Commentaire de Human Nature & Conduct[1], Première partie (La place de l’habitus dans le comportement).
Dès l’introduction, Dewey relance ce qui constitue la grande offensive contre le dualisme qui charpente toute son œuvre. La séparation de la Morale des mœurs coutumières contraint l’humanité à vivre dans « deux mondes, l’un actuel, l’autre idéal » (8). Ce qui fait de la liberté de la volonté (freedom of will), une faculté séparée de la « nature humaine ». Dewey entend mettre fin à l’impossible tentative de vivre dans deux mondes séparés »(12), et en conséquence, « détruire la distinction figée entre l’humain et le physique, comme celle entre le moral et le politique ».
la page 8 désigne clairement l’adversaire sous les auspices métaphysiques de la volonté, « freedom of will », volonté qu’une morale « basée sur les faits » (morals based upon concern with facts p.12) doit abattre en tant que cette volonté libre instaure un deuxième monde non relié au premier. On voit la pointe anti-kantienne que peut représenter une « morale basée sur des faits » et qui donc tourne résolument le dos à une morale du pur devoir, de la Loi transcendante, étrangère à toute information venant de la sensibilité.
Chapitre 1 : Habits[2] as Social Functions
« On peut comparer les habitudes à des fonctions physiologiques comme la respiration ou la digestion ». Dewey avait osé le même type de comparaison avec la pensée dans Experience & nature.
Il s’agit en fait de quelque chose de plus que d’une simple comparaison, disons une identification. Les habitudes SONT des fonctions et il n’y a pas vraiment de différence de nature entre une fonction sociale et une fonction physiologique. Une fonction requiert la « coopération de l’organisme et de l’environnement » (14). « La respiration est aussi bien l’affaire de l’air que celle des poumons ».
« Le même air qui dans certaines conditions ride un plan d’eau ou détruit des édifices, dans d’autres conditions purifie le sang et transmet la pensée. Le résultat dépend de ce sur quoi l’air agit. » (15). Dewey n’écrit pas le mot mais c’est bien la symbiose qu’il décrit. L’organisme et l’environnement agissent de concert et pas l’un sur l’autre comme si l’un était sujet et l’autre objet. Ce sont les fameuses « conditions » qui les mettent en rapport qui définissent l’issue (outcome) du processus. L’air n’est ni dévastateur ni purificateur en soi, pas plus qu’il n’est chaud ou froid en soi. Et c’est bien cet en soi de la métaphysique, comme propriété inhérente, dont on doit faire l’économie. L’organe n’est pas pensable hors de sa fonction, et celle-ci ne peut être découplée de l’environnement. Attribuer une « fonction » (au relent nécessairement physiologique) aux habitudes conduit à « ramener la morale sur Terre » (It brings morals to earth, 16). Le terme anglais lui-même permet d’ailleurs facilement ce rapatriement terrestre, morals désignant aussi bien la Morale que les mœurs, et c’est bien à cette indistinction étymologique que Dewey entend nous ramener. La Morale n’est rien de subjectif, elle n’est pas l’affaire d’un « sujet » dans l’exacte mesure ou elle se trouve tout entière, sans reste, investie dans les mœurs.
