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Philosophie en Sciences de l’Education

 

Vous êtes sur le blog de Patrick G. Berthier

Maître de conférences à l’Université de Paris 8

 

Ce blog est principalement destiné aux étudiants qui suivent à Paris 8 mes cours de Licence et séminaires de Master 1 & 2. Ils y retrouveront l’essentiel de chaque séance en différé, avec la distorsion plus ou moins importante que ma retranscription imprimera à ce qui aura été dit en présentiel, et que l’ajout de notes non utilisées pourra éventuellement enrichir. Entre le cannevas discursif prévu et sa « performance » où l’improvisation joue souvent un rôle essentiel, largement guidé par les questions de l’assistance, se creuse un écart qu’il me paraît utile de maintenir et d’évaluer.

Le but est ici de fournir, en sus des notes prises, un texte susceptible de servir de base à une réflexion et une investigation sur le thème proposé. Ce sobre dispositif devrait permettre aux étudiants de dépasser la simple « participation » aux cours, pour entrer dans une véritable discussion au début du cours suivant, discussion préparée grâce au travail mené sur la mise en ligne de l’intervention, ou du moins de ses éléments.

 

L’utilité de ce blog sera testée durant ce second semestre 2006-2007 sur le séminaire de Master 1 consacré à la notion d’Expérience, essentiellement chez John Dewey.

Première séance : Mardi 27 Février 2007.

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21 février 2011 1 21 /02 /février /2011 14:03

Qu'est-ce qu'une nation ?

 

Ernest Renan

Conférence faite en Sorbonne, le 11 mars 1882

Je me propose d'analyser avec vous une idée, claire en apparence, mais qui prête aux plus dangereux malentendus. Les formes de la société humaine sont des plus variées. Les grandes agglomérations d'hommes à la façon de la Chine, de l'Égypte, de la plus ancienne Babylonie ; - la tribu à la façon des Hébreux, des Arabes ; - la cité à la façon d'Athènes et de Sparte ; - les réunions de pays divers à la manière de l'Empire carlovingien ; - les communautés sans patrie, maintenues par le lien religieux, comme sont celles des israélites, des parsis ; - les nations comme la France, l'Angleterre et la plupart des modernes autonomies européennes ; - les confédérations à la façon de la Suisse, de l'Amérique ; - des parentés comme celles que la race, ou plutôt la langue, établit entre les différentes branches de Germains, les différentes branches de Slaves ; - voilà des modes de groupements qui tous existent, ou bien ont existé, et qu'on ne saurait confondre les uns avec les autres sans les plus sérieux inconvénients. À l'époque de la Révolution française, on croyait que les institutions de petites villes indépendantes, telles que Sparte et Rome, pouvaient s'appliquer à nos grandes nations de trente à quarante millions d'âmes. De nos jours, on commet une erreur plus grave : on confond la race avec la nation, et l'on attribue à des groupes ethnographiques ou plutôt linguistiques une souveraineté analogue à celle des peuples réellement existants. Tâchons d'arriver à quelque précision en ces questions difficiles, où la moindre confusion sur le sens des mots, à l'origine du raisonnement, peut produire à la fin les plus funestes erreurs. Ce que nous allons faire est délicat ; c'est presque de la vivisection ; nous allons traiter les vivants comme d'ordinaire on traite les morts. Nous y mettrons la froideur, l'impartialité la plus absolue.

I

Depuis la fin de l'Empire romain, ou, mieux, depuis la dislocation de l'Empire de Charlemagne, l'Europe occidentale nous apparaît divisée en nations, dont quelques-unes, à certaines époques, ont cherché à exercer une hégémonie sur les autres, sans jamais y réussir d'une manière durable. Ce que n'ont pu Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon Ier, personne probablement ne le pourra dans l'avenir. L'établissement d'un nouvel Empire romain ou d'un nouvel Empire de Charlemagne est devenu une impossibilité. La division de l'Europe est trop grande pour qu'une tentative de domination universelle ne provoque pas très vite une coalition qui fasse rentrer la nation ambitieuse dans ses bornes naturelles. Une sorte d'équilibre est établi pour longtemps. La France, l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie seront encore, dans des centaines d'années, et malgré les aventures qu'elles auront courues, des individualités historiques, les pièces essentielles d'un damier, dont les cases varient sans cesse d'importance et de grandeur, mais ne se confondent jamais tout à fait.

