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Philosophie en Sciences de l’Education

 

Vous êtes sur le blog de Patrick G. Berthier

Maître de conférences à l’Université de Paris 8

 

Ce blog est principalement destiné aux étudiants qui suivent à Paris 8 mes cours de Licence et séminaires de Master 1 & 2. Ils y retrouveront l’essentiel de chaque séance en différé, avec la distorsion plus ou moins importante que ma retranscription imprimera à ce qui aura été dit en présentiel, et que l’ajout de notes non utilisées pourra éventuellement enrichir. Entre le cannevas discursif prévu et sa « performance » où l’improvisation joue souvent un rôle essentiel, largement guidé par les questions de l’assistance, se creuse un écart qu’il me paraît utile de maintenir et d’évaluer.

Le but est ici de fournir, en sus des notes prises, un texte susceptible de servir de base à une réflexion et une investigation sur le thème proposé. Ce sobre dispositif devrait permettre aux étudiants de dépasser la simple « participation » aux cours, pour entrer dans une véritable discussion au début du cours suivant, discussion préparée grâce au travail mené sur la mise en ligne de l’intervention, ou du moins de ses éléments.

 

L’utilité de ce blog sera testée durant ce second semestre 2006-2007 sur le séminaire de Master 1 consacré à la notion d’Expérience, essentiellement chez John Dewey.

Première séance : Mardi 27 Février 2007.

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21 novembre 2007 3 21 /11 /novembre /2007 20:00

Commentaire de Human Nature & Conduct[1], Première partie (La place de l’habitus dans le comportement).

 

 

 

Dès l’introduction, Dewey relance ce qui constitue la grande offensive contre le dualisme qui charpente toute son œuvre. La séparation de la Morale des mœurs coutumières contraint l’humanité à vivre dans « deux mondes, l’un actuel, l’autre idéal » (8). Ce qui fait de la liberté de la volonté (freedom of will), une faculté séparée de la « nature humaine ». Dewey entend mettre fin à l’impossible tentative de vivre dans deux mondes séparés »(12), et en conséquence, « détruire la distinction figée entre l’humain et le physique, comme celle entre le moral et le politique ».

la page 8 désigne clairement l’adversaire sous les auspices métaphysiques de la volonté, « freedom of will », volonté qu’une morale « basée sur les faits » (morals based upon concern with facts p.12) doit abattre en tant que cette volonté libre instaure un deuxième monde non relié au premier. On voit la pointe anti-kantienne que peut représenter une « morale basée sur des faits » et qui donc tourne résolument le dos à une morale du pur devoir, de la Loi transcendante, étrangère à toute information venant de la sensibilité.

 

 

 

Chapitre 1 : Habits[2] as Social Functions

 

 

« On peut comparer les habitudes à des fonctions physiologiques comme la respiration ou la digestion ». Dewey avait osé le même type de comparaison avec la pensée dans Experience & nature.

Il s’agit en fait de quelque chose de plus que d’une simple comparaison, disons une identification. Les habitudes SONT des fonctions et il n’y a pas vraiment de différence de nature entre une fonction sociale et une fonction physiologique. Une fonction requiert la « coopération de l’organisme et de l’environnement » (14). « La respiration est aussi bien l’affaire de l’air que celle des poumons ».

« Le même air qui dans certaines conditions ride un plan d’eau ou détruit des édifices, dans d’autres conditions purifie le sang et transmet la pensée. Le résultat dépend de ce sur quoi l’air agit. » (15). Dewey n’écrit pas le mot mais c’est bien la symbiose qu’il décrit. L’organisme et l’environnement agissent de concert et pas l’un sur l’autre comme si l’un était sujet et l’autre objet. Ce sont les fameuses « conditions » qui les mettent en rapport qui définissent l’issue (outcome) du processus. L’air n’est ni dévastateur ni purificateur en soi, pas plus qu’il n’est chaud ou froid en soi. Et c’est bien cet en soi de la métaphysique, comme propriété inhérente, dont on doit faire l’économie. L’organe n’est pas pensable hors de sa fonction, et celle-ci ne peut être découplée de l’environnement. Attribuer une « fonction » (au relent nécessairement physiologique) aux habitudes conduit à « ramener la morale sur Terre » (It brings morals to earth, 16). Le terme anglais lui-même permet d’ailleurs facilement ce rapatriement terrestre, morals désignant aussi bien la Morale que les mœurs, et c’est bien à cette indistinction étymologique que Dewey entend nous ramener. La Morale n’est rien de subjectif, elle n’est pas l’affaire d’un « sujet » dans l’exacte mesure ou elle se trouve tout entière, sans reste, investie dans les mœurs.

 « L’honnêteté, la chasteté, la malice, la quérulence, le courage, la frivolité, l’application, l’irresponsabilité ne sont pas la propriété privée d’une personne. Ils sont l’adaptation à l’œuvre de capacités personnelles avec les forces environnantes ». (They are working adaptations of personal capacities with environing forces). Cette dernière phrase souligne le caractère participatif de l’investissement personnel qui rassemble des « capacités » qui ne sont rien en dehors de leur capacité, justement, à s’adapter, c’est-à-dire à se modifier. D’où le terme de working adaptation, non pas l’application d’une capacité préétablie à un milieu invariant, mais le « travail » (au sens où le bois travaille, se déforme, « joue ») d’une force aux qualités plastiques dans son ajustement à un environnement évolutif.                                « Les vertus et les vices sont des habitudes qui incorporent des forces objectives. Ce sont des interactions d’éléments fournis par la constitution (make up) d’un individu avec des éléments donnés par le monde extérieur. Elles peuvent être étudiés aussi objectivement que les fonctions physiologiques ». Ce qui, en raccourci, paraît assez saisissant : les vertus et les vices sont (comme) des fonctions physiologiques (puisqu’ils peuvent être étudiés comme telles). Traiter des vertus et des vices comme de simples habitudes revient évidemment à leur dénier tout caractère « moral » au sens où, à la différence des mœurs qui ne caractérisent que des comportements culturels, la morale en appelle à un critère axiologique de discrimination du bien et du mal, à tout le moins, du bon et du mauvais. Dewey ne se contente donc pas de ramener la morale sur terre, il rabat se faisant la morale sur les mœurs et les vices et vertus sur l’habitus. 

Dewey consent toutefois à spécifier l’habitude comme fonction sociale : ce qui la sépare d’une fonction physiologique tient à ce qu’elle ne peut se concevoir individuellement. Si l’on excepte les robinsonnades, le comportement suppose toujours la dimension de la présence de l’autre, et donc sa réaction, complice ou réprobatrice. Soit un monde commun où la neutralité n’a pas cours. « La conduite est toujours partagée …Ce n’est pas par obligation éthique que la conduite doit se faire sociale (It is not an ethical " ought " that conduct should be social). Elle est sociale de toute façon, en bien ou en mal. » (17). Là encore, le procédé du raccourci, dont je me permets d’abuser pour les besoins de la cause, me paraît éclairant : la conduite est toujours sociale, ce qui signifie que, étant «toujours sociale », elle n’est jamais « morale », n’ayant aucun besoin de l’être. On n’a pas besoin d’implanter la morale dans le social pour le rendre tel, il l’est déjà ! La civilisation ne naît donc pas d’une opération de dressage du naturel par une instance qui y échapperait.  Dewey ne perd pas de vue sa critique du kantisme. On sait que chez ce dernier, la Morale ne repose que sur des principes purs, c’est-à-dire indépendants de la sensibilité et des intérêts. La morale définit un pur « devoir être » (le ought to de Dewey) édicté par les « lois morales qui déterminent entièrement a priori (sans tenir compte des mobiles empiriques) le faire et le ne pas faire ».[3] Commentaire de Hegel dans les Principes de la Philosophie du droit : « ce qui manque, c’est l’articulation avec la réalité » (§ 136). Lapidaire mais décisif ! Dans le même texte, tout en saluant le mérite de Kant, Hegel oppose la Moralität, loi que le sujet autonome se donne à lui-même, à la Sittilchkeit en tant que les mœurs (Sitten) proviennent de l’habitude et constituent une seconde nature. C’est cette nature, seconde mais nature tout de même, qui va permettre à Dewey de physiologiser les conduites et la morale.

