sais pas ce que sera le professeur de demain. De même, les nouvelles technologies engendreront une nouvelle manière de lire, un nouveau rapport à l'information.

 

Finalement, vous croyez au sens de l'histoire. Que, par le passé, des changements considérés comme inquiétants aient engendré des progrès signifie-t-il qu'aucun changement ne peut engendrer une régression ?


J'ai déjà connu cette régression : elle venait de l'un des pays les plus cultivés du monde et il n'y avait ni Internet ni téléphone portable. Alors, quand un vieux ronchon me dit que "c'était mieux avant", je lui réponds : "Ah oui ? Cent cinquante millions de morts !"

 

L'homme d'avant était un animal social. Qu'en est-il de Petite Poucette ? À quelle collectivité appartient-elle et comment lui appartient-elle ?


C'est la question la plus urgente. La naissance d'un individu d'un nouveau type rend obsolètes les appartenances de jadis. On ne sait plus comment faire couple, comment faire équipe, comment faire parti politique. En somme, l'homme a changé. Nous devons maintenant changer la société.

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3 septembre 2012 1 03 /09 /septembre /2012 10:38

La rédemption du savoir


Revue Quart Monde (RQM) : Les nouvelles techniques de communication, avec les réseaux Internet entre autres, sont-elles une menace ou un espoir pour les plus pauvres ?

Michel Serres (MS) La nouveauté, c'est la disparition de la concentration du savoir. Jusqu'ici, toute l'entreprise de formation consistait pour chacun d'entre nous à franchir, non pas une, mais plusieurs distances, entre son lieu de naissance, de départ, et l'endroit où se trouvaient concentrés les éléments du savoir : bibliothèques, universités, laboratoires, muséums d'histoire naturelle. Cette situation date aussi bien de la bibliothèque d'Alexandrie que de l'académie de Platon ; ensuite, on trouvera les universités, les écoles... On est à une distance spatiale de cet endroit mais peut-être aussi à une distance sociale si l'on n'est pas né dans la bonne classe, à une distance linguistique si nos parents ne parlaient pas le bon langage, à une distance financière, à une distance pathétique même, lorsqu'on n'ose pas s'approcher. Et la pédagogie de jadis était tout le parcours du combattant pour parvenir aux sources du savoir.

La nouveauté de notre monde est que la personne humaine ne se déplace plus, mais le savoir lui-même arrive à la personne au moyen de ces réseaux de communication. Et là, quelles que soient les craintes, les probabilités que certains, ou certaines classes, s'approprient ce trésor sont beaucoup plus faibles. Jusque là, le savoir était concentré, accumulé exactement selon les règles du capitalisme, même s'il n'a jamais été analysé comme tel. La France contemporaine réalise, à l'heure d'Internet, la Grande Bibliothèque comme une survivance du monde d'autrefois. Elle concentre le savoir quand les réseaux permettent de consulter n'importe quel livre à n'importe quel coin de la planète...

RQM : Dans Le premier homme, Camus montre comment son instituteur ne l'instruit pas seulement des matières scolaires mais le rapproche du savoir en allant convaincre sa grand-mère de le laisser poursuivre sa scolarité. Le premier obstacle chez les défavorisés est de faire confiance à leur propre intelligence.

M. S : C'est ce que j'appelais tout à l'heure la distance pathétique. Je ne veux pas dire que le réseau abolira toutes les distances. Il n'empêchera pas des relations humaines comme celles décrites dans Le premier homme de Camus. Mais il mettra la possibilité de savoir à la disposition de tous. Au fond, nous étions démocrates pour tout, sauf pour le savoir. Il était défendu, non seulement par des distances, mais aussi par des obstacles : « le mérite », l'idée qu'il faut être intelligent. Rien ne vous empêche maintenant de créer pour ATD Quart Monde, un serveur que les gens pourront consulter gratuitement.

C'est une nouveauté aussi grande qu'à l'époque de l'imprimerie où le savoir n'était qu'à la disposition de très peu de personnes. Mais il est allé à ceux qui pouvaient se payer les livres. Maintenant, il va à tous, en tous lieux, et c'est un très très grand espoir, un espoir de type démocratique...

RQM : Il reste cependant un autre aspect du savoir qui est sa présence dans une vie sociale, dans une communauté. L'appropriation "capitaliste" du savoir ne tient pas au savoir mais à une manière de vivre ensemble...

M. S : La manière de vivre ensemble avait déterminé un certain nombre de liens sociaux, de liens hiérarchiques, de liens de valeurs marchandes, de liens d'argent... Mais - sauf cas exceptionnels dans de petits monastères ou de petites écoles - pas de liens découlant du savoir ou de l'information.

Aujourd'hui, le lien social peut passer par là. Au chômeur, on croit devoir donner une formation professionnelle, ainsi qu'une information à l'exclu pour en faire un citoyen. L'insertion, la formation, l'enseignement, sont trois problèmes qui doivent être réglés ensemble. Ainsi, l'enseignement prend la totalité de la société, non seulement dans la formation intellectuelle et professionnelle, mais aussi dans l'  « être ensemble » des citoyens.

Dès aujourd'hui, la formation va devenir évolutive pendant toute la vie et le lien d'information s'introduira de plus en plus à l'intérieur même du lien social. Autrefois, nous avions une société de rétention d'informations plutôt que de diffusion. C’est pour cela qu'il y a des exclus.

RQM : Pourquoi cela changerait-il ?

M. S : Parce que maintenant, les moyens techniques sont là. Autrefois, lorsqu'une papeterie perdue dans la forêt des Landes faisait faillite, l'ouvrier n'avait plus qu'à prendre sont baluchon et parcourir à pied les distances dont je parlais... Aujourd'hui, il devrait pouvoir trouver à sa mairie ou à son ancienne école, ouverte après dix-sept heures pour les adultes, tous les renseignements et informations pour transformer sa vie. En négatif, il y a l'énorme crise que nous traversons en matière de chômage et d'économie et, en positif, il y a la technologie qui est là. Tout le monde sait que la seule façon de s'en sortir est d'améliorer les techniques d'information, de formation...

RQM : Mais il demeure une concurrence très forte que la rareté de l'emploi ne décourage sûrement pas. Partager mon savoir avec mon voisin n'est pas forcément dans mon intérêt...

M. S : L'économie est fondée sur l'échange, qui est fondé sur la rareté. Vous avez deux francs et j'en ai zéro. Si vous me les donnez, j'aurai deux francs et vous zéro. C'est un jeu à somme nulle. Le savoir a exactement la structure inverse. Vous ignorez le théorème de Pythagore et je le sais. Si je vous en donne connaissance, vous allez le recevoir et, pourtant je le garderai. Ce n'est pas un jeu à somme nulle.

Le savoir est le lieu de la non-rareté, à l'opposé de l'économie. Il est vrai que l'on a toujours classé le savoir comme une rareté économique. Mais, qui vous dit que de savoir réparer une mobylette est moins intéressant que de savoir la mécanique quantique ? Dans cette société où les éboueurs deviennent plus importants que les physiciens, le savoir est en train de s'égaliser. Bien sûr, certains ne sont pas d'accord. Ils essayeront de mettre obstacle à cette diffusion du savoir afin de le garder pour eux seuls : afin qu'il reste lié au privilège, au mérite... Je crois inévitable, avec les réseaux, que tout le savoir soit à la disposition de tout le monde. Et j'y travaillerai, c'est le moment maintenant. Il n'y aura plus à acheter le savoir. On achète des livres, on achète tout le savoir, on n'achètera plus rien.

RQM : Reste néanmoins le problème du secret : secret de fabrication, de compréhension.

M. S : Une fois que l'information circule, il ne peut plus y avoir de rareté nulle part. Le réseau est un lieu où l'on ne cache plus rien. Mon grand espoir est que sur le réseau, le vrai pirate soit le pirate de la vérité, c'est-à-dire qu'il y lance tout. La disparition du secret complet était un phénomène absolument imprévu il y a dix ou vingt ans. Aujourd'hui encore, les grandes firmes achètent des savants, des secrets de fabrication, et c'est une des difficultés de la recherche scientifique. Demain arriveront dans les laboratoires, des pirates qui mettront tous les secrets dans le réseau. Le savoir ne sera plus dans des lieux, des espaces de rareté que la société protège. Il va être un océan, un volume dans lequel la société se plonge, se perd. La rareté pourra venir de l'énormité de l'information, mais on trouvera des parades en travaillant sur des navigateurs de plus en plus puissants.

En fait, il va naître une nouvelle manière d'appréhender le savoir dont nous n'avons pas idée. Car c'est la tête humaine qui change fondamentalement, comme elle a changé à la Renaissance. Savez-vous que la transmission de pans entiers de science est en train de s'effondrer en ce moment ? Déjà, des universités prestigieuses aux États-Unis voient décliner le nombre d'étudiants en mathématiques parce que, dans l'univers actuel, on n'a plus besoin de ce type de mnémotechnique, de ce type de fonctionnement intellectuel.

RQM : Parce qu'il est déjà présent dans toute l'information que l'on peut avoir, on n'a plus besoin de le maîtriser soi-même, c'est bien cela ?

M. S : En partie. On est encore loin de pouvoir évaluer ce qui va disparaître, mais les transformations épistémologiques me paraissent beaucoup plus profondes même qu'à la Renaissance. Dans le volume d'information où la société nagera, « surfera », elle aura des chances de démocratisation inconnues jusqu'à ce jour. Cette évolution n'est pas une malchance pour les milieux les moins instruits d'aujourd'hui.

En effet, quel est l'unique livre qu'ont chez eux les gens qui n'ont pas d'argent ? C'est le dictionnaire, le Petit Larousse. Leur apprend-il des mathématiques, de l'histoire, de l'économie ? Non. C'est un livre très spécial dans lequel la jouissance est de « surfer », de se débrouiller dans ce grand espace d'information. Internet n'est rien de plus qu'un immense dictionnaire, un gigantesque espace dans lequel le corps se déplace.

L'intelligence n'est pas de savoir axiomatiquement comment on déduit... Pour Montaigne, ce n'était plus « tête bien pleine », la diffusion de l'imprimerie détrônait cette mémorisation des voyages d'Ulysse, des contes..., qui servaient de supports aux connaissances de l'époque. Déjà Montaigne ne trouvait plus de sens à mémoriser une bibliothèque potentiellement illimitée. Mais sur Internet, faut-il encore une « tête bien faite » ? Peut-être « surfera » mieux « pied bien démerdard ». Voilà la définition de l'intelligence d'aujourd'hui. Celui qui courra le mieux avec ses deux pieds ne sera pas forcément polytechnicien agrégé de philosophie ; ceux-là auront la tête trop lourde pour se débrouiller là-dedans... Par conséquent, il y aura des chances nouvelles pour des gens que l'ancien monde traitait de débiles. C'est un nouveau départ avec des chances également réparties.