Les nations, entendues de cette manière, sont quelque chose d'assez nouveau dans l'histoire. L'antiquité ne les connut pas ; l'Égypte, la Chine, l'antique Chaldée ne furent à aucun degré des nations. C'étaient des troupeaux menés par un fils du Soleil, ou un fils du Ciel. Il n'y eut pas de citoyens égyptiens, pas plus qu'il n'y a de citoyens chinois. L'antiquité classique eut des républiques et des royautés municipales, des confédérations de républiques locales, des empires ; elle n'eut guère la nation au sens où nous la comprenons. Athènes, Sparte, Sidon, Tyr sont de petits centres d'admirable patriotisme ; mais ce sont des cités avec un territoire relativement restreint. La Gaule, l'Espagne, l'Italie, avant leur absorption dans l'Empire romain, étaient des ensembles de peuplades, souvent liguées entre elles, mais sans institutions centrales, sans dynasties. L'Empire assyrien, l'Empire persan, l'Empire d'Alexandre ne furent pas non plus des patries. Il n'y eut jamais de patriotes assyriens ; l'Empire persan fut une vaste féodalité. Pas une nation ne rattache ses origines à la colossale aventure d'Alexandre, qui fut cependant si riche en conséquences pour l'histoire générale de la civilisation.

L'Empire romain fut bien plus près d'être une patrie. En retour de l'immense bienfait de la cessation des guerres, la domination romaine, d'abord si dure, fut bien vite aimée. Ce fut une grande association, synonyme d'ordre, de paix et de civilisation. Dans les derniers temps de l'Empire, il y eut, chez les âmes élevées, chez les évêques éclairés, chez les lettrés, un vrai sentiment de «la paix romaine», opposée au chaos menaçant de la barbarie. Mais un empire, douze fois grand comme la France actuelle, ne saurait former un État dans l'acception moderne. La scission de l'Orient et de l'Occident était inévitable. Les essais d'un empire gaulois, au IIIe siècle, ne réussirent pas. C'est l'invasion germanique qui introduisit dans le monde le principe qui, plus tard, a servi de base à l'existence des nationalités.

Que firent les peuples germaniques, en effet, depuis leurs grandes invasions du Ve siècle jusqu'aux dernières conquêtes normandes au Xe ? Ils changèrent peu le fond des races ; mais ils imposèrent des dynasties et une aristocratie militaire à des parties plus ou moins considérables de l'ancien Empire d'Occident, lesquelles prirent le nom de leurs envahisseurs. De là une France, une Burgondie, une Lombardie ; plus tard, une Normandie. La rapide prépondérance que prit l'empire franc refait un moment l'unité de l'Occident ; mais cet empire se brise irrémédiablement vers le milieu du IXe siècle ; le traité de Verdun trace des divisions immuables en principe, et dès lors la France, l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne s'acheminent, par des voies souvent détournées et à travers mille aventures, à leur pleine existence nationale, telle que nous la voyons s'épanouir aujourd'hui.

Qu'est-ce qui caractérise, en effet, ces différents États ? C'est la fusion des populations qui les composent. Dans les pays que nous venons d'énumérer, rien d'analogue à ce que vous trouverez en Turquie, où le Turc, le Slave, le Grec, l'Arménien, l'Arabe, le Syrien, le Kurde sont aussi distincts aujourd'hui qu'au jour de la conquête. Deux circonstances essentielles contribuèrent à ce résultat. D'abord le fait que les peuples germaniques adoptèrent le christianisme dès qu'ils eurent des contacts un peu suivis avec les peuples grecs et latins. Quand le vainqueur et le vaincu sont de la même religion, ou plutôt, quand le vainqueur adopte la religion du vaincu, le système turc, la distinction absolue des hommes d'après la religion, ne peut plus se produire. La seconde circonstance fut, de la part des conquérants, l'oubli de leur propre langue. Les petits-fils de Clovis, d'Alaric, de Gondebaud, d'Alboïn, de Rollon, parlaient déjà roman. Ce fait était lui-même la conséquence d'une autre particularité importante ; c'est que les Francs, les Burgondes, les Goths, les Lombards, les Normands avaient très peu de femmes de leur race avec eux. Pendant plusieurs générations, les chefs ne se marient qu'avec des femmes germaines ; mais leurs concubines sont latines, les nourrices des enfants sont latines ; toute la tribu épouse des femmes latines ; ce qui fit que la lingua francica, la lingua gothica n'eurent, depuis l'établissement des Francs et des Goths en terres romaines, que de très courtes destinées. Il n'en fut pas ainsi en Angleterre ; car l'invasion anglo-saxonne avait sans doute des femmes avec elle ; la population bretonne s'enfuit, et, d'ailleurs, le latin n'était plus, ou même, ne fut jamais dominant dans la Bretagne. Si on eût généralement parlé gaulois dans la Gaule, au Ve siècle, Clovis et les siens n'eussent pas abandonné le germanique pour le gaulois.