« L’honnêteté, la chasteté, la malice, la quérulence, le courage, la frivolité, l’application, l’irresponsabilité ne sont pas la propriété privée d’une personne. Ils sont l’adaptation à l’œuvre de capacités personnelles avec les forces environnantes ». (They are working adaptations of personal capacities with environing forces). Cette dernière phrase souligne le caractère participatif de l’investissement personnel qui rassemble des « capacités » qui ne sont rien en dehors de leur capacité, justement, à s’adapter, c’est-à-dire à se modifier. D’où le terme de working adaptation, non pas l’application d’une capacité préétablie à un milieu invariant, mais le « travail » (au sens où le bois travaille, se déforme, « joue ») d’une force aux qualités plastiques dans son ajustement à un environnement évolutif. « Les vertus et les vices sont des habitudes qui incorporent des forces objectives. Ce sont des interactions d’éléments fournis par la constitution (make up) d’un individu avec des éléments donnés par le monde extérieur. Elles peuvent être étudiés aussi objectivement que les fonctions physiologiques ». Ce qui, en raccourci, paraît assez saisissant : les vertus et les vices sont (comme) des fonctions physiologiques (puisqu’ils peuvent être étudiés comme telles). Traiter des vertus et des vices comme de simples habitudes revient évidemment à leur dénier tout caractère « moral » au sens où, à la différence des mœurs qui ne caractérisent que des comportements culturels, la morale en appelle à un critère axiologique de discrimination du bien et du mal, à tout le moins, du bon et du mauvais. Dewey ne se contente donc pas de ramener la morale sur terre, il rabat se faisant la morale sur les mœurs et les vices et vertus sur l’habitus.
Dewey consent toutefois à spécifier l’habitude comme fonction sociale : ce qui la sépare d’une fonction physiologique tient à ce qu’elle ne peut se concevoir individuellement. Si l’on excepte les robinsonnades, le comportement suppose toujours la dimension de la présence de l’autre, et donc sa réaction, complice ou réprobatrice. Soit un monde commun où la neutralité n’a pas cours. « La conduite est toujours partagée …Ce n’est pas par obligation éthique que la conduite doit se faire sociale (It is not an ethical " ought " that conduct should be social). Elle est sociale de toute façon, en bien ou en mal. » (17). Là encore, le procédé du raccourci, dont je me permets d’abuser pour les besoins de la cause, me paraît éclairant : la conduite est toujours sociale, ce qui signifie que, étant «toujours sociale », elle n’est jamais « morale », n’ayant aucun besoin de l’être. On n’a pas besoin d’implanter la morale dans le social pour le rendre tel, il l’est déjà ! La civilisation ne naît donc pas d’une opération de dressage du naturel par une instance qui y échapperait. Dewey ne perd pas de vue sa critique du kantisme. On sait que chez ce dernier, la Morale ne repose que sur des principes purs, c’est-à-dire indépendants de la sensibilité et des intérêts. La morale définit un pur « devoir être » (le ought to de Dewey) édicté par les « lois morales qui déterminent entièrement a priori (sans tenir compte des mobiles empiriques) le faire et le ne pas faire ».[3] Commentaire de Hegel dans les Principes de la Philosophie du droit : « ce qui manque, c’est l’articulation avec la réalité » (§ 136). Lapidaire mais décisif ! Dans le même texte, tout en saluant le mérite de Kant, Hegel oppose la Moralität, loi que le sujet autonome se donne à lui-même, à la Sittilchkeit en tant que les mœurs (Sitten) proviennent de l’habitude et constituent une seconde nature. C’est cette nature, seconde mais nature tout de même, qui va permettre à Dewey de physiologiser les conduites et la morale.