L'homme se promènera dans le volume de l'information comme il se promène dans les forêts et les montagnes, pour explorer le monde physique. Jusqu'ici, le savoir était un lieu d'apprentissage de la déduction, de l'induction, de la mémoire. Il devient aujourd'hui un lieu de promenade. Cela n'est jamais arrivé.

RQM : L'école d'aujourd'hui fait-elle obstacle à ce changement ?

M. S : Oui, toutes les écoles. On est à la veille de la plus grande révolution pédagogique de l'histoire. Il faudra changer nos structures d'enseignement. L'école a changé chaque fois que l'on a changé de support. Le support ne dépend pas de la pédagogie, mais la pédagogie dépend du support. La plus grande révolution pédagogique a eu lieu lors de l'invention de l'écriture chez les Grecs. Et puis, les grandes civilisations qui ont inventé le rouleau chez les Juifs ou les hiéroglyphes chez les Égyptiens, ont parallèlement inventé l'école biblique, les scribes...

RQM : Pendant des générations, les enfants ont appris le métier de leurs parents, apprentissage qui faisait immédiatement sens. N'en va-t-il pas de même de l'école ? Le contexte local fait valoir ce que l'on apprend. Les précédents donnaient sens au savoir acquis localement. S'il n'y a plus de local, où va se trouver le sens ?

M. S : Lorsqu'il y a un changement de support, la transmission est suspendue. Cela s'est produit en Occident entre 1960 et 1980 et constitue un des bouleversements les plus profonds de cette période. Les parents n'ont plus enseigné à leurs enfants ni la morale sexuelle ni la religion ni la morale en général ni le civisme... Cela a vraiment été un tremblement de terre inouï à la fin de ce vingtième siècle.

Le sens dépend du support. Autrefois, les hommes parlaient sans écrire. Dès qu'apparaît l'écriture, le monde se transforme. Une transmission s'établit. Il peut y avoir des contrats juridiques, fondations du droit ; des échanges stables, fondations du commerce ; des institutions, fondations de la politique. Il peut y avoir des hommes ensemble, fondations des cités. D'ailleurs, on a dit « histoire » et avant, « préhistoire ».

Dès qu'est arrivée l'imprimerie, les siècles précédents nous ont paru illisibles et sont devenus « les ténèbres du Moyen Âge ». À partir de la Renaissance, un sens nouveau apparaît qui nous est donné par Erasme, Montaigne, Rabelais... Avec la Réforme arrive la liberté de pensée, chose impossible dans une transmission non imprimée.

Aujourd'hui, un nouveau support apparaît, un sens va apparaître. Il n'est pas prédonné aux canaux dans lesquels on le fait passer. Ce sont les canaux qui précèdent le sens, qui fabriquent le sens, et tout le monde sera stupéfait de découvrir qu'un sens nouveau est apparu. Inutile de le chercher aujourd'hui, il est absent de notre monde. Ce n'est pas vous qui le trouverez. Ce sont vos enfants ou vos petits-enfants...

RQM : L'enjeu essentiel d'aujourd'hui est donc l'accessibilité de ces nouveaux canaux à tous les enfants.

M. S : L'accessibilité est en théorie libre et pas chère. Le prix estimé d'une « université à distance » au nouveau campus installé par un gouvernement précédent dans la couronne externe de Paris, est de 1%, un centième... Avec seize fois moins d'argent que les quatre tours à huit milliards de la grande Bibliothèque, on aurait mis tout le savoir concentré à la disposition de soixante millions de personnes. Sans qu'elles aient à payer leur billet de seconde classe de Biarritz à Paris...

Comme vous le savez, l'énergie qui se balade dans les réseaux n'est même pas à l'échelle entropique. Donc ces choses-là sont quasiment gratuites.

RQM : Le coût des logiciels et de la course à la sophistication n'est pas négligeable. Pourtant, vous disiez que le temps d'accès d'un chercheur américain à une base de données est cent fois moins élevé que celui d'un chercheur en Afrique qui a un matériel, des liaisons, beaucoup moins puissants.

M. S : C'est vrai. Pour le moment, cette avancée technologique profite surtout aux riches, comme d'habitude, mais il peut en être autrement. Les Américains essayeront, bien sûr, de garder la priorité, mais pour nous qui sommes plus démocrates, plus républicains, plus « partageurs », cela peut nous aider beaucoup. Je suis optimiste, né optimiste...

Je pense à Claire Hébert-Suffrin qui a créé, il y a quinze ans, un réseau d' « Échanges de savoir », sans ordinateur à l'époque. Elle a mis en rapport quelques personnes susceptibles d'échanger leurs connaissances, de russe de réparation de mobylette, de physique nucléaire, de tout, mais en dehors de l'idée d'argent. C'est devenu un réseau de vingt-cinq mille personnes qui s'étend dans presque toute l'Europe. Elle a eu une intuition vraie de ce qu'est le savoir : le partage, la gratuité, l'échange, l'espace. Si nous mettons tout cela sur ordinateur, cela devient la véritable université.

RQM : Cette conception nous intéresse et nous déconcerte en même temps. Le père Joseph Wresinski, fondateur de notre Mouvement, a toujours demandé à ceux d'entre nous qui sont des universitaires de convaincre les universitaires que l'on avait besoin de leur savoir.

M. S : À cette époque, le père Joseph Wresinski avait raison, mais maintenant vous n'avez plus besoin d'eux. Le savoir est à votre disposition, voilà la différence.

RQM : Il distinguait, par ailleurs, différents savoirs. Celui des universitaires et celui des « gens de terrain » ne sont pas les mêmes. Celui-là est un savoir empirique, ratifié, modifié par l'expérience de vivre. Le père Joseph Wresinski disait : « Apportez votre savoir mais surtout, ne les empêchez pas d'élaborer le leur »

M. S :  C'est justement ma lutte. Je suis en opposition violente avec tout ce que les politiques font aujourd'hui en France, en matière d'informatisation ou de mise en réseau des écoles. Ils vont partir d'en haut, des spécialités, des inspecteurs... et vont rendre obligatoire... C'est la copie de l'ancien monde sur le nouveau monde, les dinosaures plus Internet.

Mon idée serait de ne pas partir des notions de savoir, de formation, de compétence, mais de connecteur les hommes entre eux selon leurs besoins et leurs possibilités. Les exclus seront déjà moins exclus s'ils sont ensemble et, de cette connection, va naître une demande. La pédagogie classique actuelle est une offre qui ignore la demande. Elle met des marchands d'œufs sur la place du village alors qu'il n'y a pas d'acheteur. Les professeurs ne se soucient pas de la demande.

Il faut inverser le sens de la pédagogie et partir du problème de l'insertion. L'insertion, c'est d'abord de donner aux exclus, aux pauvres gens, la possibilité de former une vraie communauté, de dialoguer entre eux, de parler entre eux de leurs besoins. À ce moment-là, il y aura des « demandeurs d'œufs », ils seront très vite intelligents et sauront chercher vite le savoir. Pendant ce temps-là, les offreurs, le Centre national d'enseignement à distance, l'université, auront préparé des serveurs gratuits. Ce sera une vraie révolution qui ne partira pas d'en haut.

Avec le changement de support, tout va changer : le savoir, le sens, la tête humaine, comme à l'époque de la diffusion de l'imprimerie.

Lorsque le cerveau se débarrasse de certaines charges, il se libère pour d'autres. La mémoire libérée par l'imprimerie à l'époque de sa diffusion, a permis d'inventer la physique, un peu comme les mathématiques à l'époque de l'écriture. Cela se compare à l'évolution de l'homme vers la station debout. Ses pattes de devant désormais libres pour la préhension, sont devenues des mains, libérant ainsi la bouche de cette tâche. L'homme a alors pu se mettre à parler. Ce changement de sens était imprévisible.

Je crois donc que l'avancée prodigieuse des techniques actuelles, n'est pas historique mais hominienne, pas de l'ordre de l'histoire mais de l'évolution.

RQM : Nous sommes enthousiastes et en même temps troublés. Tout cela nous donne une très grande responsabilité. Permettez-nous de vous citer le père Joseph Wresinski : « Nous n'allons pas attendre l'achèvement de nos mutations... pour nous ranger aux côtés des plus pauvres, d'autant moins que ces mutations réalisées sans eux et sans tenir compte de leur expérience ne leur serviront pas pour après. La grande pauvreté que nous emmenons vers une nouvelle société ne disparaît pas ainsi comme par enchantement. Il faut nous en défaire par la construction même de cette société, sinon elle sera à nouveau comme incrustée dans ses murs » Vous nous avez parlé de l'histoire des grands changements. Or, la pauvreté de l'ancien monde est restée, incrustée dans les murs de la Renaissance, et elle est toujours là. Ces nouveaux canaux vont amener en quelque sorte un homme nouveau. C'est "une année de grâce", on va remettre les dettes du savoir ou de son absence. Mais l'homme nouveau sera-t-il automatiquement moins inégalitaire ?

M. S : Le fait de la circulation de l'information est une variable principale qui transforme tout. Ne pas préparer ce nouveau monde pour les plus pauvres serait aveugle et « salaud ». Ce serait préparer un monde encore plus cruel que l'actuel. Si l'on ne prend pas ce virage-là, on risque de précipiter ce monde dans une pauvreté plus grande encore.

Aujourd'hui, l'absence de savoir n'est plus un handicap. C'est la nouvelle donne. Aujourd'hui, c'est la remise des dettes, comme vous le dites, c'est "la rédemption" du savoir. Mais, il faut que cette remise à zéro profite aux plus faibles. Il y a pour eux, cette chance, cette possibilité d'un nouveau départ, maintenant. C'est le moment.

Pour citer cet article

Michel Serres.. «La rédemption du savoir». Revue Quart Monde, N°163 - "Des @utoroutes pour tous"Année 1997Revue Quart Monde
document.php?id=386

 

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3 septembre 2012 1 03 /09 /septembre /2012 10:32

Petite Poucette

discours prononcé par M. Michel SERRES
délégué de l'Académie française

Séance du mardi 1er mars 2011

LES NOUVEAUX DÉFIS DE L’ÉDUCATION

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 picto

   Avant d’enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit, au moins faut-il le connaître. Qui se présente, aujourd’hui, à l’école, au collège, au lycée, à l’université ?

- I -

Ce nouvel écolier, cette jeune étudiante n’a jamais vu veau, vache, cochon ni couvée. En 1900, la majorité des humains, sur la planète, s’occupaient de labourage et de pâturage ; en 2010, la France, comme les pays analogues au nôtre, ne compte plus qu’un pour cent de paysans. Sans doute faut-il voir là une des plus immenses ruptures de l’histoire, depuis le néolithique. Jadis référée aux pratiques géorgiques, la culture change.

Celle ou celui que je vous présente ne vit plus en compagnie des vivants, n’habite plus la même Terre, n’a donc plus le même rapport au monde. Il ou elle ne voit que la nature arcadienne des vacances, du loisir ou du tourisme.