De là ce résultat capital que, malgré l'extrême violence des mœurs des envahisseurs germains, le moule qu'ils imposèrent devint, avec les siècles, le moule même de la nation. France devint très légitimement le nom d'un pays où il n'était entré qu'une imperceptible minorité de Francs. Au Xe siècle, dans les premières chansons de geste, qui sont un miroir si parfait de l'esprit du temps, tous les habitants de la France sont des Français. L'idée d'une différence de races dans la population de la France, si évidente chez Grégoire de Tours, ne se présente à aucun degré chez les écrivains et les poètes français postérieurs à Hugues Capet. La différence du noble et du vilain est aussi accentuée que possible ; mais la différence de l'un à l'autre n'est en rien une différence ethnique ; c'est une différence de courage, d'habitudes et d'éducation transmise héréditairement ; l'idée que l'origine de tout cela soit une conquête ne vient à personne. Le faux système d'après lequel la noblesse dut son origine à un privilège conféré par le roi pour de grands services rendus à la nation, si bien que tout noble est un anobli, ce système est établi comme un dogme dès le XIIIe siècle. La même chose se passa à la suite de presque toutes les conquêtes normandes. Au bout d'une ou deux générations, les envahisseurs normands ne se distinguaient plus du reste de la population ; leur influence n'en avait pas moins été profonde ; ils avaient donné au pays conquis une noblesse, des habitudes militaires, un patriotisme qu'il n'avait pas auparavant.

L'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d'une nation, et c'est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L'investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l'origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes.

L'unité se fait toujours brutalement ; la réunion de la France du Nord et de la France du Midi a été le résultat d'une extermination et d'une terreur continuée pendant près d'un siècle. Le roi de France, qui est, si j'ose le dire, le type idéal d'un cristallisateur séculaire ; le roi de France, qui a fait la plus parfaite unité nationale qu'il y ait ; le roi de France, vu de trop près, a perdu son prestige ; la nation qu'il avait formée l'a maudit, et, aujourd'hui, il n'y a que les esprits cultivés qui sachent ce qu'il valait et ce qu'il a fait.

C'est par le contraste que ces grandes lois de l'histoire de l'Europe occidentale deviennent sensibles. Dans l'entreprise que le roi de France, en partie par sa tyrannie, en partie par sa justice, a si admirablement menée à terme, beaucoup de pays ont échoué. Sous la couronne de saint Étienne, les Magyars et les Slaves sont restés aussi distincts qu'ils l'étaient il y a huit cents ans. Loin de fondre les éléments divers de ses domaines, la maison de Habsbourg les a tenus distincts et souvent opposés les uns aux autres. En Bohême, l'élément tchèque et l'élément allemand sont superposés comme l'huile et l'eau dans un verre. La politique turque de la séparation des nationalités d'après la religion a eu de bien plus graves conséquences : elle a causé la ruine de l'Orient. Prenez une ville comme Salonique ou Smyrne, vous y trouverez cinq ou six communautés dont chacune a ses souvenirs et qui n'ont entre elles presque rien en commun. Or l'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s'il est burgonde, alain, taïfale, visigoth ; tout citoyen français doit avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle. Il n'y a pas en France dix familles qui puissent fournir la preuve d'une origine franque, et encore une telle preuve serait-elle essentiellement défectueuse, par suite de mille croisements inconnus qui peuvent déranger tous les systèmes des généalogistes.