Au §9 d’Aurore (Begriff der Sittlichkeit der Sitte, concept de la moralité des moeurs), Nietzsche écrit : « La Sittlichkeit n’est rien d’autre (et donc surtout rien de plus) que l’obéissance aux mœurs, quelles qu’elles soient ; or les mœurs sont la façon traditionnelle d’agir et d’apprécier. Dans les situations où ne s’impose aucune tradition, il n’y a pas de moralité ; et moins la vie est déterminée par la tradition, plus le domaine de la moralité diminue ». On voit que l’idée selon laquelle la Morale est réductible aux mœurs vient de Nietzsche, et qu’elle désavoue complètement l’idée kantienne d’une morale du devoir. Dewey en tire cette conséquence qu’on ne peut intervenir directement sur le comportement puisque la moralité n’est qu’illusoirement l’obéissance à une loi interne ou intériorisée qui viendrait s’appliquer aux actes du sujet, comme si la conscience, instance extra-physiologique, pouvait commander au corps comme un officier à son bataillon. Le problème est si délicat qu’il n’en finit pas, aujourd’hui encore, de rebondir. Vincent Descombes lui a consacré récemment un gros ouvrage, Le complément de sujet : enquête sur le fait d’agir de soi-même (Gallimard, 2004), dans lequel il s’interroge, à partir de Kant bien sûr, sur la possibilité de se commander soi-même (il conclut par la négative, ce qui comblerait d’aise Dewey). Bref, il ne semble pas y avoir de prise directe de la volonté sur l’acte : « On ne peut changer l’habitus[4] directement, ce serait de la magie. Mais il est possible de le changer indirectement en en modifiant les conditions. »(20). Voilà la clef. Si l’habitus reste sourd aux injonctions imaginaires de la conscience, il se montre en revanche sensible aux « conditions » environnementales dans lesquelles il s’exerce. Est-ce à dire qu’on doive désormais verser le concept de volonté aux oubliettes de l’histoire, vieille guenille impropre à remplir le moindre rôle en éducation ? En fait, il convient surtout d’en revisiter le sens et de se débarrasser de ce qui en faisait une entité métaphysique. Aussi le deuxième chapitre est-il consacré aux rapports de l’habitus et du vouloir.
Chapitre 2 : Habits and Will
“L’ habitus a prise sur nous parce que nous sommes l’habitus” (24). Cette définition instaurant égalité entre nos mœurs et nous-mêmes évacue du même coup toute prétention à un moi, un « je » en retrait de ses actes, un stoïque quant-à-soi qui pourrait se désolidariser à volonté du cours des événements, un cogito qui pourrait divorcer de l’acteur social, pris dans les rets de sa culture, de son milieu et des « urgences de la vie ». Ce serait le moment peut-être de relire, en regard de ce chapitre, l’analyse proustienne du « je » de l’écrivain dans son Contre Sainte-Beuve. Je n’ai évidemment pas le temps ici de m’appuyer durablement sur ces pages éloquentes où Marcel Proust soutient, contre « l’analyse botanique pratiquée sur les humains » à quoi se réduit selon lui la méthode biographique, « qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ». Les mœurs de l’homme n’explique rien du travail de l’auteur. La vie de l’homme ne dit rien du vif de l’œuvre. Je n’insiste pas, vous renvoyant au texte proustien (La Méthode de Sainte Beuve) qui est à peu près contemporain de celui de Dewey que nous étudions (un peu antérieur je crois). Sommes-nous l’habitus ou sommes-nous « cet autre moi qui le seul moi veut être » comme le déplorait Sosie dans l’Amphitryon de Molière ? Qui de l’habitus ou de la conscience solipsiste peut revendiquer le moi ? Dewey tranche sans ambages :
« une prédisposition formée par plusieurs actes spécifiques est immensément plus intime et fondamentalement nôtre que ne peuvent l’être de vagues choix conscients. Les habitus …constituent le self. Dans tous les sens du mot volonté, ils sont volonté (In any intelligible sense of the word will, they are will.) » (25).
Will, la volonté, bien sûr, mais aussi l’intention, le libre arbitre, le souhait… où l’essentiel tient peut-être à l’opposition entre volition (l’envie de) et volonté (comme faculté décisionnelle, libre arbitre), qui s’incarne dans la dichotomie du penchant (psychologie) et du devoir (morale). Il y aurait lieu ici d’appeler à la rescousse le Wille schopenhauerien : « et comme ce que veut la volonté est toujours la vie (Und da was der Wille will immer das Leben ist), c’est une même chose et un simple pléonasme quand nous disons la volonté de vivre (der Wille zum Leben) au lieu de dire la volonté tout court » (cité dans le Lalande, article Volonté). On peut aussi rappeler ce passage saisissant du §29 du Monde comme volonté… : « L’absence de tout but et de toute limite est essentielle à la volonté en soi qui est un effort sans fin », ou celui du § 56 : « La volonté manque toujours totalement d’une fin dernière, désire toujours, le désir étant tout son être ; désir que ne détermine aucun objet atteint, incapable d’une satisfaction dernière… la souffrance est le fond de toute vie ». Le bon docteur Lacan semble avoir entendu la leçon, même si on cite plus volontiers Hegel parmi ses sources d’inspiration.