Au §9 d’Aurore (Begriff der Sittlichkeit der Sitte, concept de la moralité des moeurs), Nietzsche écrit : « La Sittlichkeit n’est rien d’autre (et donc surtout rien de plus) que l’obéissance aux mœurs, quelles qu’elles soient ; or les mœurs sont la façon  traditionnelle d’agir et d’apprécier. Dans les situations où ne s’impose aucune tradition, il n’y a pas de moralité ; et moins la vie est déterminée par la tradition, plus le domaine de la moralité diminue ». On voit que l’idée selon laquelle la Morale est réductible aux mœurs vient de Nietzsche, et qu’elle désavoue complètement l’idée kantienne d’une morale du devoir. Dewey en tire cette conséquence qu’on ne peut intervenir directement sur le comportement puisque la moralité n’est qu’illusoirement l’obéissance à une loi interne ou intériorisée qui viendrait s’appliquer aux actes du sujet, comme si la conscience, instance extra-physiologique, pouvait commander au corps comme un officier à son bataillon. Le problème est si délicat qu’il n’en finit pas, aujourd’hui encore, de rebondir. Vincent Descombes lui a consacré récemment un gros ouvrage, Le complément de sujet : enquête sur le fait d’agir de soi-même (Gallimard, 2004), dans lequel il s’interroge, à partir de Kant bien sûr, sur la possibilité de se commander soi-même (il conclut par la négative, ce qui comblerait d’aise Dewey). Bref, il ne semble pas y avoir de prise directe de la volonté sur l’acte : « On ne peut changer l’habitus[4] directement, ce serait de la magie. Mais il est possible de le changer indirectement en en modifiant les conditions. »(20). Voilà la clef. Si l’habitus  reste sourd aux injonctions imaginaires de la conscience, il se montre en revanche sensible aux « conditions » environnementales dans lesquelles il s’exerce. Est-ce à dire qu’on doive désormais verser le concept de volonté aux oubliettes de l’histoire, vieille guenille impropre à remplir le moindre rôle en éducation ? En fait, il convient surtout d’en revisiter le sens et de se débarrasser de ce qui en faisait une entité métaphysique. Aussi le deuxième chapitre est-il consacré aux rapports de l’habitus et du vouloir.

 Chapitre 2 : Habits and Will

 

“L’ habitus a prise sur nous parce que nous sommes l’habitus” (24). Cette définition instaurant égalité entre nos mœurs et nous-mêmes évacue du même coup toute prétention à un moi, un « je » en retrait de ses actes, un stoïque quant-à-soi qui pourrait se désolidariser à volonté du cours des événements, un cogito qui pourrait divorcer de l’acteur social, pris dans les rets de sa culture, de son milieu et des « urgences de la vie ». Ce serait le moment peut-être de relire, en regard de ce chapitre, l’analyse proustienne du « je » de l’écrivain dans son Contre Sainte-Beuve. Je n’ai évidemment pas le temps ici de m’appuyer durablement sur ces pages éloquentes où Marcel Proust soutient, contre « l’analyse botanique pratiquée sur les humains » à quoi se réduit selon lui la méthode biographique, « qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ». Les mœurs de l’homme n’explique rien du travail de l’auteur. La vie de l’homme ne dit rien du vif de l’œuvre. Je n’insiste pas, vous renvoyant au texte proustien (La Méthode de Sainte Beuve) qui est à peu près contemporain de celui de Dewey que nous étudions (un peu antérieur je crois). Sommes-nous l’habitus ou sommes-nous « cet autre moi qui le seul moi veut être » comme le déplorait Sosie dans l’Amphitryon de Molière ? Qui de l’habitus ou de la conscience solipsiste peut revendiquer le moi ? Dewey tranche sans ambages :

 

« une prédisposition formée par plusieurs actes spécifiques est immensément plus intime et fondamentalement nôtre que ne peuvent l’être de vagues choix conscients. Les habitus …constituent le self. Dans tous les sens du mot volonté, ils sont volonté (In any intelligible sense of the word will, they are will.) » (25).

 

 

 Will, la volonté, bien sûr, mais aussi l’intention, le libre arbitre, le souhait… où l’essentiel  tient peut-être à l’opposition entre volition (l’envie de) et volonté (comme faculté décisionnelle, libre arbitre), qui s’incarne dans la dichotomie du penchant (psychologie) et du devoir (morale). Il y aurait lieu ici d’appeler à la rescousse le Wille schopenhauerien : « et comme ce que veut la volonté est toujours la vie (Und da was der Wille will immer das Leben ist), c’est une même chose et un simple pléonasme quand nous disons la volonté de vivre (der Wille zum Leben) au lieu de dire la volonté tout court » (cité dans le Lalande, article Volonté). On peut aussi rappeler ce passage saisissant du §29 du Monde comme volonté… : « L’absence de tout but et de toute limite est essentielle à la volonté en soi qui est un effort sans fin », ou celui du § 56 : « La volonté manque toujours totalement d’une fin dernière, désire toujours, le désir étant tout son être ; désir que ne détermine aucun objet atteint, incapable d’une satisfaction dernière… la souffrance est le fond de toute vie ». Le bon docteur Lacan semble avoir entendu la leçon, même si on cite plus volontiers Hegel parmi ses sources d’inspiration.

 

 

Les habitus sont la volonté, sont le self. Cette équation réduit évidemment à néant toute instance extérieure et antérieure au seul domaine de l’action. Le pragmatisme revendique une théorie générale de l’action, une logique de l’enquête dans laquelle les conséquences renseignent sur les causes qui les ont produites. « Nous sommes l’habitus » et celui-ci est en variation continue. C’est, avant Deleuze, la prémisse du devenir.

 

« Il est aussi raisonnable de s’attendre à ce qu’un feu s’éteigne si on lui ordonne de cesser de brûler que de supposer qu’un homme peut se tenir droit par le seul effet d’une action directe de la pensée. On ne peut venir à bout de l’incendie qu’en changeant les conditions objectives ; c’est la même chose dans la rectification d’une mauvaise posture » (29). Dewey réfute ici la possibilité d’une efficace de la volonté, d’une action causale de la pensée. Changer, revient à changer les « conditions objectives » de la situation. Tout changement suppose une médiation puisque l’incidence directe sur le sujet se révèle impossible. On ne modifie une habitude qu’en agissant sur les conditions objectives qui l’initie. « Tiens-toi droit » serait une injonction vouée à l’échec. L’idée qu’une habitude puisse changer de nature par un “ordre (ou un effort) de la volonté” est “absurde” dit à peu près Dewey quelques lignes plus haut. C’est assez souligner l’impossibilité d’isoler la volonté comme force agissante indépendante. La notion même de volonté semble rabattue sur celle de désir. Référence implicite à la volition spinoziste ?