La nation moderne est donc un résultat historique amené par une série de faits convergeant dans le même sens. Tantôt l'unité a été réalisée par une dynastie, comme c'est le cas pour la France ; tantôt elle l'a été par la volonté directe des provinces, comme c'est le cas pour la Hollande, la Suisse, la Belgique ; tantôt par un esprit général, tardivement vainqueur des caprices de la féodalité, comme c'est le cas pour l'Italie et l'Allemagne. Toujours une profonde raison d'être a présidé à ces formations. Les principes, en pareils cas, se font jour par les surprises les plus inattendues. Nous avons vu, de nos jours, l'Italie unifiée par ses défaites, et la Turquie démolie par ses victoires. Chaque défaite avançait les affaires de l'Italie ; chaque victoire perdait la Turquie ; car l'Italie est une nation, et la Turquie, hors de l'Asie Mineure, n'en est pas une. C'est la gloire de la France d'avoir, par la Révolution française, proclamé qu'une nation existe par elle-même. Nous ne devons pas trouver mauvais qu'on nous imite. Le principe des nations est le nôtre. Mais qu'est-ce donc qu'une nation ? Pourquoi la Hollande est-elle une nation, tandis que le Hanovre ou le grand-duché de Parme n'en sont pas une ? Comment la France persiste-t-elle à être une nation, quand le principe qui l'a créée a disparu ? Comment la Suisse, qui a trois langues, deux religions, trois ou quatre races, est-elle une nation, quand la Toscane, par exemple, qui est si homogène, n'en est pas une ? Pourquoi l'Autriche est-elle un État et non pas une nation ? En quoi le principe des nationalités diffère-t-il du principe des races ? Voilà des points sur lesquels un esprit réfléchi tient à être fixé, pour se mettre d'accord avec lui-même. Les affaires du monde ne se règlent guère par ces sortes de raisonnements ; mais les hommes appliqués veulent porter en ces matières quelque raison et démêler les confusions où s'embrouillent les esprits superficiels.

II

À entendre certains théoriciens politiques, une nation est avant tout une dynastie, représentant une ancienne conquête, conquête acceptée d'abord, puis oubliée par la masse du peuple. Selon les politiques dont je parle, le groupement de provinces effectué par une dynastie, par ses guerres, par ses mariages, par ses traités, finit avec la dynastie qui l'a formé. Il est très vrai que la plupart des nations modernes ont été faites par une famille d'origine féodale, qui a contracté mariage avec le sol et qui a été en quelque sorte un noyau de centralisation. Les limites de la France en 1789 n'avaient rien de naturel ni de nécessaire. La large zone que la maison capétienne avait ajoutée à l'étroite lisière du traité de Verdun fut bien l'acquisition personnelle de cette maison. À l'époque où furent faites les annexions, on n'avait l'idée ni des limites naturelles, ni du droit des nations, ni de la volonté des provinces. La réunion de l'Angleterre, de l'Irlande et de l'Écosse fut de même un fait dynastique. L'Italie n'a tardé si longtemps à être une nation que parce que, parmi ses nombreuses maisons régnantes, aucune, avant notre siècle, ne se fit le centre de l'unité. Chose étrange, c'est à l'obscure île de Sardaigne, terre à peine italienne, qu'elle a pris un titre royal. La Hollande, qui s'est créée elle-même, par un acte d'héroïque résolution, a néanmoins contracté un mariage intime avec la maison d'Orange, et elle courrait de vrais dangers le jour où cette union serait compromise.

Une telle loi, cependant, est-elle absolue ? Non, sans doute. La Suisse et les États-Unis, qui se sont formés comme des conglomérats d'additions successives, n'ont aucune base dynastique. Je ne discuterai pas la question en ce qui concerne la France. Il faudrait avoir le secret de l'avenir. Disons seulement que cette grande royauté française avait été si hautement nationale, que, le lendemain de sa chute, la nation a pu tenir sans elle. Et puis le XVIIIe siècle avait changé toute chose. L'homme était revenu, après des siècles d'abaissement, à l'esprit antique, au respect de lui-même, à l'idée de ses droits. Les mots de patrie et de citoyen avaient repris leur sens. Ainsi a pu s'accomplir l'opération la plus hardie qui ait été pratiquée dans l'histoire, opération que l'on peut comparer à ce que serait, en physiologie, la tentative de faire vivre en son identité première un corps à qui l'on aurait enlevé le cerveau et le cœur.

Il faut donc admettre qu'une nation peut exister sans principe dynastique, et même que des nations qui ont été formées par des dynasties peuvent se séparer de cette dynastie sans pour cela cesser d'exister. Le vieux principe qui ne tient compte que du droit des princes ne saurait plus être maintenu ; outre le droit dynastique, il y a le droit national. Ce droit national, sur quel critérium le fonder ? à quel signe le connaître ? de quel fait tangible le faire dériver ?