Les habitus sont la volonté, sont le self. Cette équation réduit évidemment à néant toute instance extérieure et antérieure au seul domaine de l’action. Le pragmatisme revendique une théorie générale de l’action, une logique de l’enquête dans laquelle les conséquences renseignent sur les causes qui les ont produites. « Nous sommes l’habitus » et celui-ci est en variation continue. C’est, avant Deleuze, la prémisse du devenir.
« Il est aussi raisonnable de s’attendre à ce qu’un feu s’éteigne si on lui ordonne de cesser de brûler que de supposer qu’un homme peut se tenir droit par le seul effet d’une action directe de la pensée. On ne peut venir à bout de l’incendie qu’en changeant les conditions objectives ; c’est la même chose dans la rectification d’une mauvaise posture » (29). Dewey réfute ici la possibilité d’une efficace de la volonté, d’une action causale de la pensée. Changer, revient à changer les « conditions objectives » de la situation. Tout changement suppose une médiation puisque l’incidence directe sur le sujet se révèle impossible. On ne modifie une habitude qu’en agissant sur les conditions objectives qui l’initie. « Tiens-toi droit » serait une injonction vouée à l’échec. L’idée qu’une habitude puisse changer de nature par un “ordre (ou un effort) de la volonté” est “absurde” dit à peu près Dewey quelques lignes plus haut. C’est assez souligner l’impossibilité d’isoler la volonté comme force agissante indépendante. La notion même de volonté semble rabattue sur celle de désir. Référence implicite à la volition spinoziste ?
« Le contrôle du corps est physique, et par conséquent extérieure à l’esprit et à la volonté » (30). Le psychisme ne commande pas au physique. La relation d’obéissance est endogame, façon de dire qu’elle ne se comprend pas en référence à une instance qui en appellerait à des principes autres que ceux de la causalité naturelle.
« La formation et l’exécution des idées dépend de l’habitus …une idée ne prend forme et consistance que si elle est soutenue par un habitus .» Contrairement à ce que pense l’intellectualisme, cette doctrine philosophique qui postule une vie de la pensée autonome, les idées n’émanent pas d’un processus sui generis, d’une sphère noétique indépendante, elles sont le produit de l’habitus. Il suffit pour s’en convaincre d’analyser convenablement l’exemple déjà utilise de l’injonction à se tenir droit. On ne peut s’y soumettre que si on a déjà effectivement adopté au moins une fois cette posture. « L’acte doit venir avant la pensée et l’habitus avant l’habileté à produire la pensée volontaire. La psychologie ordinaire inverse l’ordre des choses. Les idées, les finalités, ne sont pas générées spontanément. Il n’y a pas d’immaculée conception des intentions. » La formule est des plus percutantes. La signification vient de l’action qui elle-même est fonction de l’habitus. La pensée qui donne sens vient après-coup, comme le tonnerre après l’éclair. Aussi le rapport de causalité est-il renversé, ce qui ne manque pas de nous désarçonner tant nous sommes accoutumés et même inféodés à la « psychologie ordinaire » qui fait procéder l’action de la pensée. Comment comprendre (et accepter !) que cette dernière pourrait n’en être pas le déclencheur ? Peut-être en ayant recours à des considérations qui sont à la fois épistémologiques et esthétiques. Je pense en l’occurrence à ce qui se dit aujourd’hui de la notion très en vogue de bootstrap, notion qui vient de la physique du cosmos pour rendre compte de l’autocréation de l’univers, mais qui sert en ce moment un certains nombre de desseins philosophiques et psychanalytiques. Comment rendre compte d’un processus inchoatif qui n’aurait pas de précédent, de fondement préalable, de déclencheur extérieur ? Voilà comment on peut décrire un geste artistique qui ne prendrait pas son origine dans une préconception de l’artiste :