- Il habite la ville. Ses prédécesseurs immédiats, pour plus de la moitié, hantaient les champs. Mais il est devenu sensible aux questions d’environnement. Prudent, il polluera moins que nous autres, adultes inconscients et narcissiques. Il n’a plus le même monde physique et vital, ni le même monde en nombre, la démographie ayant soudain bondi vers sept milliards d’humains.

- Son espérance de vie est, au moins, de quatre-vingts ans. Le jour de leur mariage, ses arrière- grands-parents s’étaient juré fidélité pour à peine une décennie. Qu’il et elle envisagent de vivre ensemble, vont-ils jurer de même pour soixante-cinq ans ? Leurs parents héritèrent vers la trentaine, ils attendront la vieillesse pour recevoir ce legs. Ils n’ont plus la même vie, ne vivent plus les mêmes âges, ne connaissent plus le même mariage ni la même transmission de biens.

- Depuis soixante ans, intervalle unique dans notre histoire, il et elle n’ont jamais connu de guerre, ni bientôt leurs dirigeants ni leurs enseignants. Bénéficiant des progrès de la médecine et, en pharmacie, des antalgiques et anesthésiques, ils ont moins souffert, statistiquement parlant, que leurs prédécesseurs. Ont-ils eu faim ?

Or, religieuse ou laïque, toute morale se résumait à des exercices destinés à supporter une douleur inévitable et quotidienne : maladies, famine, cruauté du monde.

Ils n’ont plus le même corps ni la même conduite ; aucun adulte ne sut ni ne put leur inspirer une morale adaptée.

- Alors que leurs parents furent conçus à l’aveuglette, leur naissance fut programmée. Comme, pour le premier enfant, l’âge moyen de la mère a progressé de dix à quinze ans, les enseignants ne rencontrent plus des parents d’élèves de la même génération. Ils n’ont plus les mêmes parents ; changeant de sexualité, leur génitalité se transformera.

- Alors que leurs prédécesseurs se réunirent dans des classes ou des amphis homogènes culturellement, ils étudient au sein d’un collectif où se côtoient désormais plusieurs religions, langues, provenances et mœurs. Pour eux et leurs enseignants, le multiculturalisme est de règle depuis quelques décennies. Pendant combien de temps pourront-ils encore chanter l’ignoble « sang impur » de quelque étranger ?

Ils n’ont plus le même monde mondial, ils n’ont plus le même monde humain. Autour d’eux, les filles et les fils d’immigrés, venus de pays moins riches, ont vécu des expériences vitales inverses.
Bilan temporaire. Quelle littérature, quelle histoire comprendront-ils, heureux, sans avoir vécu la rusticité, les bêtes domestiques et la moisson d’été, dix conflits, blessés, morts et affamés, cimetières, patrie, drapeau sanglant, monuments aux morts, sans avoir expérimenté dans la souffrance, l’urgence vitale d’une morale ?

- II - Voilà pour le corps ; voici pour la connaissance.

- Leurs ancêtres cultivés avaient, derrière eux, un horizon temporel de quelques milliers d’années, ornées par la préhistoire, les tablettes cunéiformes, la Bible juive, l’Antiquité gréco-latine. Milliardaire désormais, leur horizon temporel remonte à la barrière de Planck, passe par l’accrétion de la planète, l’évolution des espèces, une paléo-anthropologie millionnaire. N’habitant plus le même temps, ils entrèrent dans une autre histoire.

- Ils sont formatés par les médias, diffusés par des adultes qui ont méticuleusement détruit leur faculté d’attention en réduisant la durée des images à sept secondes et le temps des réponses aux questions à quinze secondes, chiffres officiels ; dont le mot le plus répété est « mort » et l’image la plus reprise celle des cadavres. Dès l’âge de douze ans, ces adultes-là les forcèrent à voir plus de vingt mille meurtres.

- Ils sont formatés par la publicité ; comment peut-on leur apprendre que le mot relais, en français s’écrit -ais, alors qu’il est affiché dans toutes les gares -ay ? Comment peut-on leur apprendre le système métrique, quand, le plus bêtement du monde, la SNCF leur fourgue des s’miles ?

Nous, adultes, avons doublé notre société du spectacle d’une société pédagogique dont la concurrence écrasante, vaniteusement inculte, éclipse l’école et l’université. Pour le temps d’écoute et de vision, la séduction et l’importance, les médias se sont saisis depuis longtemps de la fonction d’enseignement.

Les enseignants sont devenus les moins entendus de ces instituteurs. Critiqués, méprisés, vilipendés, puisque mal payés.

- Ils habitent donc le virtuel. Les sciences cognitives montrent que l’usage de la toile, lecture ou écriture au pouce des messages, consultation de Wikipedia ou de Facebook, n’excitent pas les mêmes neurones ni les mêmes zones corticales que l’usage du livre, de l’ardoise ou du cahier. Ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois. Ils ne connaissent ni n’intègrent ni ne synthétisent comme leurs ascendants.

Ils n’ont plus la même tête.

-         Par téléphone cellulaire, ils accèdent à toutes personnes ; par GPS, en tous lieux ; par la toile, à tout le savoir ; ils hantent donc un espace topologique de voisinages, alors que nous habitions un espace métrique, référé par des distances.

Ils n’habitent plus le même espace.

Sans que nous nous en apercevions, un nouvel humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare de la Seconde Guerre mondiale.

Il ou elle n’a plus le même corps, la même espérance de vie, n’habite plus le même espace, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde extérieur, ne vit plus dans la même nature ; né sous péridurale et de naissance programmée, ne redoute plus la même mort, sous soins palliatifs. N’ayant plus la même tête que celle de ses parents, il ou elle connaît autrement.

- Il ou elle écrit autrement. Pour l’observer, avec admiration, envoyer, plus rapidement que je ne saurai jamais le faire de mes doigts gourds, envoyer, dis-je, des SMS avec les deux pouces, je les ai baptisés, avec la plus grande tendresse que puisse exprimer un grand-père, Petite Poucette et Petit Poucet. Voilà leur nom, plus joli que le vieux mot, pseudo-savant, de dactylo.

- Ils ne parlent plus la même langue. Depuis Richelieu, l’Académie française publie, à peu près tous les quarante ans, pour référence, le dictionnaire de la nôtre. Aux siècles précédents, la différence entre deux publications s’établissait autour de quatre à cinq mille mots, chiffres à peu près constants ; entre la précédente et la prochaine, elle sera d’environ trente mille.

À ce rythme linguistique, on peut deviner que, dans peu de générations, nos successeurs pourraient se trouver aussi séparés de nous que nous le sommes de l’ancien français de Chrétien de Troyes ou de Joinville. Ce gradient donne une indication quasi photographique des changements majeurs que je décris.

Cette immense différence, qui touche toutes les langues, tient, en partie, à la rupture entre les métiers des années cinquante et ceux d’aujourd’hui. Petite Poucette et son frère ne s’évertueront plus aux mêmes travaux.

La langue a changé, le travail a muté.

- III - L’individu

Mieux encore, les voilà devenus des individus. Inventé par saint Paul, au début de notre ère, l’individu vient de naître seulement ces jours-ci. Nous rendons-nous compte à quel point nous vivions d’appartenances, de jadis jusqu’à naguère ? Français, catholiques ou juifs, Gascons ou Picards, riches ou pauvres, femmes ou mâles… nous appartenions à des régions, des religions, des cultures, rurales ou villageoises, des groupes singuliers, des communes locales, un sexe, la patrie. Par les voyages, les images, la toile, les guerres abominables, ces collectifs ont à peu près tous explosé. Ceux qui demeurent continuent aujourd’hui, vite, d’éclater.

L’individu ne sait plus vivre en couple, il divorce ; ne sait plus se tenir en classe, il remue et bavarde ; ne prie plus en paroisse ; l’été dernier, nos footballeurs n’ont pas su faire équipe ; nos politiques savent-ils encore construire un parti ? On dit partout mortes les idéologies ; ce sont les appartenances qu’elles recrutaient qui s’évanouissent.

Cet individu nouveau-né annonce plutôt une bonne nouvelle. À balancer les inconvénients de l’égoïsme et les crimes de guerre commis par et pour la libido d’appartenance – des centaines de millions de morts –, j’aime d’amour ces jeunes gens.

Cela dit, reste à inventer de nouveaux liens. En témoigne le recrutement de Facebook, quasi équipotent à la population du monde.

Comme un atome sans valence, Petite Poucette est toute nue. Nous, adultes, n’avons inventé aucun lien social nouveau. L’emprise de la critique et du soupçon les déconstruit plutôt.
Rarissimes dans l’histoire, ces transformations, que j’appelle hominescentes, créent, au milieu de notre temps et de nos groupes, une crevasse si large que peu de regards l’ont mesurée à sa vraie taille.

Je la compare, je le répète, à celles qui intervinrent au néolithique, à l’aurore de la science grecque, au début de l’ère chrétienne, à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance.
Sur la lèvre aval de cette faille, voici des jeunes gens auxquels nous prétendons dispenser de l’enseignement, au sein de cadres datant d’un âge qu’ils ne reconnaissent plus : bâtiments, cours de récréation, salles de classe, bancs, tables, amphithéâtres, campus, bibliothèques, laboratoires même, j’allais même dire savoirs… cadres datant, dis-je, d’un âge et adaptés à une ère où les hommes et le monde étaient ce qu’ils ne sont plus.

- IV -

Trois questions, par exemple : Que transmettre ? À qui le transmettre ? Comment le transmettre ?

Que transmettre ? Le savoir !

Jadis et naguère, le savoir avait pour support le corps même du savant, de l’aède ou du griot. Une bibliothèque vivante… voilà le corps enseignant du pédagogue.

Peu à peu, le savoir s’objectiva d’abord dans des rouleaux, vélins ou parchemins, support d’écriture, puis, dès la Renaissance, dans les livres de papier, supports d’imprimerie, enfin, aujourd’hui, sur la toile, support de messages et d’information.

L’évolution historique du couple support-message est une bonne variable de la fonction d’enseignement. Du coup, la pédagogie changea trois fois : avec l’écriture, les Grecs inventèrent la paideia ; à la suite de l’imprimerie, les traités de pédagogie pullulèrent. Aujourd’hui ?

Je répète. Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout le savoir est accessible à tous. Comment le transmettre ? Voilà, c’est fait.

Avec l’accès aux personnes, par le téléphone cellulaire, avec l’accès en tous lieux, par le GPS, l’accès au savoir est désormais ouvert. D’une certaine manière, il est toujours et partout déjà transmis.

Objectivé, certes, mais, de plus, distribué. Non concentré. Nous vivions dans un espace métrique, dis-je, référé à des centres, à des concentrations. Une école, une classe, un campus, un amphi, voilà des concentrations de personnes, étudiants et professeurs, de livres, en bibliothèques, très grande dit-on parfois, d’instruments dans les laboratoires… ce savoir, ces références, ces livres, ces dictionnaires… les voilà distribués partout et, en particulier, chez vous ; mieux, en tous les lieux où vous vous déplacez ; de là étant, vous pouvez toucher vos collègues, vos élèves, où qu’ils passent ; ils vous répondent aisément.