I.                   - De la race, disent plusieurs avec assurance.

Les divisions artificielles, résultant de la féodalité, des mariages princiers, des congrès de diplomates, sont caduques. Ce qui reste ferme et fixe, c'est la race des populations. Voilà ce qui constitue un droit, une légitimité. La famille germanique, par exemple, selon la théorie que j'expose, a le droit de reprendre les membres épars du germanisme, même quand ces membres ne demandent pas à se rejoindre. Le droit du germanisme sur telle province est plus fort que le droit des habitants de cette province sur eux-mêmes. On crée ainsi une sorte de droit primordial analogue à celui des rois de droit divin ; au principe des nations on substitue celui de l'ethnographie. C'est là une très grande erreur, qui, si elle devenait dominante, perdrait la civilisation européenne. Autant le principe des nations est juste et légitime, autant celui du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour le véritable progrès.

Dans la tribu et la cité antiques, le fait de la race avait, nous le reconnaissons, une importance de premier ordre. La tribu et la cité antiques n'étaient qu'une extension de la famille. À Sparte, à Athènes, tous les citoyens étaient parents à des degrés plus ou moins rapprochés. Il en était de même chez les Beni-Israël ; il en est encore ainsi dans les tribus arabes. D'Athènes, de Sparte, de la tribu israélite, transportons-nous dans l'Empire romain. La situation est tout autre. Formée d'abord par la violence, puis maintenue par l'intérêt, cette grande agglomération de villes, de provinces absolument différentes, porte à l'idée de race le coup le plus grave. Le christianisme, avec son caractère universel et absolu, travaille plus efficacement encore dans le même sens. Il contracte avec l'Empire romain une alliance intime, et, par l'effet de ces deux incomparables agents d'unification, la raison ethnographique est écartée du gouvernement des choses humaines pour des siècles.

L'invasion des barbares fut, malgré les apparences, un pas de plus dans cette voie. Les découpures de royaumes barbares n'ont rien d'ethnographique ; elles sont réglées par la force ou le caprice des envahisseurs. La race des populations qu'ils subordonnaient était pour eux la chose la plus indifférente. Charlemagne refit à sa manière ce que Rome avait déjà fait : un empire unique composé des races les plus diverses ; les auteurs du traité de Verdun, en traçant imperturbablement leurs deux grandes lignes du nord au sud, n'eurent pas le moindre souci de la race des gens qui se trouvaient à droite ou à gauche. Les mouvements de frontière qui s'opérèrent dans la suite du Moyen Âge furent aussi en dehors de toute tendance ethnographique. Si la politique suivie de la maison capétienne est arrivée à grouper à peu près, sous le nom de France, les territoires de l'ancienne Gaule, ce n'est pas là un effet de la tendance qu'auraient eue ces pays à se rejoindre à leurs congénères. Le Dauphiné, la Bresse, la Provence, la Franche-Comté ne se souvenaient plus d'une origine commune. Toute conscience gauloise avait péri dès le IIe siècle de notre ère, et ce n'est que par une vue d'érudition que, de nos jours, on a retrouvé rétrospectivement l'individualité du caractère gaulois.

La considération ethnographique n'a donc été pour rien dans la constitution des nations modernes. La France est celtique, ibérique, germanique. L'Allemagne est germanique, celtique et slave. L'Italie est le pays où l'ethnographie est la plus embarrassée. Gaulois, Étrusques, Pélasges, Grecs, sans parler de bien d'autres éléments, s'y croisent dans un indéchiffrable mélange. Les îles Britanniques, dans leur ensemble, offrent un mélange de sang celtique et germain dont les proportions sont singulièrement difficiles à définir.

La vérité est qu'il n'y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur l'analyse ethnographique, c'est la faire porter sur une chimère. Les plus nobles pays, l'Angleterre, la France, l'Italie, sont ceux où le sang est le plus mêlé. L'Allemagne fait-elle à cet égard une exception ? Est-elle un pays germanique pur ? Quelle illusion ! Tout le Sud a été gaulois. Tout l'Est, à partir d'Elbe, est slave. Et les parties que l'on prétend réellement pures le sont-elles en effet ? Nous touchons ici à un des problèmes sur lesquels il importe le plus de se faire des idées claires et de prévenir les malentendus.