« Il faut n'avoir jamais tenu un pinceau en main pour croire que l'artiste sait par principe ce qu'il va peindre avant de peindre. C'est souvent une interaction subtile entre l'intention et la matière qui va causer l'apparition de ce qui n'existait pas auparavant, ni dans le monde, ni dans la tête de l'artiste. A chaque instant, une foule de propositions émerge, des poussées élémentaires qui habitent le vide. Une série de sélections s'opère, de façon plus ou moins consciente, par lesquelles l'artiste retient certaines propositions et en ignore d'autres, exploite ce qu'il voit au moment où il le voit. C'est une co-création entre son esprit, la matière et le temps. Le grand artiste a l'esprit vide. Il va où son mouvement l'emporte. Pour savoir ce que l'on veut peindre, disait Picasso, il faut commencer à le peindre. Si surgit un homme, je peins un homme, si surgit une femme, je peins une femme. »[5]
Cette description du geste plastique me semble illustrer parfaitement l’expérience deweyenne, et plus précisément l’aspect anti-fondationiste de celle-ci. Le geste du peintre n’a pas d’antécédent, de précédent, de principe a priori. Il provient des « poussées [sic] élémentaires qui habitent le vide ». Pas de raison pure pour l’artiste à « l’esprit vide » qui « va où son mouvement le porte ». Pas de « remplissement » phénoménologique, le mouvement ne remplit rien, il effectue dans le vide, comme le baron de Münchhausen tirant sur ses bootstraps , ses tire-bottes, pour se désembourber. Bootstrapping. Le geste du peintre est à la lettre une performance puisque la peinture est performative quasi au sens d’Austin, elle « fait » de sa propre autorité, de sa propre vacuité, quelque chose à partir de rien. Comment un simple flatus vocis en vient-il à avoir des effets ? Comment un mot d’ordre est-il possible ? Comment le tableau peut-il se peindre sans précédent ? Bootstrap. Création ex vacuo. Une création sans créateur. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que le terme existe à la forme verbale sous laquelle il signifie une action menée sans secours ni aide extérieur où il est synonyme de : se débrouiller tout seul, par soi-même. Quand il peint, le peintre bootstrap, il improvise, son pinceau l’entraîne, ou plutôt le geste qui le tient. En est-il de même de l’homme qui veut se tenir droit ? Pas exactement, mais lui non plus n’agit pas en fonction d’une idée préconçue, lui aussi « va où son mouvement l’emporte », pour lui aussi, l’acte vient avant la pensée.
« La raison pure de toute influence d’habitus antérieurs est une fiction. Mais de pures sensations qui produiraient des idées sans lien avec l’habitus sont tout aussi fictives. » (31).
Cette éviction conjointe dans la fiction de la raison et de la sensation, met un terme à toutes les tentatives de synthèses par lesquelles le kantisme s’ingéniait à distiller les sensations et perceptions dans les cornues des catégories de l’entendement. Dans les pages suivantes, la notion kantienne de synthèse se verra remplacée par celle de filtre. Que gagne-t-on à cette substitution ? Peu de choses apparemment puisque le filtre n’étant pas neutre se présente comme « réagencement » des données. La synthèse ne faisait pas autre chose, mais c’était une opération entre intellection et sensation alors qu’ici il ne s’agit plus d’un truchement entre deux composants mais d’une boucle de l’expérience qui produit l’habitus. La synthèse était rencontre d’une structure formelle et d’un « remplissement » sensoriel, d’une forme et d’une matière, Υλη et Μορφη. Le filtre tamise matériellement un soluté matériel. L’habitus vient de l’expérience et s’y soumet de nouveau sans cesse. Ce qui est « reçu » est « réarrangé » puis « reçu » à nouveau, ad libitum.