L’ancien espace des concentrations – celui-là même où je parle et où vous m’écoutez, que faisons-nous ici ? – se dilue, se répand ; nous vivons, je viens de le dire, dans un espace de voisinages immédiats, mais, de plus, distributif. – Je pourrai vous parler de chez moi ou d’ailleurs, et vous m’entendriez ailleurs ou chez vous.

Ne dites surtout pas que l’élève manque des fonctions cognitives qui permettent d’assimiler le savoir ainsi distribué, puisque, justement, ces fonctions se transforment avec le support. Par l’écriture et l’imprimerie, la mémoire, par exemple, muta au point que Montaigne voulut une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine. Cette tête a muté.

De même donc que la pédagogie fut inventée (paideia) par les Grecs, au moment de l’invention et de la propagation de l’écriture ; de même qu’elle se transforma quand émergea l’imprimerie, à la Renaissance ; de même, la pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies.
Et, je le répète, elles ne sont qu’une variable quelconque parmi la dizaine ou la vingtaine que j’ai citées ou pourrais énumérer.

Ce changement si décisif de l’enseignement, – changement répercuté sur l’espace entier de la société mondiale et l’ensemble de ses institutions désuètes, changement qui ne touche pas, et de loin, l’enseignement seulement, mais sans doute le travail, la politique et l’ensemble de nos institutions – nous sentons en avoir un besoin urgent, mais nous en sommes encore loin ; probablement, parce que ceux qui traînent encore dans la transition entre les derniers états n’ont pas encore pris leur retraite, alors qu’ils diligentent les réformes, selon des modèles depuis longtemps évanouis.

Enseignant pendant quarante ans sous à peu près toutes les latitudes du monde, où cette crevasse s’ouvre aussi largement que dans mon propre pays, j’ai subi, j’ai souffert ces réformes-là comme des emplâtres sur des jambes de bois, des rapetassages ; or les emplâtres endommagent le tibia comme les rapetassages déchirent encore plus le tissu qu’ils cherchent à consolider.
Oui, nous vivons un période comparable à l’aurore de la paideia, après que les Grecs apprirent à écrire et démontrer ; comparable à la Renaissance qui vit naître l’impression et le règne du livre apparaître ; période incomparable pourtant, puisqu’en même temps que ces techniques mutent, le corps se métamorphose, changent la naissance et la mort, la souffrance et la guérison, l’être-au-monde lui-même, les métiers, l’espace et l’habitat.

- V -

Face à ces mutations, sans doute convient-il d’inventer d’inimaginables nouveautés, hors les cadres désuets qui formatent encore nos conduites et nos projets. Nos institutions luisent d’un éclat qui ressemble, aujourd’hui, à celui des constellations dont l’astrophysique nous apprit jadis qu’elles étaient mortes déjà depuis longtemps.

Pourquoi ces nouveautés ne sont-elles point advenues ? J’en accuse les philosophes, dont je suis, gens qui ont pour métier d’anticiper le savoir et les pratiques à venir, et qui ont, comme moi, ce me semble, failli à leur tâche. Engagés dans la politique au jour le jour, ils ne virent pas venir le contemporain. Si j’avais eu, en effet, à croquer le portrait des adultes, dont je suis, il eût été moins flatteur.

Je voudrais avoir dix-huit ans, l’âge de Petite Poucette et de Petit Poucet, puisque tout est à refaire, non, puisque tout est à faire.

Je souhaite que la vie me laisse assez de temps pour y travailler encore, en compagnie de ces Petits, auxquels j’ai voué ma vie, parce que je les ai toujours respectueusement aimés.

 

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9 mai 2012 3 09 /05 /mai /2012 19:43

D’un livre l’autre. Nous avions refermé l’essai de Jean Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, sur le constat problématique que le dualisme structurant les cultures occidentales (corps/esprit ; Nature/Culture ; transcendant/Empirique….) avait cédé sous l’offensive des analyses du monisme naturaliste, mais seulement dans sa forme dure, substantialiste, alors que, dans sa version fonctionnaliste intégrant, malgré leur opposition, des besoins endogènes et des nécessités externes, il se maintenait, paraissant même irréductible.

Nous avions noté le grand nombre de renvois dans le livre de Schaeffer à celui de Descola, indiquant même parfois une sorte de parenté entre les deux entreprises. De fait, Par delà nature & culture, au titre lui aussi programmatique, se mobilise dès l’avant propos contre « les défauts » de « l’édifice dualiste (p.11), exigeant que « l’anthropologie se défasse de son dualisme constitutif » (p.12).

Si Philippe Descola n’invite pas directement à sonner le glas de l’exception humaine, il entend œuvrer pour une étonnante « anthropologie de la nature » qui, loin de se réduire à l’homme, inclurait « toute cette collectivité des existants », animaux, végétaux, minéraux….relégués à l’arrière plan d’une nature simplement objectivée.

JM Schaeffer concluait sur l’impossibilité de réduire ou de plier le besoin endogène de sens aux besoins d’adaptation au milieu « réel », la culture s’organisant en grande partie autour d’entités « n’accédant à l’existence qu’au moyen des codes par lesquels on les objective (Descola, p.120).

C’est ce caractère artificiel, mythique, magique des croyances et des valeurs qui constitue la culture en regard d’une naturalité largement objectale et tangible. Cependant, l’opposition entre significations culturelles et adaptations empiriques par laquelle on reconduit malgré tout le dualisme, ne correspond en rien à l’expérience de l’ethnologue qui nous apprend que parmi la diversité des cultures, très nombreuses sont celles qui n’opèrent pas de « distinction tranchée entre savoir pratique et représentations symboliques » (125).

Ainsi, un chasseur amérindien ne « change pas de registre » en passant de la traque du gibier à des rituels propitiatoires préludant à la capture. Le chant magique n’est pas « interpolé sans nécessité » dans la chaîne des savoir-faire. Tout simplement parce que l’animal est pour l’indien une personne, dotée d’une âme, et non un pur produit de consommation ou une simple cible.

L’occident a réduit la nature à un stock (voyez l’analyse de Heidegger dans : La question de la technique où le fleuve devient puissance hydro-électrique et l’arbre, bois pour les planches…), dès lors, l’univers du sens ne peut plus la pénétrer et la dichotomie Sujet/Objet, clé du dualisme substantialiste, s’avère indépassable.

Le fameux « désenchantement du monde » n’a pas d’autre origine. « Le grand Pan est mort ». L’acte de décès rédigé par Plutarque redevient d’une actualité frappante.

Descola fait remonter à W.Dilthey (1883) et surtout à Heinrich Rickert (1899) la classification des sciences en sciences de la Nature et « sciences de la culture » (Kulturwissenschaft), les unes différant des autres, et du tout au tout, en fonction de leurs méthodes respectives et de leurs objets.

Le hiatus entre le domaine de la réalité empirique et celui de la valeur, entre ce qui ressortit à la factualité et ce qui procède du point de vue, se trouve alors consommé et distribué selon des épistémès hétérogènes. Le problème, en l’occurrence celui de l’anthropologie, réactive celui inhérent à tout dualisme : Comment rendre compte de l’articulation de ce qu’on a disjoint ? Il faut toujours postuler, comme chez Descartes, quelque glande pinéale, quelque mystérieuse charnière, susceptible de raccorder deux types de réalité séparés, nommément, « l’idéel et le matériel, le concret et l’abstrait, les déterminations physiques et la production du sens » (121).

On sait que, de son propre aveu, JM Schaeffer n’était pas parvenu à réfuter la Thèse dualiste, se contentant de la trouver particulièrement coûteuse, d’autres solutions se révélant moins anxiogènes (l’angoisse constituant néanmoins une humeur (Stimmung) prédisposant à la philosophie, si l’on en croit  Heidegger, et quelques autres).

Lisant Descola, on comprend assez rapidement pourquoi cette réfutation tenait de la gageure : la dualité de l’intériorité et de la physicalité ne serait pas vraiment une opposition propre à l’Occident mais « une variante locale [sic] d’un système plus général de contrastes élémentaires » (175).

« On verra que cette distinction entre un plan de l’intériorité et un plan de la physicalité n’est pas la simple projection ethnocentrique de l’opposition occidentale  entre l’esprit et le corps et qu’elle s’appuie sur le constat que toutes les civilisations […] l’ont objectivée à leur manière » (168).

On se croira alors fondé à reconnaître la vieille césure de la nature et de la culture mais l’anthropologue du Collège de France refuse de superposer les deux couples corps/esprit et nature /culture :

« La conscience d’une distinction entre l’intériorité et la physicalité du moi semble être une aptitude innée dont tous les lexiques portent témoignage, tandis que les équivalents terminologiques du couple de la nature et de la culture sont difficiles à trouver hors des langues européennes… » (175).

Autrement dit, de la distinction légitime entre intériorité et physicalité (Descola se garde bien de parler d’extériorité, comme Schaeffer, preuve que le couple semble asymétrique) on ne saurait tirer la distinction de la nature et de la culture. Si la première prétend à l’universel, la seconde apparaît comme une spécificité occidentale.

La partition entre normes culturelles et lois naturelles, qui procède de la dichotomie νόμος / φύσις, reconduite par Kant entre naturalité et moralité, conduit à traiter séparément les « schèmes de la pratique » et les modèles d’action éthique. Justement en raison du fait que, dans un cas, on n’aurait affaire qu’à des « objets », alors que dans l’autre, le rapport entre « sujets » s’impose. Kant exigeait d’ailleurs que l’on traitât tout homme comme une fin et jamais comme un moyen, seuls les êtres et les choses de la nature pouvant servir de moyens et se voir ainsi réduits à l’utilité.

Mais, dès que l’on sort de l’orbe culturelle de l’Europe, cette humanité acquiert une extension, pour nous parfaitement improbable, en fonction de l’animisme ou de la migration des âmes incorporées, qui font de tout vivant un humain camouflé.

Dans le chapitre 3 intitulé « Le grand partage », Descola retrace en un tableau saisissant la généalogie du concept moderne de nature, opposant « un monde des choses doté de factualité intrinsèque et un monde des humains régi par l’arbitraire du sens » (98).

De cette longue histoire, deux périodes directrices et organisatrices font saillie :

Le moment monothéiste d’abord, par lequel « les humains deviennent extérieurs et supérieurs à la nature » (103), nature qui, du coup, ne désigne plus la φύσις des Grecs ni la Natura des Romains mais la Création, « scène provisoire » appelée à disparaître lors du Jugement dernier.

Le moment classique ensuite, où la révolution scientifique initiée par Bacon et Galilée impose « l’idée d’une nature mécanique » (106), d’un ensemble intégralement régi par les lois de la causalité physique.

A la lumière de ce parcours atypique (car en dépit de son succès à l’exportation, cette idée moderne de nature était absente de la plupart des aires culturelles), on voit que la réduction physicaliste de la nature rend l’isolement de la culture problématique, livrée à « l’arbitraire du sens » (lequel ne fait que redoubler et continuer celui du signe découvert par les linguistes).