Les discussions sur les races sont interminables, parce que le mot race est pris par les historiens philologues et par les anthropologistes physiologistes dans deux sens tout à fait différents. Pour les anthropologistes, la race a le même sens qu'en zoologie ; elle indique une descendance réelle, une parenté par le sang. Or l'étude des langues et de l'histoire ne conduit pas aux mêmes divisions que la physiologie. Les mots des brachycéphales, de dolichocéphales n'ont pas de place en histoire ni en philologie. Dans le groupe humain qui créa les langues et la discipline aryennes, il y avait déjà des brachycéphales et des dolichocéphales. Il en faut dire autant du groupe primitif qui créa les langues et l'institution dites sémitiques. En d'autres termes, les origines zoologiques de l'humanité sont énormément antérieures aux origines de la culture, de la civilisation, du langage. Les groupes aryen primitif, sémitique primitif, touranien primitif n'avaient aucune unité physiologique. Ces groupements sont des faits historiques qui ont eu lieu à une certaine époque, mettons il y a quinze ou vingt mille ans, tandis que l'origine zoologique de l'humanité se perd dans des ténèbres incalculables. Ce qu'on appelle philologiquement et historiquement la race germanique est sûrement une famille bien distincte dans l'espèce humaine. Mais est-ce là une famille au sens anthropologique ? Non, assurément. L'apparition de l'individualité germanique dans l'histoire ne se fait que très peu de siècles avant Jésus-Christ. Apparemment les Germains ne sont pas sortis de terre à cette époque. Avant cela, fondus avec les Slaves dans la grande masse indistincte des Scythes, ils n'avaient pas leur individualité à part. Un Anglais est bien un type dans l'ensemble de l'humanité. Or le type de ce qu'on appelle très improprement la race anglo-saxonne n'est ni le Breton du temps de César, ni l'Anglo-Saxon de Hengist, ni le Danois de Knut, ni le Normand de Guillaume le Conquérant ; c'est la résultante de tout cela. Le Français n'est ni un Gaulois, ni un Franc, ni un Burgonde. Il est ce qui est sorti de la grande chaudière où, sous la présidence du roi de France, ont fermenté ensemble les éléments les plus divers. Un habitant de Jersey ou de Guernesey ne diffère en rien, pour les origines, de la population normande de la côte voisine. Au XIe siècle, l'œil le plus pénétrant n'eût pas saisi des deux côtés du canal la plus légère différence. D'insignifiantes circonstances font que Philippe-Auguste ne prend pas ces îles avec le reste de la Normandie. Séparées les unes des autres depuis près de sept cents ans, les deux populations sont devenues non seulement étrangères les unes aux autres, mais tout à fait dissemblables. La race, comme nous l'entendons, nous autres, historiens, est donc quelque chose qui se fait et se défait. L'étude de la race est capitale pour le savant qui s'occupe de l'histoire de l'humanité. Elle n'a pas d'application en politique. La conscience instinctive qui a présidé à la confection de la carte d'Europe n'a tenu aucun compte de la race, et les premières nations de l'Europe sont des nations de sang essentiellement mélangé.

Le fait de la race, capital à l'origine, va donc toujours perdant de son importance. L'histoire humaine diffère essentiellement de la zoologie. La race n'y est pas tout, comme chez les rongeurs ou les félins, et on n'a pas le droit d'aller par le monde tâter le crâne des gens, puis les prendre à la gorge en leur disant : «Tu es notre sang ; tu nous appartiens !» En dehors des caractères anthropologiques, il y a la raison, la justice, le vrai, le beau, qui sont les mêmes pour tous. Tenez, cette politique ethnographique n'est pas sûre. Vous l'exploitez aujourd'hui contre les autres ; puis vous la voyez se tourner contre vous-mêmes. Est-il certain que les Allemands, qui ont élevé si haut le drapeau de l'ethnographie, ne verront pas les Slaves venir analyser, à leur tour, les noms des villages de la Saxe et de la Lusace, rechercher les traces des Wiltzes ou des Obotrites, et demander compte des massacres et des ventes en masse que les Othons firent de leurs aïeux ? Pour tous il est bon de savoir oublier.