 

« Le contrôle du corps est physique, et par conséquent extérieure à l’esprit et à la volonté » (30). Le psychisme ne commande pas au physique. La relation d’obéissance est endogame, façon de dire qu’elle ne se comprend pas en référence à une instance qui en appellerait à des principes autres que ceux de la causalité naturelle.

 

« La formation et l’exécution des idées dépend de l’habitus …une idée ne prend forme et consistance que si elle est soutenue par un habitus .» Contrairement à ce que pense l’intellectualisme, cette doctrine philosophique qui postule une vie de la pensée autonome, les idées n’émanent pas d’un processus sui generis, d’une sphère noétique indépendante, elles sont le produit de l’habitus. Il suffit pour s’en convaincre d’analyser convenablement l’exemple déjà utilise de l’injonction à se tenir droit. On ne peut s’y soumettre que si on a déjà effectivement adopté au moins une fois cette posture. « L’acte doit venir avant la pensée et l’habitus avant l’habileté à produire la pensée volontaire. La psychologie ordinaire inverse l’ordre des choses.  Les idées, les finalités, ne sont pas générées spontanément. Il n’y a pas d’immaculée conception des intentions. » La formule est des plus percutantes. La signification vient de l’action qui elle-même est fonction de l’habitus. La pensée qui donne sens vient après-coup, comme le tonnerre après l’éclair. Aussi le rapport de causalité est-il renversé, ce qui ne manque pas de nous désarçonner tant nous sommes accoutumés et même inféodés à la « psychologie ordinaire » qui fait procéder l’action de la pensée. Comment comprendre (et accepter !) que cette dernière pourrait n’en être pas  le déclencheur ? Peut-être en ayant recours à des considérations qui sont à la fois épistémologiques et esthétiques. Je pense en l’occurrence à ce qui se dit aujourd’hui de la notion très en vogue de bootstrap, notion qui vient de la physique du cosmos pour rendre compte de l’autocréation de l’univers, mais qui sert en ce moment un certains nombre de desseins philosophiques et psychanalytiques. Comment rendre compte d’un processus inchoatif qui n’aurait pas de précédent, de fondement préalable, de déclencheur extérieur ? Voilà comment on peut décrire un geste artistique qui ne prendrait pas son origine dans une préconception de l’artiste :

«  Il faut n'avoir jamais tenu un pinceau en main pour croire que l'artiste sait par principe ce qu'il va peindre avant de peindre. C'est souvent une interaction subtile entre l'intention et la matière qui va causer l'apparition de ce qui n'existait pas auparavant, ni dans le monde, ni dans la tête de l'artiste. A chaque instant, une foule de propositions émerge, des poussées élémentaires qui habitent le vide. Une série de sélections s'opère, de façon plus ou moins consciente, par lesquelles l'artiste retient certaines propositions et en ignore d'autres, exploite ce qu'il voit au moment où il le voit. C'est une co-création entre son esprit, la matière et le temps. Le grand artiste a l'esprit vide. Il va où son mouvement l'emporte. Pour savoir ce que l'on veut peindre, disait Picasso, il faut commencer à le peindre. Si surgit un homme, je peins un homme, si surgit une femme, je peins une femme. »[5]

Cette description du geste plastique me semble illustrer parfaitement l’expérience deweyenne, et plus précisément l’aspect anti-fondationiste de celle-ci. Le geste du peintre n’a pas d’antécédent, de précédent, de principe a priori. Il provient des « poussées [sic] élémentaires qui habitent le vide ». Pas de raison pure pour l’artiste à « l’esprit vide » qui « va où son mouvement le porte ». Pas de « remplissement » phénoménologique, le mouvement ne remplit rien, il effectue dans le vide, comme le baron de Münchhausen tirant sur ses bootstraps , ses tire-bottes,  pour se désembourber. Bootstrapping. Le geste du peintre est à la lettre une performance puisque la peinture est performative quasi au sens d’Austin, elle « fait » de sa propre autorité, de sa propre vacuité, quelque chose à partir de rien. Comment un simple flatus vocis en vient-il à avoir des effets ? Comment un mot d’ordre est-il possible ? Comment le tableau peut-il se peindre sans précédent ? Bootstrap. Création ex vacuo. Une création sans créateur. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que le terme existe à la forme verbale sous laquelle il signifie une action menée sans secours ni aide extérieur où il est synonyme de : se débrouiller tout seul, par soi-même. Quand il peint, le peintre bootstrap, il improvise, son pinceau l’entraîne, ou plutôt le geste qui le tient. En est-il de même de l’homme qui veut se tenir droit ? Pas exactement, mais lui non plus n’agit pas en fonction d’une idée préconçue, lui aussi « va où son mouvement l’emporte », pour lui aussi, l’acte vient avant la pensée.

« La raison pure de toute influence d’habitus antérieurs est une fiction. Mais de pures sensations qui produiraient des idées sans lien avec l’habitus sont tout aussi fictives. » (31).

Cette éviction conjointe dans la fiction de la raison et de la sensation, met un terme à toutes les tentatives de synthèses par lesquelles le kantisme s’ingéniait à distiller les sensations et perceptions dans les cornues des catégories de l’entendement. Dans les pages suivantes, la notion kantienne de synthèse se verra remplacée par celle de filtre. Que gagne-t-on à cette substitution ? Peu de choses apparemment puisque le filtre n’étant pas neutre se présente comme « réagencement » des données. La synthèse ne faisait pas autre chose, mais c’était une opération entre intellection et sensation alors qu’ici il ne s’agit plus d’un truchement entre deux composants mais d’une boucle de l’expérience qui produit l’habitus. La synthèse était rencontre d’une structure formelle et d’un « remplissement » sensoriel, d’une forme et d’une matière,  Υλη et Μορφη. Le filtre tamise matériellement un soluté matériel. L’habitus vient de l’expérience et s’y soumet de nouveau sans cesse. Ce qui est « reçu » est « réarrangé » puis « reçu » à nouveau, ad libitum.

 

 « L’habitus filtre la totalité du matériau atteignant la perception et la pensée. Ce filtre n’est pas chimiquement pur. C’est un réagencement qui ajoute de nouvelles qualités et réarrange ce qui est reçu. Nos idées dépendent véritablement de l’expérience, et nos sensations aussi. Et l’expérience de laquelle ils dépendent tous deux est une opération de l’habitus- originellement de l’instinct ». L’habitus prend donc fonctionnellement la relève de l’instinct. C’est l’instinct rendu plastique, « malléable », évolutif. Sur ce point, il faudrait probablement consulter l’article de Dewey The influence of Darwin on Philosophy et celui intitulé The evolutionary method as applied to morality. L’habit supplée à l’instinct. Même fonction de « filtre » réarrangeant les rapports de l’organisme à l’environnement. Mais la boucle est plus complexe avec l’habit. 

 

our ideas are as dependent, to say the least, upon our habits as are our acts upon our conscious thoughts and purposes. (32) [voici la boucle de l’habitus à l’oeuvre : nos actes prémédités dépendent d’intentions qui dépendent des habitus. ]

 

« Soit une mauvaise habitude et la « volonté » (will) d’obtenir contre elle un bon résultat, ce qui se passe n’est autre que le renversement ou l’effet en miroir de la faute considérée – une torsion compensatoire dans la direction opposée (a compensatory twist in the opposite direction). Le refus de reconnaître ce fait ne peut conduire qu’à une séparation du corporel et du spirituel, et qu’à la supposition de mécanismes mentaux ou « psychiques » différents et indépendants de ceux qui régissent les opérations du corps. Cette notion est si profondément ancrée qu’une théorie aussi « scientifique » que la psychanalyse moderne pense que les habitudes mentales peuvent être extirpées grâce à de pures manipulations psychiques sans référence aux distorsions de la perception et de la sensation dues aux mauvais maintiens corporels (bad bodily sets). L’autre face de cette même erreur se trouve dans cette notion de la neurophysiologie « scientifique » selon laquelle il suffit de localiser la cellule défectueuse ou la lésion locale, indépendamment du complexe organique des habitus, pour rectifier le comportement » (34).