C’est précisément ce caractère arbitraire qui nous avait incité à recourir à l’anthropologie dogmatique de Pierre Legendre, laquelle, délibérément, analysait la tentative culturelle d’échapper à la une barbarie sempiternellement menaçante, comme un « montage ». Le mot dit bien la chose : un artifice, une construction, un assemblage mortaisé d’éléments disparates, nous obligeant à admettre que les lois de la Physique et de la Biologie ne sont pas de même nature que « ce qui fait loi pour le sujet ».

Il va sans dire que Philippe Descola initie une tout autre perspective en refusant à un tel montage constitué en « mythe efficace », le caractère de l’universalité.

Si la distinction d’une intériorité et d’une physicalité se retrouve dans toutes les sociétés connues, ce n’est nullement le cas du couple nature/culture.

Peu importe, pensera-t-on, car, après tout, si cette dernière coupure est peu représentée statistiquement, elle colonise rapidement des masses considérables d’humains, quand ceux qui y échappent ou résistent appartiennent à des cultures résiduelles en voie d’extinction, à l’instar des Achouars de Descola, des Bororos de Lévi Strauss ou des Guayakis de Pierre Clastres.

Ce serait sans compter avec la montée en puissance d’un naturalisme contemporain pour qui l’exception humaine n’est plus qu’un mythe épuisé et l’écologie une urgence. Par la voix de Derrida, l’homme naturel peut alors crânement affirmer « l’animal que donc je suis », invitant l’arrogance anthropologique d’une extériorité supérieure à se réinsérer dans le tissu dense et complexe des relations naturelles. On ne mesure pas encore l’impact culturel, et donc à terme éducatif, de cette réinsertion mais, les « 7 savoirs nécessaires à l’éducation du futur » d’Edgar Morin (Unesco 1999, consultable en ligne) peuvent en donner une idée.

 

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29 avril 2012 7 29 /04 /avril /2012 18:33

La Fin de l’exception humaine Dernier chapitre

(à l’attention des étudiants de Master 1)

 

Partons de la forte assertion de la page 371 :

« La réalité n’est faite ni à notre mesure, ni à notre image ».

L’argument se tire du fait patent que nous agissons le plus souvent par projet, par décision anticipée, bref, qu’il y a toujours une cause finale qui prélude en pensée à sa réalisation, alors que dans le monde des choses, dans l’univers matériel, la mécanique causale ne comporte aucune dimension téléologique. La nature ne veut rien, sinon perdurer à être dans son être, selon le conatus spinoziste. Nous ne cessons de projeter l’intentionnalité sur un monde qui ne relève pas de ce type de causalité. Or, le sens est irréductiblement intentionnel, ce que l’expression de « vouloir dire » traduit à merveille. Pas d’intention, pas de sens. Les événements du monde ne procèdent pas d’une volonté, ou alors dans l’acception originale que Schopenhauer donne à ce terme et qui en fait peu ou prou l’équivalent d’une pulsion ou d’un tropisme généralisé. Il faudrait reprendre le constat navré de Macbeth : Life « is a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing », mais en l’amendant sensiblement et n’en retenant en somme que le début et la fin : la vie ne signifie rien et c’est justement la raison pour laquelle il faut impérativement lui conférer un sens, en faire une histoire. La vie n’est pas une story mais une history, un enchaînement complexe de causes et d’effets réactionnels. En tant que telle, elle échappe largement à notre emprise rationnelle dès que nous y sommes existentiellement insérés, ce pourquoi on ne peut saisir l’histoire du présent, le travail de l’historien demeurant toujours régrédient. Il faut donc se raconter des histoires, en évitant évidemment de les confier à la narration d’un idiot. Comment doter le cours du monde dans lequel nous sommes inscrits d’un ordre « à notre mesure », « à notre image », ce qui revient à instiller de l’intentionnalité dans des processus qui l’ignorent et donc, de recourir comme par devant, au mythe.

JM Schaeffer semble établir un dualisme fonctionnel imposé par le clivage des « visions du monde » avec les « savoirs d’expérience ». Tout dualisme substantiel est bien sûr banni, depuis le long chapitre sur la réfutation du cogito cartésien, mais subsiste cependant un dualisme fonctionnel, formel, analytique, comme on voudra l’appeler, qui ne parvient pas à se débarrasser de la fonction que la Thèse de l’exception humaine remplissait. Fonction essentielle puisqu’elle permettait tout simplement de « nous accommoder de la vie ». L’expression, anodine d’apparence, recouvre en fait la nécessité de prodiguer d’une façon ou d’une autre ce pourquoi la vie mérite d’être vécue, un pouvoir d’inhiber le doute fataliste que hante et chante certaines complaintes, à l’instar d’Ostende de Jean Roger Causimon (repris par Léo Ferré) :

« […] Quand sur la ville tombe la pluie / et qu’on s’demande si c’est utile / Et puis surtout si çà vaut l’coup / Si çà vaut l’coup d’vivre sa vie. »

Il ne s’agit de rien de moins en somme que d’oublier Sisyphe et le caractère absurde que prend l’existence dès lors qu’elle n’est plus soumise qu’au réel du monde empirique. A la trivialité désespérante de celui-ci, on ajoutera donc, en surimpression, une Weltanschauung, une vision du monde qui « s’immunise contre le réel » (p.364).

Dire que « la vision du monde donne une signification à la vie » signe la reconnaissance que le monde, comme tel, n’est que l’ensemble des « états de fait », dénué de sens et que nos visions du monde n’en constituent nullement la doublure, l’envers, qu’elles n’en cartographient pas les reliefs, n’en font pas la théorie, au sens scientifique du terme, mais qu’elles servent d’abord et avant tout, et peut être seulement, à « maintenir l’état de stabilité interne de notre identité » (p.365).

Dans cette « ségrégation entre le constat et la légitimation » (p.366), la constitution d’un « monde intérieur vivable » paraît incluse dans le monde empirique réel à la manière d’un espace libre enserré dans un espace contraint. Pour satisfaire au monisme intransigeant du naturalisme, on peut bien se représenter cette intériorité comme un pli de l’extériorité (comme Deleuze dans son  Foucault), mais l’important est de comprendre comment la fonction interne du sens peut gîter au creux de la fonction d’adéquation au réel empirique, alors que les deux fonctions ne sont pas du tout de même nature.

Une réponse pourrait s’esquisser à partir de l’image par laquelle certains théologiens ont tenté de rendre compte d’un libre arbitre de la créature compatible avec la toute puissance omnisciente du créateur. Comment faire système de l’antinomie du déterminisme et de la liberté?

« L’âme de l’homme est cette substance merveilleuse qui, d’être agie n’en est pas moins active, et d’être sous contrôle n’en est pas moins libre. C’est une roue dans une roue, qui se meut librement de soi-même tout en étant mue par la machinerie externe. » (E Griffin, cité par Miklos Vetö, 2002, La naissance de la volonté, L’Harmattan, p.163-4; ma traduction).

« Une roue dans une roue », la métaphore autorise un mouvement libre dans un mouvement contraint, mais elle ne suffit pas car les savoirs ne sont pas organisés de la même façon selon la fonction qu’ils remplissent. Les uns font système, les autres réseaux.

Ce pourrait être le principal point de discordance, de tension, entre les représentations endogènes et exogènes. Une vision du monde constitue une idéologie, c’est-à-dire un système du monde, quand la structure des savoirs empiriques est largement rhizomique. Ces derniers cherchent l’adéquation avec l’extérieur alors que la première recherche la cohérence interne, un système logique bâti sur une axiomatique.

La Weltanschauung comme « interface molle » opposée aux « contraintes locales fortes » des interactions concrètes évoque irrésistiblement la fable du charretier embourbée (« aide-toi, le ciel t’aidera »). Invoquant le dieu, le charretier s’entend répondre du haut des nues : « Hercule veut qu’on se remue ! » Mais il ne délivre aucun conseil que le brave homme n’eût pu, à la lumière de son seul sens pratique, découvrir de lui-même. Qu’est-ce donc qu’il va quémander auprès de la transcendance ? Tout simplement une raison d’agir, une caution, un encouragement, l’assurance que les puissances se soucient de lui, bref, que le monde est « à sa mesure » ou « à son image ». Concrètement cela ne change rien, il faut toujours mettre une pierre sous la roue et soulager l’essieu, mais mentalement, cela change tout puisque Hercule est de la partie, intéressé à l’effort.

D’un côté, « la vision du monde maximalise la cohérence de sens aux dépens de l’efficacité pragmatique des représentations » (tant qu’on s’en prend aux dieux, la charrette demeure enlisée), de l’autre, « les savoirs empiriques maximalisent la correspondance entre représentation et réalité » (mais à quoi bon « perdre sa vie à la gagner », selon la formule cynique d’un vieux slogan).

Qu’est-ce qui alors empêche cette dichotomie de réintroduire le dualisme ?

Sans doute la perméabilité de la frontière qui les sépare : « les différences d’orientation entre vision du monde et savoirs empiriques ne renvoient pas à deux structures mentales cloisonnées » (p.369). Le réel étant, pour nous, en grande partie social, et par là traversé et gouverné par des croyances, des valeurs, des normes, rend hors d’atteinte une rigoureuse séparation des deux domaines entre espace de savoir pragmatique et champ idéologique. Le charretier de La Fontaine adresse jurons et supplications aux dieux avant de se pencher sur les obstacles objectifs qui empêchent la roue de sortir de l’ornière, séparant ainsi le ciel de la Terre, les proférations votives des actions effectives, l’idéologie de la praxéologie. Mais il n’a affaire qu’à la boue. Les interactions concrètes ne sont pas de même nature lorsqu’elles ne concernent que des choses et lorsqu’elles mobilisent des relations humaines. Dans ce dernier cas, le plus fréquent, des représentations de toute nature se mêlent, rendant illusoire la rationalité d’une pure objectivité dans le traitement des problèmes.

 

Il est temps de revenir à l’assertion centrale d’où nous sommes partis :

« La réalité n’est faite ni à notre mesure, ni à notre image » (et à ses corollaires, tel celui-ci :

« L’activité finalisée, le seul mode d’être qui fasse sens pour nous, ne régit pas la réalité comme telle ».p.372).

L’intention, la causalité endotélique, ne vaut qu’au sein de la roue interne de nos représentations, qu’on pourra bien appeler « métaphysiques », entendues par simple opposition aux représentations « physiques » du pragmatisme empirique de la vie quotidienne comme de la science (ce pourquoi Dewey était fondé à considérer qu’il n’y avait pas de différence ni de nature ni de méthode entre « l’enquête » menée par un quidam afin de résoudre ses difficultés dans la vie de tous les jours, et celle conduite par le savant en son laboratoire).

Le sens de la vie exige l’adjonction des mythes et des rites, soit « un système holistique de croyances […] fait sur mesure pour combler nos désirs et calmer nos angoisses » (p.372).