« L’habitus filtre la totalité du matériau atteignant la perception et la pensée. Ce filtre n’est pas chimiquement pur. C’est un réagencement qui ajoute de nouvelles qualités et réarrange ce qui est reçu. Nos idées dépendent véritablement de l’expérience, et nos sensations aussi. Et l’expérience de laquelle ils dépendent tous deux est une opération de l’habitus- originellement de l’instinct ». L’habitus prend donc fonctionnellement la relève de l’instinct. C’est l’instinct rendu plastique, « malléable », évolutif. Sur ce point, il faudrait probablement consulter l’article de Dewey The influence of Darwin on Philosophy et celui intitulé The evolutionary method as applied to morality. L’habit supplée à l’instinct. Même fonction de « filtre » réarrangeant les rapports de l’organisme à l’environnement. Mais la boucle est plus complexe avec l’habit.
our ideas are as dependent, to say the least, upon our habits as are our acts upon our conscious thoughts and purposes. (32) [voici la boucle de l’habitus à l’oeuvre : nos actes prémédités dépendent d’intentions qui dépendent des habitus. ]
« Soit une mauvaise habitude et la « volonté » (will) d’obtenir contre elle un bon résultat, ce qui se passe n’est autre que le renversement ou l’effet en miroir de la faute considérée – une torsion compensatoire dans la direction opposée (a compensatory twist in the opposite direction). Le refus de reconnaître ce fait ne peut conduire qu’à une séparation du corporel et du spirituel, et qu’à la supposition de mécanismes mentaux ou « psychiques » différents et indépendants de ceux qui régissent les opérations du corps. Cette notion est si profondément ancrée qu’une théorie aussi « scientifique » que la psychanalyse moderne pense que les habitudes mentales peuvent être extirpées grâce à de pures manipulations psychiques sans référence aux distorsions de la perception et de la sensation dues aux mauvais maintiens corporels (bad bodily sets). L’autre face de cette même erreur se trouve dans cette notion de la neurophysiologie « scientifique » selon laquelle il suffit de localiser la cellule défectueuse ou la lésion locale, indépendamment du complexe organique des habitus, pour rectifier le comportement » (34).
Le passage rejette et renvoie dos à dos les deux paradigmes « scientifiques » rivaux de la psychanalyse et de la neurologie qui souffrent en fait d’une commune erreur de séparer en domaines distincts ce qui relève de la conscience et ce qui concerne la physiologie. Détacher la « réalité psychique » de la « réalité objective », comme le fait Freud en conclusion de la Traumdeutung, c’est réintroduire la vieille illusion dualiste sous une forme inédite. Mais rabattre le psychique sur la physiologie conduit à l’erreur symétrique inverse qui perd de vue les habitus et donc le sens même des « conduites ». La pure physiologie se prive d’une composante essentielle de l’expérience, le « filtre » réagençant constamment sensations et « pensées » en une synthèse continue. On notera le « will » dont les guillemets soulignent le caractère problématique. Evoquer la volonté n’est qu’une façon de parler, une métaphore. L’erreur psychanalytique tient à l’hypostase psychique qui lui fait corrélativement négliger la part du corps (bodily sets). Convertir une mauvaise habitude en bonne consiste à imprimer à la mauvaise « une torsion compensatoire dans la direction opposée » selon un renversement « en miroir ». Je vois que je ne me tiens pas droit et compense en penchant du côté opposé. Ce n’est pas que j’aie une idée préconçue de la rectitude qui me la fait désirer, mais que l’image que le miroir me renvoie de ma posture ne me sied pas. L’exemple est évidemment magistralement choisi puisque se tenir droit reprend une recommandation courante dans l’éducation des jeunes enfants en jouant sur le sens moral que prend straight quand il signifie « franc », droit dans le sens de la droiture. Autrement dit, on n’adopte une conduite qu’en « redressant » (straightened out) un comportement déjà existant. On ne peut se tenir droit que parce qu’on voit qu’on se tient mal. Cette analyse anticipe sur les développements phénoménologiques de Merleau Ponty sur la chair, le chiasme et l’entrelacs, thèmes peut-être déjà présents in uovo dès Les structures du comportement. Se tenir droit ne réfère pas à un ordre de la volonté, mais à une réaction corporelle à une posture préexistante. La « bonne » habitude consiste en un twist de la mauvaise.[6]Le (bon) comportement ne procède que du (mauvais) comportement. Jamais ne vient interférer en position tierce quelque chose qui serait de l’ordre d’un « will ». Le changement « résulte » (to get a good result) de la correction d’une « faute » objective, d’un comportement perceptible indésirable. Je ne me désire pas tel, voilà ce que me dit le miroir. Miroir dans lequel se reflète l’habitude, ainsi délivrée de l’insu et livrée à mon jugement, c’est-à-dire à un éventuel remaniement. Çà ne va pas, jugement thétique qui pose d’abord ou plutôt reconnaît le çà tel qu’il s’offre dans son inadéquation. Le « redressement » n’est que la « torsion »(twist) venant corriger la « distorsion » dès qu’elle est perçue comme telle (distorsions due to bad bodily sets).