 

Le passage rejette et renvoie dos à dos les deux paradigmes « scientifiques » rivaux de la psychanalyse et de la neurologie qui souffrent en fait d’une commune erreur de séparer en domaines distincts ce qui relève de la conscience et ce qui concerne la physiologie. Détacher la « réalité psychique » de la « réalité objective », comme le fait Freud en conclusion de la Traumdeutung, c’est réintroduire la vieille illusion dualiste sous une forme inédite. Mais rabattre le psychique sur la physiologie conduit à l’erreur symétrique inverse qui perd de vue les habitus et donc le sens même des « conduites ». La pure physiologie se prive d’une composante essentielle de l’expérience, le « filtre » réagençant constamment sensations et « pensées » en une synthèse continue. On notera le « will » dont les guillemets soulignent le caractère problématique. Evoquer la volonté n’est qu’une façon de parler, une métaphore.  L’erreur psychanalytique tient à l’hypostase psychique qui lui fait corrélativement négliger la part du corps (bodily sets). Convertir une mauvaise habitude en bonne consiste à imprimer à la mauvaise « une torsion compensatoire dans la direction opposée » selon un renversement « en miroir ». Je vois que je ne me tiens pas droit et compense en penchant du côté opposé. Ce n’est pas que j’aie une idée préconçue de la rectitude qui me la fait désirer, mais que l’image que le miroir me renvoie de ma posture ne me sied pas. L’exemple est évidemment magistralement choisi puisque se tenir droit  reprend une recommandation courante dans l’éducation des jeunes enfants en jouant sur le sens moral que prend straight quand il signifie « franc », droit dans le sens de la droiture. Autrement dit, on n’adopte une conduite qu’en « redressant » (straightened out) un comportement déjà existant. On ne peut se tenir droit que parce qu’on voit qu’on se tient mal. Cette analyse anticipe sur les développements phénoménologiques de Merleau Ponty sur la chair, le chiasme et l’entrelacs, thèmes peut-être déjà présents in uovo dès Les structures  du comportement. Se tenir droit ne réfère pas à un ordre de la volonté, mais à une réaction corporelle à une posture préexistante. La « bonne » habitude consiste en un twist de la mauvaise.[6]Le (bon) comportement ne procède que du (mauvais) comportement. Jamais ne vient interférer en position tierce quelque chose qui serait de l’ordre  d’un « will ». Le changement « résulte » (to get a good result) de la correction d’une « faute » objective, d’un comportement perceptible indésirable. Je ne me désire pas tel, voilà ce que me dit le miroir. Miroir dans lequel se reflète l’habitude, ainsi délivrée de l’insu et livrée à mon jugement, c’est-à-dire à un éventuel remaniement. Çà ne va pas, jugement thétique qui pose d’abord ou plutôt reconnaît le çà tel qu’il s’offre dans son inadéquation. Le « redressement » n’est que la « torsion »(twist) venant corriger la « distorsion » dès qu’elle est perçue comme telle (distorsions due to bad bodily sets).

« La répétition n’est d’aucune manière l’essence de l’habitus. …L’essence de l’habitus réside dans une prédisposition acquise à des modes de réponse et non à des actes particuliers…L’habitus désigne une sensibilité particulière à certaines classes de stimuli, prédilections ou aversions, plutôt que la simple récurrence d’actes spécifiques. Il signifie volonté .» (It means will).  (42).

 

« Habit…means will » ! Formule qui ne peut se comprendre que si l’on accepte que la volonté d’abord nous échappe, qu’elle n’entretient d’abord aucun rapport avec une quelconque liberté entendue comme libre disposition de ses actes, qu’elle est une force dont nous n’avons pas primitivement la maîtrise. L’habitude ne se définit pas de son caractère répétitif, caractère accessoire et même contingent puisqu’une habitude peut se manifester dans une seule occurrence comme l’indique l’exemple du meurtre. Dewey prétend en effet que même si l’homicide n’est pas le fait d’un récidiviste, il n’en exprime pas moins un habitus violent. Ainsi, un acte surgissant dans une occurrence unique n’en manifeste pas moins un habitus solidement implanté. L’habitude c’est la prédisposition, qui peut bien demeurer latente,  et comme récessive (entendant par là que la disposition ne devient effective, actuelle, que dans la rencontre avec des conditions favorables).



[1] La pagination renvoie à l’original, inédit en français, John Dewey, Human Nature and Conduct: An Introduction to Social Psychology. New York: Modern Library (1922), consultable en ligne sur le site du Mead Project : www.brocku.ca/MeadProject/Dewey/Dewey_1922/Dewey1922_toc.html

[2] Le dictionnaire américain Merriam Webster donne pour Habit : 3: manner of conducting oneself : bearing ; 4: bodily appearance or makeup <a man of fleshy habit>5: the prevailing disposition or character of a person's thoughts and feelings : mental makeup6: a settled tendency or usual manner of behavior <her habit of taking a morning walk>7 a: a behavior pattern acquired by frequent repetition or physiologic exposure that shows itself in regularity or increased facility of performance b: an acquired mode of behavior that has become nearly or completely involuntary <got up early from force of habit> c: addiction<a drug habit>

 

 

[3] Kant, Critique de la Raison Pure, II, chapitre2, 2° section, De l’idéal du souverain bien comme fondement pour la détermination de la fin dernière de la raison pure.

 

 

[4] Je décide de traduire habit par habitus dont le sens est, en latin, suffisamment général pour conserver les acceptions de l’anglais : manière d’être. Dewey rejette l’acception d’une habitude simplement habituelle, seulement définie par la récurrence d’un comportement (avoir l’habitude de).

[5] Elisa Brune dans : E.Gunzig, E.Brune, 2004, Relations d'incertitude. Ramsay.  Vous pouvez en lire une recension dans «  Éloge du Bootstrap. Retour sur La perversion ordinaire de J.-P.Lebrun par Thierry Florentin - 07/11/2007  sur le site Freud-Lacan.com.

 

 

 

 

[6] pour twist, le Merriam Webster donne : 3 d: to pull off, turn, or break by torsion <twist the nut off the bolt> e: to cause to move with a turning motion <twisted her chair to face the fire> et intransitivement : 2 a: to turn or change shape under torsion, et donne comme synonyme : writhe : se dégager en se contorsionnant..