Plus explicitement :

« La stratégie de la dissociation résulte donc du conflit entre […] notre besoin de vivre dans un monde doté de sens et […] notre besoin d’accéder à une représentation correcte de ce qui est ».

La condition anthropologique requiert l’indispensable supplément d’un μύθος répondant aux soucis de la provenance, de l’identité et de la destination : d’où viens-je, qui suis-je, où vais-je ?

Sur la porosité de l’efficacité pragmatique et des vertus (au sens ancien du terme) de la croyance, il suffit de se reporter à l’effet placebo par lequel la seule foi en l’action d’un médicament suffit à garantir la guérison dans des proportions considérables (généralement 30%, mais bien davantage dans le cas des dépressions. Paracelse, au XVI° siècle remarquait déjà que la simple présence du médecin constituait souvent un élément décisif de remédiation. La croyance n’est pas qu’une représentation, c’est une représentation efficace ; le très pragmatiste William James y a beaucoup insisté).

Plus généralement, une vision du monde permet un retrait « dans lequel la validité de ces savoirs [empiriques] est suspendue », ce qui vaut « immunisation contre le réel ». L’exemple choisi est on ne peut plus percutant puisqu’il s’agit du « savoir de la mort ». Les preuves empiriques de ma mortalité abondent mais, selon la célèbre formule du déni : « je le sais bien mais quand même …». Mais quand même quoi ? Et bien, contre toute évidence, je réfute la morbidité concrètement avérée par le recours à l’immortalité de l’âme (ce n’est pas moi qui meurt, c’est seulement mon corps), ou par d’autres moyens comme la croyance en une longévité pérenne (voir à ce sujet l’essai de la sociologue Céline Lafontaine : La société postmortelle, dans lequel elle souligne la refonte contemporaine de la mort, de fatalité naturelle inéluctable en simple maladie du vieillissement, par là même curable).

La petite roue métaphysique tourne, libre, à l’intérieur de la grande, tant il est vrai que « la différence fonctionnelle entre les deux types de représentations fait que les savoirs empiriques ne sauraient jamais prendre la place d’une vision du monde, puisqu’ils sont incapables de remplir la mission qui est la sienne » (p.382).

Le monisme naturaliste, revendiqué comme monisme biologique, récuse cependant tout réductionnisme (car chez l’humain, l’existence ne se résume pas à la vie, à la pure et simple adaptation au milieu) et tout positivisme (car les besoins endogènes de signification ne relèvent d’aucun traitement  « scientifique » mais d’une herméneutique socio-historique).

Le livre conclut sur ce qui apparaît comme un semi constat d’échec puisque la Thèse de l’exception humaine n’aura donc pas été réfutée. Elle s’avérait d’ailleurs probablement irréfutable pour autant qu’elle remplissait une fonction « qu’il serait présomptueux de vouloir nier » (p.383).

On ne peut éradiquer la fonction répondant aux besoins de la sphère interne et faire ainsi l’économie d’une vision du monde en aspirant à devenir intégralement rationnel. Aussi le problème anthropologique demeure-t-il toujours le même, cherchant à « faire coexister nos besoins mentaux endogènes avec les contraintes exogènes ».

Tout au plus, l’auteur suggère-t-il que « la Thèse de l’exception humaine ne fait pas partie des tentatives les plus heureuses » pour concilier cette tension asymétrique. Ces dernières lignes ouvrent alors sur une enquête possible envers d’autres solutions, moins coûteuse que le dualisme dans la charge indispensable de la fonction anxiolytique « mentale et sociale ».

On peut penser que la conclusion de l’essai de JM Schaeffer invite à la lecture du Par delà nature et culture de Philippe Descola, l’ethnologue étant d’ailleurs abondamment cité tout au long de l’ouvrage (quinze renvois dans l’index nominal).

Quelles leçons tirer de ces analyses dans la perspective de constitution d’un cadre naturaliste pour une philosophie de l’éducation au XXI° siècle?

Sans doute enchérir sur l’élucidation de la tension entre besoins exogènes d’adaptation au réel et besoins endogènes de sens. Autant dire que l’éducation qui en émanerait se présenterait de façon fort problématique, initiant d’une part aux méthodes de l’enquête scientifique, et formant d’autre part à l’art de la « mise en intrigue » par lequel on convertit l’événementiel en histoire, le factuel en fable. On remarquera qu’une telle éducation reconduit la nécessité d’une double formation, scientifique et littéraire. On y retrouve la nécessité conjointe d’expliquer et de comprendre, telle que Wilhelm Dilthey l’avait énoncée à la fin du XIX°. Les sciences de l’esprit, dont le caractère de scientificité est aujourd’hui complètement discrédité par les savants des sciences « dures », conserveraient donc, dans le naturalisme de Schaeffer, une pertinence, et même une nécessité institutionnelle imparable : le monde dans lequel je vis doit faire sens pour moi. Aux côtés d’une explication scientifique, il y a place, dans les espaces qu’elles laissent forcément vacants, pour l’interprétation, c’est-à-dire pour un discours subjectivant qu’introduisent volonté et finalité dans le cours des choses.

A la mise en équation exogène répond la « mise en intrigue endogène », au calculable quantitatif répond le fabulable qualitatif. Mais dans ce conflit intestin, dans cette guerre civile de la Physique et de la Métaphysique, les rapports se sont inversés, car c’est désormais la métaphysique, ex science première et tronc de l’arbre de la science qui se trouve enkystée, incluse dans le grand rouage de l’explication positive.

Pour relever de l’imaginaire, le mythe n’en demeure pas moins indispensable à toute socialité humaine car l’espèce n’est pas génétiquement sociale, elle ne l’est que culturellement, soit par le truchement d’un ensemble de représentations fictives partagées (entendant ici par « fictions », les créations artificielles propres à une culture comme les rites initiatiques, les cérémonies, les us et coutumes, et les valeurs et croyances qu’ils promeuvent et soutiennent).

 

Pour terminer, peut-être faudrait-il relire cet essai de Schaeffer en louchant en contrepoint sur ce que Pierre Legendre a appelé son « anthropologie dogmatique », doctrine  par laquelle il expose justement l’importance incontournable de la dimension mythique pour l’existence humaine. L’œuvre de Legendre étant considérable et d’une lecture souvent difficile, je me contenterai ici de glaner quelques citations éclairantes tirées des conférences de Tokyo publiées sous le titre : Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident (Mille et une nuits, 2004).

On peut y lire ceci :

« Nous sommes les prisonniers d’histoires généalogiques, les héritiers d’une certaine façon de construire la raison de vivre ». (p.46).  

Ou encore :

« Si l’âme, la psyché, est soumise au critère du mesurable, le discours métaphorique qui porte la division entre l’âme et le corps, entre psyché et soma, n’a plus aucun sens, et par enchaînement logique, le concept de division – la division de l’humain par le langage –s’effondre. Et l’idée d’un montage, que suppose l’expression même d’animal parlant, devient caduque. L’individu n’est plus qu’un bloc, un bloc indivis, l’être qui ne connaît pas la division

[…] » (p.101). Indivision qui correspond très exactement pour l’auteur à la « barbarie », comme il le dira ailleurs, tant l’assise mythique, fictive, lui paraît constitutive de toute culture, puisqu’une culture a pour fonction « d’instituer la vie » en la fondant sur « une référence ayant valeur totémique » (p.22).

« La vie dans notre espèce suppose la fonction d’instituer la vie » […] le but de ce montage normatif est de fixer et faire tenir la relation du biologique et de la vie de la représentation ». (.p.121).

N’était-ce pas ainsi, ou peu s’en faut, que se concluait l’essai de Schaeffer ? Entre les deux auteurs, les perspectives du naturalisme et de l’anthropologie dogmatique, pour être radicalement contraires, n’en paraissent pas moins convergentes sur ce fameux « montage », cette intrication problématique des représentations empiriques et mythiques. Sans doute parce que, quelle que soit la manière dont on l’aborde, la question anthropologique (le « propre » de l’homme) soulève toujours une problématique dualiste, et que ce dualisme soit substantiel, formel, fonctionnel, analytique, ou de quelque épithète dont on voudra le baptiser, il nous confrontera toujours à cette étrange articulation du quantitatif et du qualitatif, du calculable et du pensable, bref, de la « réalité objective » et de la « réalité psychique », selon la célèbre dichotomie freudienne.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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12 février 2012 7 12 /02 /février /2012 18:25

Les sources d’une science de l’éducation de John Dewey

Je vous propose, ci-dessous, une traduction libre de ce texte de 1929, trop long pour qu’il puisse s’insérer directement dans l’espace du blog.


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6 mars 2011 7 06 /03 /mars /2011 17:49

 

Recension de L’éducation morale d’Emile Durkheim (cours en Sorbonne 1902-3). 1ere partie.

[L’intégralité du texte peut se lire en ligne sur l’excellent site de l’Université du Québec à Chicoutimi (classiques.uqac)]

 

En venant vous rejoindre, je passe pour prendre mon train devant une échoppe de fleuriste qui affiche en devanture quelques vieilles cartes postales 1900 représentant des vues de quelques lieux notables de la commune que j’habite. L’effet est saisissant. On reconnaît le bâtiment de la gare mais autour, tout a changé, et notamment cette impression campagnarde du percheron attelé à son tombereau là même où je vois un parking saturé de véhicules.

C’est exactement l’allégorie de notre projet : dans le vénérable paysage de la philosophie morale, quelles permanences, quelles transformations entre 1900 et ce début de XXI° siècle ?

En lieu et place de la vieille vue sur la gare, je vous propose L’éducation morale de Durkheim. Dans le rôle de la vision contemporaine, le minimalisme de Ruwen Ogien, et, pour un cliché intermédiaire, le pragmatisme de John Dewey.

 

Durkheim distingue dans ses cours trois éléments de la moralité :

1)      Discipline

2)      Socialité

3)      Volonté.

 

Leçon 1.

1)      Abandon du point de vue universaliste. Il ne s’agit plus de l’homme (en général) mais de l’homme situé (temporellement, géographiquement, culturellement). Joseph de Maistre et Johann von Herder ont été entendus !

2)      Parler de « réalités morales » inscrit la moralité dans le monde et refuse ainsi le dualisme kantien d’un monde moral nouménal, d’idées de la raison pure pratique transcendantes à la vie phénoménale.

 

L2.

La « réalité morale » comme « ensemble de règles » est discernables dans les mœurs à l’instar des lois de la physique dans le monde matériel. Des interactions, le sociologue déduit les règles qui les agencent.

Dans un premier temps, la morale se réduit à l’observation des mœurs et à la compréhension des règles de leur composition (ethnologie). On retrouve l’étymologie (O tempora ! O mores ! Ethos comme habitude, habitus. La morale n’est d’abord que la description des mœurs).

 

L3.

Organicisme.

Probablement l’esprit du temps, le Zeitgeist du moment 1900 puisqu’on le retrouve chez Dewey, Bergson (vitalisme) aussi bien que chez Durkheim. L’organicité constitue le principe de tous les modèles rationalistes naturalistes.