« La répétition n’est d’aucune manière l’essence de l’habitus. …L’essence de l’habitus réside dans une prédisposition acquise à des modes de réponse et non à des actes particuliers…L’habitus désigne une sensibilité particulière à certaines classes de stimuli, prédilections ou aversions, plutôt que la simple récurrence d’actes spécifiques. Il signifie volonté .» (It means will). (42).
« Habit…means will » ! Formule qui ne peut se comprendre que si l’on accepte que la volonté d’abord nous échappe, qu’elle n’entretient d’abord aucun rapport avec une quelconque liberté entendue comme libre disposition de ses actes, qu’elle est une force dont nous n’avons pas primitivement la maîtrise. L’habitude ne se définit pas de son caractère répétitif, caractère accessoire et même contingent puisqu’une habitude peut se manifester dans une seule occurrence comme l’indique l’exemple du meurtre. Dewey prétend en effet que même si l’homicide n’est pas le fait d’un récidiviste, il n’en exprime pas moins un habitus violent. Ainsi, un acte surgissant dans une occurrence unique n’en manifeste pas moins un habitus solidement implanté. L’habitude c’est la prédisposition, qui peut bien demeurer latente, et comme récessive (entendant par là que la disposition ne devient effective, actuelle, que dans la rencontre avec des conditions favorables).
[1] La pagination renvoie à l’original, inédit en français, John Dewey, Human Nature and Conduct: An Introduction to Social Psychology. New York: Modern Library (1922), consultable en ligne sur le site du Mead Project : www.brocku.ca/MeadProject/Dewey/Dewey_1922/Dewey1922_toc.html
[2] Le dictionnaire américain Merriam Webster donne pour Habit : 3: manner of conducting oneself : bearing ; 4: bodily appearance or makeup <a man of fleshy habit>5: the prevailing disposition or character of a person's thoughts and feelings : mental makeup6: a settled tendency or usual manner of behavior <her habit of taking a morning walk>7 a: a behavior pattern acquired by frequent repetition or physiologic exposure that shows itself in regularity or increased facility of performance b: an acquired mode of behavior that has become nearly or completely involuntary <got up early from force of habit> c: addiction<a drug habit>
[3] Kant, Critique de la Raison Pure, II, chapitre2, 2° section, De l’idéal du souverain bien comme fondement pour la détermination de la fin dernière de la raison pure.
[4] Je décide de traduire habit par habitus dont le sens est, en latin, suffisamment général pour conserver les acceptions de l’anglais : manière d’être. Dewey rejette l’acception d’une habitude simplement habituelle, seulement définie par la récurrence d’un comportement (avoir l’habitude de).
[6] pour twist, le Merriam Webster donne : 3 d: to pull off, turn, or break by torsion <twist the nut off the bolt> e: to cause to move with a turning motion <twisted her chair to face the fire> et intransitivement : 2 a: to turn or change shape under torsion, et donne comme synonyme : writhe : se dégager en se contorsionnant..