 

 

 

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3 novembre 2007 6 03 /11 /novembre /2007 13:29

23 10 07

Le détour d'un grec par la Chine

 

Entretien avec François Jullien, 25 janvier 1998

 

 

 

Nous allons donc travailler sur Human Nature & Conduct, ce livre de psycho-sociologie dans lequel Dewey développe sa théorie des habits qui, relatinisés réapparaissent chez Bourdieu en habitus. C’est déjà extrêmement intéressant en soi qu’un texte dont on fait en général assez peu de cas, au point qu’il n’a jamais été traduit en français alors qu’il date de 1922, retrouve une éclatante fraîcheur par la grâce du sociologue français soixante ans plus tard (je rappelle que Bourdieu a convenu d’une très forte convergence avec Dewey sur l’habitus dans Réponses 1992, p. 98). Mais l’intérêt d’un retour exploratoire à Dewey excède sa reprise contemporaine, que ce soit par Bourdieu, par Cavell, par Rorty, ou même très indirectement par Deleuze ou par d’autres. Nous aurons bientôt l’occasion de voir, grâce à Pragmatism as postmodernism : lessons from John Dewey (à paraître fin décembre), la résurgence masquée de Dewey dans la littérature postmoderne et tout spécialement française. Mais encore une fois, si grand que soit cet intérêt pour Dewey comme source plus ou moins occulte de bien des pensées contemporaines, il est très largement supplanté par ce phénomène récent qui le met en phase avec un pragmatisme extra-occidental, qui lui est culturellement foncièrement étranger, et avec lequel pourtant il semble entretenir de nombreuses et puissantes affinités. Je pense naturellement à l’Inde et à la Chine, dont la croissance économique fulgurante montre assez l’aisance à se couler dans le libéralisme.

            Je laisse pour l’heure l’Inde de côté pour considérer un temps ce qu’il en est des rapports de la pensée chinoise à notre pragmatisme. Nous avons pour ce faire un spécialiste des deux cultures, philosophe de surcroît, en la personne de l’helléniste et sinologue François Jullien. Il a accordé à une brochette de psychanalystes lacaniens à Tokyo, un entretien dans lequel il dit des choses qui permettent de saisir toute l’importance de cette actualité du pragmatisme oriental. Il y va tout simplement de la subversion d’une culture, la nôtre, dont l’identité s’incarne essentiellement dans une philosophie dualiste exaltant la volonté et la liberté comme dépassement du déterminisme causal. Je ne crois pas exagéré de dire que la finalité éducative essentielle de l’école selon Alain, visait la constitution du « caractère » par la formation de la volonté. C’est assez dire l’empire métaphysique pris sur la « nature » humaine par la puissance du nouménal. Mais la volonté soulevait un problème philosophique de première grandeur car, si la volonté agit comme une cause, alors elle relève des sciences de la nature et est elle-même déterminée, donc elle n’est plus libre. Mais si elle l’est, comme indépendante du monde de la détermination, alors on ne voit pas comment elle pourrait agir sur ce monde et y avoir une efficace. Je laisse de côté l’aporie pour le moment. Il me suffit d’avoir évoqué la formation de la volonté dans le caractère comme but de l’éducation pour constater que le pragmatisme oriental semble dédaigner absolument la notion. Reste qu’évoquer un pragmatisme oriental ne va pas de soi et que le risque de l’abus de langage, de l’à peu près et de l’amalgame est patent. Il s’agira donc d’examiner la pertinence de la convergence des pragmatismes, de la rencontre de pensées monistes appartenant à des civilisations demeurées jusque-là relativement étanches.

            Je voudrais vous donner lecture de quelques passages de ce long entretien[1], entrecoupés de mes commentaires. Ceux qui connaissent déjà Dewey ou qui ont suivi le M1 l’an dernier ne manqueront pas d’y retrouver certains thèmes qu’on pouvait croire typique du libéralisme pragmatique anglo-saxon. Je commence :

 «  c'est vrai qu'elle [la Chine] est passée à côté de la métaphysique. C'est à dire de quoi ? C'est à dire du dédoublement du monde. La métaphysique, au fond, dédouble le monde entre deux plans, deux ordres du réel : le sensible et l'intelligible, ou le sensible et le spirituel, comme étant deux ordres incommensurables. C'est Platon, mais c'est aussi toute la tradition philosophique qui s'inspire de lui, et dont on n'est jamais complètement sorti. »

De fait, c’est Platon, mais aussi bien Kant, à deux mille ans de distance, puisqu’il s’agit de la distinction essentielle du monde phénoménal et du monde nouménal, deux ordres effectivement incommensurables puisque l’un répond au principe de causalité alors que l’autre se règle sur celui de liberté. C’est bien en ce sens que ce dernier peut être dit « métaphysique » car il est pur de toute attache sensible. La liberté signifie libération de la détermination physiologique, de ce que les classiques appelaient la finitude. On est fini, limité en tant qu’on a un corps. La liberté dans le monde n’a, de ce point de vue, pas de sens.  Il n’y a de liberté qu’extra-mondaine, là où les enchaînements de cause à effet ne valent plus.         Jullien nous dit donc deux choses capitales : d’abord que la métaphysique occidentale dédouble le monde de façon continue et quasi-inchangée depuis Platon, ensuite que la Chine, elle, ignore superbement ce bizarre dédoublement du réel. Or, s’il y a bien quelque chose contre lequel les pragmatistes ferraillent sans relâche, c’est bien ce même dédoublement, ce qui constitue une étonnante convergence, par delà les mers, les cultures et les époques.

« Ce qui me paraît intéressant en Chine, par différence, c'est qu'il n'y a qu'un seul ordre de réalité, à différents niveaux. Cet ordre commun de la réalité, c'est ce qu'on appelle Qi : souffle, énergie. Soit l'énergie, disons, coagule, se rigidifie, se densifie, ça fait des choses ; soit elle s'anime, elle reste fluide, communicante, ça forme l'esprit. Vous n'avez pas cette sorte de clivage initial, radical, entre un monde de la chose, du concret, et puis un monde de l'esprit, du spirituel, ou de l'intelligible. Il y a bien l'idée que le réel est à différents niveaux, et que l'un est plus précieux que l'autre, mais il y a transition du concret au spirituel. »

 

 

 

 

 

                             Voilà, « il n’y a qu’un seul ordre de réalité ». Un seul principe énergétique, le QI (rien à voir avec le Quotient Intellectuel !), se différencie en concret ou spirituel par condensation ou liquéfaction. Autrement dit, le spirituel et le matériel ne sont qu’une seule et même chose sous des guises diverses qui transitent entre les deux pôles d’un continuum, comme l’eau qui s’évapore en gaz ou se solidifie en glace sans cesser d’être une seule et même substance. « Le réel est à différents niveaux » tout en demeurant unique. Le pragmatisme occidental de la fin du XIX° et du début du XX°, avec W.James notamment, ne dira pas autre chose, Dewey ajoutant que la pensée et le langage sont en continuité avec les actions ustensilaires : « il y a transition du concret au spirituel », et non saut substantiel de l’un à l’autre. Les symboles et les mots ne sont que des outils intellectuels abstraits par décantation et élaboration successives à partir de situations concrètes. (cf. How we think). Le langage n’est que “l’outil des outils”, il ne constitue pas un monde symbolique avec ses lois propres, à la fois superposées et opposées au monde naturel. La réduction de tout phénomène et de toute chose existante, pensable, désirable, imaginaire à « un seul ordre de réalité » coupe court à la bataille des sciences puisque l’opposition des sciences de l’Esprit et des sciences de la Nature ne trouve plus d’aliment, le paradigme de l’expérimentation devenant commun à tout ce qui prétend au savoir rationnel. L’éviction du symbolique signe la fin de la coupure des sciences dures et des sciences dîtes humaines.