Fonctionnalisme généralisé.

-Critique de l’utilitarisme : un certain organicisme vitaliste conduit au rejet de l’autorité comme telle. Ce courant porte et préfigure le pragmatisme. Tous deux récusent l’idée d’un pur « commandement ». Durkheim reprend l’essentiel de l’impératif catégorique. Celui-ci, concrètement, repose sur ce que Durkheim croit constater comme « un fait incontestable ». Mais, en 1900, nous sommes encore dans l’horizon de la « conscience morale », quelles que soient les obédiences et les idéologies. Le sentiment d’une « voix de la conscience », éventuellement « terrible », comme se la représentait Kant, est partagé par tous. Or, la postmodernité marque l’arrêt, l’épuisement, et même l’obsolescence de ce thème.

Tribunaux et psychiatres nous apprennent  qu’un des traits saillants des comportements déviants de l’époque tient à l’absence de culpabilité, de remord, et même de Surmoi. La faute n’est plus l’analogue pour la conscience d’un poids trop lourd  à lever. Plus rien « n’arrête », n’inhibe le passage à l’acte.

Or, ce « fait incontestable », désormais largement hypothétique, constitue le socle réel-rationnel sur lequel Durkheim édifie sa morale. Dès lors, l’inhibition, si elle a lieu, ne procède plus d’une « faculté d’arrêt » procédant d’une autorité morale ayant force de loi. Elle ressortit simplement à l’économie psychique (au sens où Payot, suivant Théodule Ribot, dénoncera l’impuissance de l’idée sur le sentiment).

L’autorité n’étant pas une force (ce qui la distingue du pouvoir) mais un pur commandement dont Arendt analysera la disparition historique conjointe à la sécularisation moderne.

 

L4.

Se joue dans le moment 1900, étayée sur l’évolutionnisme (dont le vitalisme, l’utilitarisme et le pragmatisme sont des aspects) la thèse constructiviste.

Ce sont les « conditions dans lesquelles nous sommes placés » qui déterminent la situation à l’origine des conduites, des comportements. Dewey y verra l’essentiel de l’éducation : préparer un environnement favorable au développement sans le couper de l’environnement social ambiant (Vs Rousseau).

-Finalité éducative : formation de la personnalité et du caractère par cette « faculté d’arrêt ».

-Spécificité démocratique : l’absence de « barrières conventionnelles » de contention externe. En levant ces barrières externes, la démocratie ouvre sur l’illimité, i.e pour Durkheim sur l’anomie, le chaos (« un état morbide »).

Retour à l’essence.

« L’homme est un être limité ». Reprise thématique de la finitude (Pascal : misère de l’homme). Ergo, si l’homme ne rencontre pas ses limites hors de soi, il doit les trouver en lui-même afin de réaliser sa nature par la discipline. Rappel kantien : sans discipline, un homme est « sauvage » i.e absolument animal. L’état de pure nature n’est pas humain..

Ce que Durkheim apporte de nouveau : le jeu de la limite, de la norme et du devenir. L’homme est à la fois limité et plastique (thème de la malléabilité si important chez les pragmatistes).

La norme ne prend donc que très temporairement un caractère fixé et figé.

Durkheim définit ainsi la nature humaine par la limite des impulsions et penchants, mais en prenant en compte la variabilité chronologique de cette limite (idée très présente chez Dewey pour qui tout modèle ancien se voit ipso facto disqualifié par cet indice de variation : la société a changé, donc la nature humaine également ainsi que la limite qui la sous tendait).

Dernier point d’importance : la reconnaissance du caractère nécessairement social de la morale avec ce corollaire que les fins personnelles sont « sans valeur morale ». Ce que le conséquentialisme minimaliste reprendra en départageant ainsi les deux domaines de l’éthique et de la morale : Dans le rapport du sujet à lui-même, tout est éthique, rien n’est moral, pour autant qu’agir moralement consiste à « poursuivre des fins impersonnelles », qui « ont pour objet une société » (et non pas LA société en général).

Le cas archétypique du suicide ou de l’euthanasie offre les meilleures opportunités de discussion sur la consistance des territoires respectifs de la morale et de l’éthique (question de la propriété libérale de son être, de son propre corps, empan des libertés individuelles).

 

L5.

Moralité coextensive de la socialité.

On aborde là véritablement le moment sociologique de la constitution morale.

« La société est un être psychique ». Par cette proposition, Durkheim parvient à maintenir le rationalisme naturaliste évolutionniste tout en le rendant compatible avec l’essentiel de l’héritage kantien (déontologie, voix de la conscience, tribunal transcendantal).

L’agrégat des individus s’organise dans un ensemble qui leur est isomorphe, tout en les transcendant par la différence constitutionnelle (comme société, le Tout est différent et supérieur à la somme de ses parties. Supérieur parce qu’il représente les conditions d’existence, de survie des individus qui le composent).

Reprise du thème organiciste : « l’organisme mental » [sic] se nourrit des produits de l’environnement social, en cela analogue à « l’organisme physique ».

L’environnement, le milieu, ne demeure pas extérieur mais pénètre l’organisme dont il devient un constituant vital. A l’instar des nutriments alimentaires et de l’air dans les poumons, les idées du social font système avec le psychisme individuel.

« Il y a en nous autre  chose que nous ». La personne est tissée d’éléments impersonnels. La société nous hante et nous crée. Durkheim réalise ici la transsubstantiation de la théologie en sociologie. Comme le dira sans ambages un siècle plus tard Pierre Bourdieu en guise de conclusion à ses Méditations pascaliennes : « la société c’est Dieu ». Un dieu immanent à ses créatures, différent mais coalescent, coextensif, supérieur sans distance puisque la société n’est rien d’autre que l’ensemble des individus qui la forment mais dont elle se distingue par les propriétés originales issues de leur alliage.

Au niveau social élémentaire, la famille, les époux forment une nouvelle entité distincte de la personnalité des deux conjoints. Durkheim conceptualise les groupes sociaux, intercalant la patrie entre famille et humanité.

Alors que la famille est « un organe secondaire de l’Etat », le genre humain pris dans sa globalité n’est pas un « organisme social ». Dénué d’individualité et d’organisation, simple somme, il ne constitue pas « un être psychique » comme la société identifiée à l’Etat.

Cent ans plus tard, cette analyse pourrait se voir rediscutée à la lumière de la globalisation qui semble généraliser et redistribuer tous les échanges dans un pandynamisme et une hyperorganisation planétaire dont la Cour internationale de justice, l’ONU, le FMI, le G20, le Web et Face book…peuvent apparaître, chacun à leur manière comme les indices ou les prodromes.

Durkheim est le contemporain d’un grand mouvement d’uniformisation nationale et d’homogénéisation culturelle et linguistique via l’école, qui ne peut que décliner lors de l’entrée dans une postmodernité qui abolit les frontières, prône la dérégulation et s’ouvre au multiculturalisme. Dans les rapports de places envisagés, entre la famille et l’humanité, le statut de la Nation se délite quand le monde globalisé gagne institutionnellement en consistance alors que la famille, devenue association privée, n’est plus, stricto sensu, une institution (cf. M. Gauchet). Pour pasticher Rimbaud, la Société est à réinventer !

Je laisse, pour l’heure, les dernières leçons de la première partie en suspens.

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24 février 2011 4 24 /02 /février /2011 19:01

L’Instruction morale et les éthiques contemporaines (rationalisme, pragmatisme, individualisme, conséquentialisme…).

 

Je ne sais exactement où nous en sommes aujourd’hui, et au fond peu importe puisque les réformes se suivent à un rythme accéléré, l’une amendant l’autre quand elle ne la rend pas caduque. Il n’empêche, la tentative (avortée?) de 2008 de réintroduire la Morale à l’école, relève à coup sûr d’un tournant significatif en matière d’éducation.

Nous pourrions partir d’un simple entretien répertorié sur un site destiné aux enseignants, celui du « Café pédagogique ». Ce dernier sous-titrait sa rubrique : "Instruction civique et morale" par ce commentaire éloquent : « le grand retour de la réaction ? ».

Le point d’interrogation n’y change rien, l’usage du terme renvoie nécessairement à une posture réactionnaire. Il y a à cela bien des raisons, et ce sera, en partie, nôtre tâche que de les débusquer. Notons simplement que si la morale constitue un tabou lexical, cet ostracisme est largement compensé par l’usage proliférant du terme « éthique ». De là à conclure que le second ne représente qu’une forme euphémisée, et donc acceptable du précédent, il n’y a qu’un pas que je me garderais de franchir trop rapidement. Conceptuellement parlant, la morale et l’éthique, ce n’est pas la même chose. Nous aurons à y revenir maintes fois.

Mais retournons à la table de notre café pédagogique. Il rappelait les objectifs du nouveau programme du premier degré. Voici le premier, précédé de l’objectif général :

 

« Les élèves apprennent les règles de politesse et du comportement en société. Ils acquièrent progressivement un comportement responsable et disposent de plus d’autonomie.

1-     Ils découvrent les principes de la morale, qui peuvent être présentées sous forme de maximes illustrées et expliquées par le maître au cours de la journée (telles que “La liberté de l’un s’arrête où commence celle d’autrui”, “Ne pas faire à autrui ce que je ne voudrais pas qu’il me fasse”, etc.) et prennent conscience des notions de droit et de devoir. »

 

Responsabilité, autonomie, principes, maximes, droit, devoir, le philosophe aura reconnu d’emblée le vocabulaire kantien des Fondements de la métaphysique des mœurs. Le café pédagogique n’a pas tort, il s’agit bien d’un retour, d’un retour à la morale kantienne, qui, justement, constituait l’assise de l’enseignement de la morale dans l’école républicaine de Jules Ferry.

Aussi la rédaction dénonce-t-elle logiquement une réaction née de la « nostalgie de l'école de la IIIe République ». Mais cette nostalgie n’est plus ce qu’elle était, et pour cause, puisque cette école n’a pas longtemps survécue au régime qui l’avait instaurée. Ainsi le cours d’instruction morale & civique expire-t-il à la fin des années soixante (ah ! le vilain Mai, tant vilipendé par le philosophe-ministre Ferry Luc !).

Nous parlons donc d’un temps que les moins de soixante ans ne peuvent pas connaître et dont il leur serait, partant, difficile d’éprouver la moindre nostalgie. Aussi, crois-je indispensable, toute affaire cessante, de nous pencher sur les conceptions de la morale et de son enseignement au tournant 1990, afin de nous en faire une idée qui, si elle ne suscite aucune nostalgie, permettra au moins de philosopher en connaissance de cause sur son objet.

Nous disposons pour ce faire d’un outil extraordinaire, Le dictionnaire de pédagogie & d’instruction primaire édité sous la direction du philosophe Ferdinand Buisson, véritable bréviaire des hussards noirs de la République. La version de 1911 est mise en ligne par feu l’INRP (dissous par un décret du 28 décembre 2010), également accessible à partir de mon blog (Sophi).