 

 

 

 

 

« A cause du dédoublement. Il y a ce quelque chose en dehors du monde auquel on peut avoir recours, que ça soit Dieu, le progrès de l'Esprit ou la croyance dans la Raison universelle. Il y a une instance qui permet de mettre le monde à distance et de l'évaluer par rapport à un autre possible. Mais quand on vit dans le pragmatisme total, qu'il soit chinois ou japonais, ce qui est gênant c'est qu'il n'y a pas de recours. »

 

 

       

 

 

        Dans ce « quelque chose en dehors du monde », vous reconnaissez ce que Legendre appelle la Référence, et DR.Dufour, le Grand Sujet, Dieu, l’Eglise, le Progrès, la Raison, la Nation, la Race, le Peuple, le Prolétariat… vous connaissez la liste des déclinaisons de cette instance métaphysique du « recours » (il vaudrait la peine de lister les acceptions de ce terme). Et bien la foi dans le grand sujet, c’est ce dont se dispense avec une complète désinvolture le pragmatisme chinois. Ce n’est pas moi, notez le bien qui qualifie ainsi la pensée chinoise, c’est Jullien. Il y a  une très grande civilisation plusieurs fois millénaire dont l’édification et la prospérité ne doivent absolument rien au dédoublement métaphysique. Quand on prend conscience de la montée en puissance démographique, économique et politique de la Chine, on comprend que son incidence culturelle ne sera évidemment pas neutre, surtout si elle entre en conjonction avec les valeurs investies dans l’american way of life. Les aires commercialement dominantes ont toujours imposé leur culture avec leurs produits. C’est aussi vrai de la poterie attique qui diffuse la langue et la pensée grecques dans tout le bassin méditerranéen, que du cinéma américain. Le pragmatisme cesse donc de se présenter comme une sorte d’exception culturelle nord-américaine, pour qualifier la pensée dominante à l’œuvre dans ce qu’il est convenu d’appeler la mondialisation ou la globalisation organisée en réseau, c’est-à-dire sans référence aucune à une direction, à un gouvernement et encore moins à « quelque chose hors du monde » qui viendrait garantir ce gouvernement des échanges, des ensembles politiques et culturels et enfin des individus dans leur quant-à-soi. L’idée de gouvernement, et au premier chef de « gouvernement de soi » (Foucault), suppose le suspens du monde, la délibération, laquelle requiert à son tour quelque chose comme une autorité sur soi-même, une intériorité, une « forteresse intérieure », selon la belle expression de Pierre Hadot commentant Marc Aurèle. Loin de ces donjons qu’il considère comme châteaux en Espagne, le pragmatisme s’aventure au grand vent du monde, du seul monde existant. Le sujet n’a pas de logis, de thébaïde, il habite de plain-pied le monde dans lequel il ne peut qu’errer.

 

 

                   

 

 

 

 

 

« Si je résume un peu ce qu'est le monde européen pour moi, la transcendance par extériorité son nom ancien c'est Dieu. Après il y a eu toutes les transformations, comme vous l'avez dit, par l'idée de progrès, qui est d'abord une idée religieuse : " marcher vers ", marcher vers un paradis, une terre promise, et qu'on n'a cessé de vouloir laïciser au dix-huitième siècle, au dix-neuvième siècle, sans le faire jamais totalement d'ailleurs. Cette idée, donc, d'une transcendance par extériorité qui conduit à une figure d'idéal. C'est parce qu'il y a eu cette transcendance par extériorité, par exemple, qu'on a pensé la liberté. La liberté, c'est un affranchissement par rapport au monde. »

 

 

 

            Définition de la liberté que la philosophie occidentale a toujours maintenu contre vents et marées depuis Platon pour qui, je le rappelle, le corps est « la prison de l’âme ». Le corporel, le monde naturel constitue ce à quoi il faut s’arracher pour gagner l’éther de la liberté. Kant fait de celle-ci la « législation propre de la raison pure pratique ». « Propre »et « pure ». C’est assez dire qu’elle n’entretient absolument aucun rapport avec l’existence empirique. « Pratique », par ailleurs, ne se comprend qu’opposé justement à « pragmatique ». « Pragmatique à trait…à l’activité empirique de l’homme, tandis que pratique définit chez Kant son activité éthique » dit très clairement Jacques Rivelaygue[2]. Cette activité éthique n’est d’ailleurs rien d’autre que « le travail de l’humanité sur elle-même, c’est-à-dire l’éducation ».[3] Ne croyez-pas pour autant qu’alors les activités pragmatiques et pratiques pourraient converger, voire fusionner dans le progrès historique, car le pragmatique est mû par le mobile, la mobilisation de moyens en vue d’une fin, alors que le pratique est pure soumission à la Loi dans le devoir. Et il n’y a aucune référence possible à un quelconque but dans l’idée de devoir et de loi morale qui se formule dans un impératif catégorique, un fiat aussi péremptoire que vide d’intention. L’impératif catégorique signifie la péremption de l’intention parce que le jugement moral est aussi dénué d’intuition que d’intention, il ne se représente rien et ne désire rien en tant que pure soumission à l’universel. Le sujet transcendantal n’est pas un sujet psychologique, il n’a ni état d’âme ni fantasme ni visée ni envie d’aucune sorte. L’un n’en est pas moins le suppôt de l’autre pour autant que le transcendantal hante le psychologique, seul réel, seul existant dans une nature. Le transcendantal n’a pas de nature (Rivelaygue dit que la perfectibilité humaine « n’atteint pas la moralité qui est hors de la nature, mais la légalité qui est la conformité de la nature à la loi morale, des mœurs au devoir »[4]). Tout ce ci nous rappelle que, s’il y a bien chez Kant une distinction entre la transcendance et ce qui ressortit au transcendantal, les deux notions sont assez étroitement intriquées et parfois interchangeables. L’une comme l’autre se définissent d’un hors-nature qu’il est difficile de nommer autrement que métaphysique, même si ce terme recouvre chez Kant des significations différentes (notamment la métaphysique spéciale comme recherche de l’inconditionné et la métaphysique critique comme passage, par exemple, de la critique de la raison pratique au droit). Le transcendant comme le transcendantal ont ceci de commun qu’ils échappent tous deux au donné de toute expérience possible, ils ne peuvent ni l’un  ni l’autre être objets d’expérience. Ce qui nous suffit à les rassembler, même si il n’y a d’autre commune mesure entre des êtres transcendants (dieux et démons) et des principes transcendantaux (formes a priori de la sensibilité et du raisonnement). Une des faces du génie de Kant est d’avoir contourné ce que Pavan K.Varna appelle l’otherwordliness[5], la croyance, ou au moins le postulat d’un « autre monde », d’avoir quintessencié cet autre monde au point qu’il échappe à toute nature. Il n’y a pas deux substances, une ontologie vraiment double à la Descartes, mais la Nature et quelque chose qui s’en excepte sans prétendre à la transcendance. Il me semble que là réside la subtilité kantienne : introduire le transcendantal comme substitut formel à l’affirmation de la transcendance. Le transcendantal n’est rien qu’une forme a priori, rien de subsistant, rien d’existant. Il n’existe pas mais informe ce qui existe, aussi ne manque-t-il pas d’avoir des effets. On sait que Lacan, entre autres, retiendra la leçon. Dans le dernier livre du psychanalyste lacanien Jean Pierre Lebrun, le transcendantal devient le « lieu Autre » et « vide » de "cet Autre [qui] n’existe pas » ; « l’Autre comme lieu qui supporte l’existence de tout un chacun »[6]. C’est l’esprit même du kantisme à l’œuvre dans le champ de la psychanalyse. Une transcendance rendue diaphane, angélique, une transcendance qui ne va pas jusqu’à l’affirmation mais s’arrête à mi-chemin, réussissant par la même le tour de force de demeurer à la fois immanente et séparée. Le transcendantal ainsi compris colle au réel et s’en détache, il figure l’exception incluse d’une « transcendance immanente ».

 

 

 

« Il y a bien une transcendance en Chine, c'est ce qu'on appelle le Ciel. Mais c'est une transcendance non pas par extériorité, comme celle du Dieu biblique, ou comme celle des idées platoniciennes, c'est une transcendance par, totalisation de l'immanence. Parce que moi, en tant qu'individu, je n'ai toujours qu'une part réduite au processus du monde, mon champ est limité. Alors que le Ciel c'est la totalité des processus en cours. Et ce n'est pas un autre monde : le Ciel, c'est à la fois la totalisation et puis l'absolutisation de l'immanence. C'est le processus à son plein régime. C'est pour ça que, souvent, on traduit le Ciel par  « nature » en Chine. Mais je crois que c'est très différent, parce qu'au fond tout reste dans un monde intramondain.

Processus d'interaction, de transformation, comme toute la pensée chinoise qui pense en transformation

la pensée chinoise n'est pas une pensée du sujet mais du procès. »

 

 

 

            En toute rigueur, la transcendance réfère d’abord et avant tout aux « doctrines de la transcendance». Le Lalande, dans son édition de 1968 (excusez-moi d’utiliser mon exemplaire dont la date me trahit) en distingue trois :

1)                  -celle « d’après laquelle Dieu n’est pas dans le monde comme un principe vital animant un être vivant mais est…ce qu’un inventeur est à sa machine » (Leibniz, Monad. 84).

2)                   -celle « d’après laquelle il y a derrière les apparences sensibles…des substances ou des « choses en soi »…dont elles sont la manifestation ».

3)                  –celle « d’après laquelle il y a des rapports fixes…qui dominent les faits et n’en dépendent pas ». (On reconnaît là sans peine les formes a priori du transcendantal kantien).

Ces précisions nous aident à comprendre pourquoi le pragmatisme ne s’embarrasse pas de finasseries dans son rejet du transcendant. Les trois doctrines qu’on vient rapidement d’évoquer sont balayées exactement au même titre, parce qu’il n’y a pour le pragmatisme pas plus d’inventeur divin que de choses en soi que de formes intangibles a priori. Pour lui, c’est du pareil au même.

            Donc, s’il y a une transcendance en Chine, ce ne sera rien de transcendant dans aucun des trois sens du terme, qui tous visent une certaine extériorité, un clivage radical, une différence imperméable de nature. La transcendance chinoise est…immanente ! C’est un peu délicat à appréhender pour l’occidental élevé dans la tradition d’un couple d’opposés. Une transcendance immanente s’apparente pour lui au cercle carré. Plus qu’un oxymore, une antinomie. En fait ce n’est qu’un paradoxe parce que l’expression de Jullien fait état d’une totalité de l’immanence, et c’est bien cette totalité, par rapport au petit moi de la finitude, qui est transcendante, non plus absolument mais relativement. Le Tout est transcendant relativement à la partie. Ce qui m’excède et me comprend m’est transcendant. Nulle extériorité, on le voit, mais une « absolutisation de l’immanence ».

Le pragmatisme chinois « pense en transformation », en « processus d’interaction », c’est une « pensée du procès ». Façon de souligner l’inexistence du pérenne, du fixe, de l’absolu, de l’a priori…et donc de frapper tout sujet d’imposture. Il n’y a que des processus, des transformations.

« Nous avons conçu la morale et elle est gérée, comme dit Kant, sous l'idée de la liberté. Et ça me frappe encore aujourd'hui : regardez nos tribunaux, ils jugent comment ? D'une façon kantienne. D'abord, pour un criminel, on fait appel au psychiatre, au sociologue, etc. Donc on tient compte des déterminismes. On fait appel aux sciences, aux sciences de la nature ou de la nature humaine : psychologie, psychiatrie, sociologie... tout ce qu'on veut. Et plus la science est précise, plus elle est fine dans la détermination des déterminismes, justement. Et puis après, on fait tout autre chose. On dit : " Mais il est libre ! ". Alors que dans un premier temps on a montré comment il n'était pas libre : c'est son milieu, son père était alcoolique, il a subi un viol... Bon. On passe beaucoup de temps à montrer comment il n'était pas libre, et puis on prend une décision transcendante - alors la transcendance et l'extériorité interviennent - et on dit : " Il était libre, je le juge. " Non plus " j'explique ", mais " je juge "

C'est tout le malaise de la justice en Europe actuellement...

Non plus " j'explique " mais " je juge ". Et alors là, je me drape dans des vêtements tout autres qui ne sont plus la blouse du technicien mais la robe chamarrée du juge qui dit : " Voilà. Il a fait le mal ". Alors on dédouble l'homme entre un homme naturel, explicable par la science, et puis un homme transcendant, nouménal dirait Kant, un autre Moi, avec un grand M, qui est le sujet libre, sujet de la liberté, et sur laquelle la science n'a plus prise. Donc on est resté kantien, totalement…

La science, c'est quoi ? C'est la causalité.

mais à un moment je coupe tout ça, et je fais surgir un autre sujet dont je ne sais qu'une chose, c'est que je n'en sais rien. Il est nouménal, c'est l'autre Moi. Un Moi qui est un Moi de la liberté. Donc, par principe, je ne peux rien en savoir. Parce que si j'en savais quelque chose, je le réduirais à l'ordre du connaissable, donc du scientifique, donc du causal. Donc j'en ferais un sujet empirique, et non pas un sujet transcendantal. La justice d'aujourd'hui refait surgir, sans s'en rendre compte du tout idéologiquement, un sujet transcendantal, nouménal…

Alors que la justice chinoise...

Eh bien, il n'y en a pas !

C'est une justice de barèmes, je crois.

Oui. C'est ça, exactement. Vous l'avez dit.

Vous savez exactement ce que vous risquez à chaque acte que vous faites. »

 

 

 

 

 