Nous y aurons recourt pour les articles les plus utiles à notre recherche (morale, instruction civique, caractère, discipline, Kant…On pourra aussi fructueusement s’interroger sur la disparition de l’article Obéissance de la version initiale de 1887).

 

Petit rappel historique dispensé par l’inspection générale :

(L’école & l’éducation civique par Alain Bergougnioux, inspecteur général de l’EN.

La revue de l’inspection générale N° 03, septembre 2006. http://media.education.gouv.fr/file/37/6/3376.pdf ) :

 

« L’éducation civique n’est pas une discipline, c’est un enseignement de valeurs, de principes, de savoirs, de pratiques, estimés indispensables à un moment donné pour préparer les jeunes à participer le mieux possible à la vie démocratique … 

Une « instruction morale & civique » est définie dans les programmes de 1883, relayés sans grand changement par ceux de 1927, et restera en application jusqu’à la fin des années 1960. Cette instruction civique était fortement liée, d’une part à une instruction morale, et d’autre part à l’histoire et à la géographie.

Ce double ancrage montre l’importance qui lui était accordée pour la formation d’une identité nationale. Le citoyen qu’il s’agissait de former était un individu républicain et français titulaire d’une part de la souveraineté nationale, faite de droits et de devoirs.

Dans l’enseignement primaire, l’instruction civique disparaît en 1969 comme discipline autonome, elle est fondue dans des activités d’éveil.

Une évolution analogue a lieu dans l’enseignement secondaire, où, en 1975, la réforme Haby instaure en lieu et place un “enseignement d’initiation à la vie économique et sociale” que reprend et complète au lycée, à partir des années 2000, l’ECJS, enseignement “d’éducation civique, juridique et sociale”.

Les réticences sont encore fortes pour entrer dans une réflexion générale et une activité pour l’amélioration des comportements des élèves. Elle se fait au coup par coup sans politique d’ensemble.

Pourtant, depuis maintenant presque deux décennies, une réflexion approfondie s’est menée sur la nature de ce que doit être une éducation civique de notre temps pour assurer le passage d’un “savoir national” aux valeurs d’un “vivre ensemble”. La conscience a été prise clairement qu’il faut unir fortement des valeurs, des savoirs, des comportements.

Dans un “âge” du scepticisme, où les institutions sont l’objet, le plus souvent, d’une crise de confiance largement partagée, une éducation civique authentique ne doit pas être le moyen d’instrumentaliser les futurs citoyens, ni une sorte de “thérapie” sociale ; elle doit permettre la reconnaissance de l’élève comme une personne responsable dans sa vie et au sein de la Cité. » (NS)

 

L’Inspecteur général donne une indication généalogique précieuse sur la distorsion qui nous occupe : La Morale républicaine relève d’une « instruction » ancrée dans l’histoire du pays, elle entend donc procéder à « la formation d’une identité nationale ». On sait quelle levée d’indignations suscita la récente enquête sur l’identité nationale (fin 2009). Le journal Libération y consacra un cahier spécial, daté du 19 11 2009, où nombre de philosophes contemporains exprimèrent leur réprobation de la notion. On pouvait, entre autres lire sous la plume de Vincent Cespedes ce titre : « Tremble, francité ! L’identité nationale est d’essence paranoïaque », et sous celle de Michel Serres cette conclusion : « Identité nationale : erreur et délit. »

Exit donc, sous les huées de la philosophie contemporaine, un siècle après sa défense et illustration par les philosophes de la Belle Epoque, « la formation de l’identité nationale », ce délit paranoïaque sur lequel la République, troisième du nom, entendait fonder sa mission.

Entre 1900 et 2000, on passe alors de la formation de l’identité nationale à l’initiation  aux valeurs d’un “vivre ensemble”. Fait difficulté toutefois, ne serait-ce qu’au seul plan théorique, le passage d’une notion très largement conceptualisée (des volumes entiers sur l’idée de Nation ) au flou d’une expression, « vivre ensemble » qui ne réfère à aucun cadre politique précis mais qui indique, assez clairement, que la société est affaire de juxtapositions communautaires et individuelles, bref de « tolérance » à l’altérité. Or, on l’aura remarqué, qu’on s’en réjouisse ou le déplore, le monde n’est pas un village global hippie peace and love. Subsiste, et avec quelle impétuosité, des blocs, des aires culturelles, des intérêts régionaux, au sein même d’une mondialisation seulement économique ou plutôt financière car ce sont les capitaux qui n’ont pas de patrie, et non les prolétaires (nous ne sommes, à l’évidence, pas à la veille du gouvernement mondial cosmopolitique que Kant appelait de ses vœux ni du succès de l’internationale communiste. Je connais même certains sites qui, fort d’une clairvoyance leur ayant permis de prédire l’actuelle crise qu’aucun expert économiste n’avait annoncée, prophétisent aujourd’hui une « dislocation géopolitique mondiale » assortie de « la fin de l’Occident tel qu’on le connaît depuis 1945 ». C’est assez dire que l’unité homogène pacifiée de l’humanité ne semble pas exactement à l’ordre du jour !).

 

En bref :

 

1) Il s’agira de considérer un écart, une distance entre deux repères, disons pour faire vite : 1900-2000 puisque, en un siècle, on passe :

-De la Morale à l’Ethique.

-D’un enseignement sourcilleux de la morale publique à un simple cours sur les institutions (ECJS, éducation civique juridique & sociale).

-De la déontologie au conséquentialisme.

-De l’autonomie de type kantien à la sculpture de soi.

-De l’autorité transcendantale à l’immanence pragmatiste.

 

2) Etude de textes pouvant servir de repères :

-Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (le fameux tribunal de la conscience, I §13).

-Dictionnaire de pédagogie & d’instruction primaire sous la direction de Ferdinand Buisson. [accessible en ligne]

-Le saut rationaliste : Émile Durkheim, L’éducation morale (Cours de sociologie dispensé à la Sorbonne en 1902-1903.) [accessible en ligne]

-Le saut pragmatiste, John Dewey :

-Ethics (version revue et corrigée de 1932, au plein cœur de la crise !)

-Human nature and conduct (1929 ?)

-Le saut conséquentialiste, Ruwen Ogien :

-L’Ethique aujourd’hui, maximalistes & minimalistes

- Les concepts de l'éthique : faut-il être conséquentialiste ?

-L’éthique individualiste esthétique, Michel Onfray :

-La sculpture de soi.

 

On pourrait ajouter, entre autres, Nietzsche & l’immoralisme (1902) du philosophe bien oublié aujourd’hui Alfred Fouillée [1]. On n’y perdrait pas son temps car notre entreprise, pour une bonne part du moins, pourrait s’identifier à l’étude de l’écart qui sépare les réceptions historiques de Kant et de Nietzsche [2].

En 1900, pour la république ferryste, Kant constitue la pierre d’achoppement. Le cours de morale cesse au moment où Deleuze et Foucault, fervents nietzschéens, se font connaître. Michel Onfray s’inscrit évidemment dans cette lignée, avec l’énorme succès médiatique qu’on sait (sans doute avec BHL, le philosophe le plus connu du grand public).

« Morale c’est trou de balle » ironisait Paul Nizan, déjà, avant guerre. Il a donc été parfaitement entendu…sauf des nostalgiques, bien entendu. Mais leurs chances sont minces car intempestives, dans une acception sans doute fort peu nietzschéenne du terme. Les temps sont à la « judiciarisation de la morale publique » [3], selon l’expression d’un chroniqueur (Maurice Peyrot). Ce qui signifie clairement ceci : La régulation des mœurs ne passe plus par l’autonomie morale de celui qui cherche à imposer des principes, des règles, des valeurs intériorisées au monde comme il va, car elle s’externalise en code. Quel besoin d’une instruction civique quand on dispose du code civil ? A  l’instar du code de la route, il faut le connaître, nul n’étant censé ignorer la loi, mais il fait peu débat et ne nécessite aucune délibération interne. Les règles du dépassement et du stationnement ne requièrent pas de jugement, au sens kantien, mais seulement une réaction à un signal. De même le code de morale publique judiciarisée. L’autonomie est hors jeu parce que superflue dès lors que le « vivre ensemble » est régi par une pure casuistique, comme dans un jeu de société. Un panneau routier ne réclame aucune tempête sous un crâne. J’obtempère sans me poser la moindre question. Je transgresse à mes risques et périls (amende, retrait de points). Rien qui réfère à des valeurs, au Bien, au Mal…sinon à celle d’ordre. Et comme disait à peu près Alain, tous les ordres ne se valent pas mais n’importe lequel est préférable au désordre.

 

Sitographie :

 

http://classiques.uqac.ca/classiques/index.php

(ou tapez simplement : classiques.uqac) Université du Québec à Chicoutimi :

.Alain :

- Propos sur l’éducation

- La conscience morale

.Durkheim :

-L’éducation morale

.Bergson :

-Les deux sources de la morale & de la religion

.Kant :

-Fondements de la métaphysique des mœurs

.Tocqueville :

-De la démocratie en Amérique

 

http://sophi.over-blog.net/ :

.Ferdinand Buisson (sous la direction de) :

-Dictionnaire de pédagogie & d’instruction primaire.

.Dewey John :

-Démocratie & nature humaine (1939).

 

http://gallica.bnf.fr/ :

.Alfred Fouillée

-Nietzsche & l’immoralisme (1902).

 

 

Notes :

 

1 Dans le premier chapitre de La Conception morale et civique de l'enseignement, 1902, Fouillée oppose à l’utilitarisme économique qui considère le devenir professionnel comme la véritable fin de l’enseignement, le libéralisme moral qui se donne au contraire ce triple objectif : « développement de l’intelligence par l’étude du vrai, de la sensibilité par l’étude du beau, de la volonté par l’étude du bien » (p.8).

 

2 Nietzsche dont l’amoralisme programmatique pouvait se résumer ainsi :

« Quelle tâche pour le philosophe devant cette marée montante du nihilisme ? Elle se désigne d’elle-même. Il lui revient d’être l’homme du nihilisme accompli, le libre esprit qui mène la désillusion jusqu’à son terme, qui ose regarder les choses en face et achève de démolir ces idoles qui ne tiennent plus debout. Penser jusqu’au bout selon l’absence de vérité et de valeur, penser jusqu’au bout selon le devenir : telles doivent être aujourd’hui les ambitions d’une philosophie conséquente. »

(Marcel Gauchet (2007) L’avènement de la démocratie II, La crise du libéralisme, chapitre I « Nietzsche le prophète », Gallimard, p. 33.)

 

3 Inflation législative : En France : la longueur moyenne du Journal officiel est passée de 15 000 pages par an dans les années 1980 à 23 000 pages annuelles ces dernières années, tandis que le Recueil des lois  passait de 433 pages en 1973 à 3 721 pages en 2004. Le Registre fédéral nord-américain, créé pour regrouper toutes les lois et règlementations, faisait 2.599 pages en 1936, 10.528 pages en 1956 et 36.487 en 1978.

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