Ce passage sur la justice est éminemment intéressant. Vous vous souvenez peut-être du voyage en Chine de la candidate Ségolène Royal et de son admiration médiatisée pour la célérité de la justice chinoise comparée à la lourdeur de nos interminables chicanes et procédures. On nous en offre ici la raison : « c’est une justice de barèmes », une casuistique qui juge les faits, les actes. A chaque type de délit correspond une peine. Quand les circonstances, les mobiles, intentions, incitations et égarements comptent pour rien, il n’y a, stricto sensu, rien à juger, pas de jugement puisque le prononcé de la sanction suit immédiatement l’établissement de la culpabilité comme simple imputation de l’objectivité du méfait. « La justice chinoise…eh bien il n’y en a pas » ! On comprend dès lors que les magistrats puissent aller assez vite en besogne! De là à susciter l’admiration d’une élue social-démocrate européenne, il y a peut-être un malentendu.                                                                                 Et de fait, ce qui est long et besogneux dans les procès kantiens (mais c’était déjà le cas au V° siècle avant notre ère à Athènes !), c’est l’établissement de la responsabilité. En dernière instance, la grande question, surtout dans les crimes abominables, revient toujours à celle-ci : mais le prévenu était-il vraiment présent à lui-même au moment des faits, jouissait-il de tout son discernement ? Bref, était-il « libre » de ses actes ou contraint en quelque façon, par des troubles, des pressions, des circonstances…Evidemment il était contraint, nous le sommes tous et toujours. Nous sommes déterminés. Mais si nous le sommes intégralement, alors l’appel à la responsabilité est absurde. A moins de tordre la notion et de se proclamer, comme une ex-ministre de la santé, « responsable mais pas coupable », signifiant par là l’acceptation d’une imputation afférente à la fonction. Le responsable du service le dirige et « répond » par là de son éventuel dysfonctionnement. « L’homme naturel » ne peut accéder au statut de justiciable, ce n’est qu’un acteur se résumant à son acte, qu’on peut bien expliquer par des causes mais sans que jamais l’analyse de celles-ci mène à une « responsabilité ». La science « c’est la causalité » dit très bien Jullien, elle « explique » mais ne saurait juger, pour la raison imparable que la causalité exclut la liberté d’agir à sa guise. D’où le saut de l’empirique au transcendant, au nouménal que doit faire le juge pour passer de l’imputation à la responsabilité puisqu’il n’y a de l’une à l’autre aucune continuité. La casuistique avait précisément pour objet, en tarifant les actes, d’écarter tout problème de conscience. C’est bien elle qui nous jette dans l’embarras. Etait-il présent à lui-même, se rendait-il compte de la gravité de son acte, dans quelle mesure… ? Autant de propositions parfaitement indécidables, d’où le recours fréquent à des expertises contradictoires, encore la science…et le retour à l’aporie. Je trouve ce renouveau de la dispute entre justice et casuistique tout à fait riche d’enseignement, ne serait-ce que parce que la façon de rendre la justice représente une sorte de quintessence d’une société. On a là ramassée l’application d’une théorie de l’action, d’une théorie du sujet, d’une théorie de la science, d’une politique et d’une métaphysique. Excusez du peu. Je dis d’une théorie du sujet, entre autre et peut-être surtout, car ce n’est tout de même pas pour rien si Kant fait succéder la doctrine de la vertu à la doctrine du droit dans la Métaphysique des Mœurs. La première traite des droits, la seconde des devoirs, et parmi ceux-là, les premiers considérés sont les « devoirs envers soi-même » qui instituent l’homme comme « juge de lui-même ». Le tribunal, c’est l’image, que dis-je, l’allégorie même du kantisme. Tribunal de la Raison, tribunal de l’histoire, tribunal de la Morale, tous sous-tendus par ce tribunal intérieur que le sujet est à lui-même et qui décrit la conscience. Kant donne une saisissante analyse de cette « double personnalité » par laquelle le sujet instruit son propre procès. Il vaut la peine de s’en rappeler les termes : « Moi qui suis l’accusateur, mais aussi l’accusé, je suis un seul et même homme ; reste que, comme sujet de la législation morale procédant du concept de liberté… il est à considérer comme un autre être que l’homme sensible… » . « C’est l’homme nouménal qui est l’accusateur » et qui se voit « forcé par sa raison d’agir comme sur l’ordre d’une autre personne », et l’homme empirique qui est l’accusé. Le tribunal se présente ainsi comme le dispositif général de toute la culture occidentale, introduisant aussi bien « à l’extérieur » qu’à « l’intérieur » du sujet, une dichotomie, une coupure jamais suturable entre l’empirique et le transcendant. Expliquer et Juger demeure des entreprises inconciliables et pourtant liées. « …sur la relation causale, de l’intelligible au sensible, il n’y a aucune théorie » dit encore Kant.[7] On passe donc de l’un à l’autre sans pouvoir rendre compte de ce passage. C’est ce qu’on appelle proprement une solution de continuité, en d’autres mots une fracture. On explique, et puis on juge. On étudie les déterminismes à l’œuvre, et puis on invoque la liberté qui rend responsable, sans que jamais ces opérations puissent rationnellement se justifier. De l’une à l’autre, « il n’y a aucune théorie ».

 

 

Ce détour par la Chine nous ramène donc constamment à Kant, et par lui à notre socle juridique occidental, en nous en faisant éprouver l’étrangeté comparative. Nos prétoires sont des scènes de prestidigitateurs, nos consciences sont des antres d’alchimistes, on y procède à la transmutation du déterminisme en liberté. Le pragmatisme se présente alors comme l’observateur critique qui dénonce le trucage, la manipulation. Il n’y a que du causal et rien d’autre. Pas de grand Autre extérieur et pas d’autre personne intérieure, de « double moi ». Nous voilà retombés au ras du réel, c’est-à-dire au monde unique de la seule expérience.

 

 

Dans la dernière page avant l'épilogue de ses Figures de l'immanence, Jullien écrit :

 

 

"La voie de l'immanence s'éclaire d'elle-même, par la seule expérience et sans avoir besoin d'une médiation. Non seulement elle nous dispense de tout recours à l'extériorité d'un absolu divin, mais elle fait même l'économie de toute rupture au sein du réel. Le geste initial de la métaphysique est, on le sait, de trancher au sein de la continuité des choses : comme condition préalable à l'avénement de l'ontologie, une "ligne" est "coupée en deux" (grammè dicha tetmemène γραμμην δίχα τετμημένην: nous en revenons toujours à ce texte fondateur : République, VI, 509d) séparant ainsi le visible et l'intelligible, les orata des noeta."[8]

 

 

            La référence à la République est en effet très …éclairante, puisqu’au livre VI, Platon sépare le visible de l’intelligible, l’ορατόν du νοητόν, comme le dieu de la Genèse séparait le ciel et la Terre. Deux mondes, chacun éclairés par un astre, le soleil pour le visible, l’idée de Bien pour l’intelligible (του αγαθού ιδέαν). L’idée « communique la vérité aux objets connaissables » (508 e) comme Ηλιος communique la lumière aux choses et fait « que les objets visibles sont vus » (508 a). Etre connu, être vu, deux modes analogiques de la présence révélée, épiphanie des existants, par ces deux transcendance parallèles : le Soleil (Apollon) et le Bien, ce pourquoi Glaucon narquois, émerveillé autant qu’amusé par l’analogie socratique s’écrit : « par Apollon, quelle merveilleuse transcendance ! » (δαιμονίας ΰπερβολής). Pierre Pachet traduit l’expression par : « quelle débordement prodigieux ». La traduction de Chambry est de 1933, celle de Pachet de 1993. Qu’on puisse rendre, à  soixante ans de distance ΰπερβολής  par « transcendance » et par « débordement » dit tout de même quelque chose d’insigne, car les deux se défendent,  ΰπερβολή dit à la fois le fait de franchir, de passer au delà, par-dessus, et la démesure, l’excès dans la profusion. Il s’agit donc bien d’un choix entre deux possibles. Chambry a soixante dix ans lorsqu’il traduit la République en 1933, Pierre Pachet en a 56 en 1993. L’un meurt quand l’autre naît. Dans l’écart, on passe de la transcendance au débordement ! Le rire de Glaucon emporte le démon de Socrate.



[1] Vous le trouverez sur le site de l’ALI (Freud-Lacan.com, rubrique du 08 10 2007, et également sur le site internet de Patrick Rebollar : http://www.berlol.net

 

 

 

 

 

[2] J.Rivelaygue, 1992, Leçons de métaphysique allemande,tome II, poche biblio-essais N°4342, p.344.

[3] Ibid. p. 346.

[4] Ibid.p.347

[5] Pavan.K.Varna, 2005, Being Indian, Arrow books, par exemple p.7 : “Indians have never been, and will never be, ‘other-wordly’…”

 

 

[6] Jean Pierre Lebrun, 2007, La perversion ordinaire, Vivre ensemble sans autrui, Denoël, p. 138.

[7] pour toutes ces citations de Kant, cf. Métaphysique des MoeursII, 1994, GF 716, p.296.

[8] F.Jullien, 1993, Figures de l'immanence, pour une lecture philosophique du Yiking, poche 4214, p.292.

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