J'aime beaucoup l'ethnographie ; c'est une science d'un rare intérêt ; mais, comme je la veux libre, je la veux sans application politique. En ethnographie, comme dans toutes les études, les systèmes changent ; c'est la condition du progrès. Les limites des États suivraient les fluctuations de la science. Le patriotisme dépendrait d'une dissertation plus ou moins paradoxale. On viendrait dire au patriote : «Vous vous trompiez ; vous versiez votre sang pour telle cause ; vous croyiez être celte ; non, vous êtes germain». Puis, dix ans après, on viendra vous dire que vous êtes slave. Pour ne pas fausser la science, dispensons-la de donner un avis dans ces problèmes, où sont engagés tant d'intérêts. Soyez sûrs que, si on la charge de fournir des éléments à la diplomatie, on la surprendra bien des fois en flagrant délit de complaisance. Elle a mieux à faire : demandons-lui tout simplement la vérité.

II. - Ce que nous venons de dire de la race, il faut le dire de la langue.
La langue invite à se réunir ; elle n'y force pas. Les États-Unis et l'Angleterre, l'Amérique espagnole et l'Espagne parlent la même langue et ne forment pas une seule nation. Au contraire, la Suisse, si bien faite, puisqu'elle a été faite par l'assentiment de ses différentes parties, compte trois ou quatre langues. Il y a dans l'homme quelque chose de supérieur à la langue : c'est la volonté. La volonté de la Suisse d'être unie, malgré la variété de ses idiomes, est un fait bien plus important qu'une similitude souvent obtenue par des vexations.

Un fait honorable pour la France, c'est qu'elle n'a jamais cherché à obtenir l'unité de la langue par des mesures de coercition. Ne peut-on pas avoir les mêmes sentiments et les mêmes pensées, aimer les mêmes choses en des langages différents ? Nous parlions tout à l'heure de l'inconvénient qu'il y aurait à faire dépendre la politique internationale de l'ethnographie. Il n'y en aurait pas moins à la faire dépendre de la philologie comparée. Laissons à ces intéressantes études l'entière liberté de leurs discussions ; ne les mêlons pas à ce qui en altérerait la sérénité. L'importance politique qu'on attache aux langues vient de ce qu'on les regarde comme des signes de race. Rien de plus faux. La Prusse, où l'on ne parle plus qu'allemand, parlait slave il y a quelques siècles ; le pays de Galles parle anglais ; la Gaule et l'Espagne parlent l'idiome primitif d'Albe la Longue ; l'Égypte parle arabe ; les exemples sont innombrables. Même aux origines, la similitude de langue n'entraînait pas la similitude de race. Prenons la tribu proto-aryenne ou proto-sémite ; il s'y trouvait des esclaves, qui parlaient la même langue que leurs maîtres ; or l'esclave était alors bien souvent d'une race différente de celle de son maître. Répétons-le : ces divisions de langues indo-européennes, sémitiques et autres, créées avec une si admirable sagacité par la philologie comparée, ne coïncident pas avec les divisions de l'anthropologie. Les langues sont des formations historiques, qui indiquent peu de choses sur le sang de ceux qui les parlent, et qui, en tout cas, ne sauraient enchaîner la liberté humaine quand il s'agit de déterminer la famille avec laquelle on s'unit pour la vie et pour la mort.

Cette considération exclusive de la langue a, comme l'attention trop forte donnée à la race, ses dangers, ses inconvénients. Quand on y met de l'exagération, on se renferme dans une culture déterminée, tenue pour nationale ; on se limite, on se claquemure. On quitte le grand air qu'on respire dans le vaste champ de l'humanité pour s'enfermer dans des conventicules de compatriotes. Rien de plus mauvais pour l'esprit ; rien de plus fâcheux pour la civilisation. N'abandonnons pas ce principe fondamental, que l'homme est un être raisonnable et moral, avant d'être parqué dans telle ou telle langue, avant d'être un membre de telle ou telle race, un adhérent de telle ou telle culture. Avant la culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a la culture humaine. Voyez les grands hommes de la Renaissance ; ils n'étaient ni français, ni italiens, ni allemands. Ils avaient retrouvé, par leur commerce avec l'antiquité, le secret de l'éducation véritable de l'esprit humain, et ils s'y dévouaient corps et âme. Comme ils firent bien !

II.                - La religion ne saurait non plus offrir une base suffisante à l'établissement d'une nationalité moderne.


À l'origine, la religion tenait à l'existence même du groupe social. Le groupe social était une extension de la famille. La religion, les rites étaient des rites de famille. La religion d'Athènes, c'était le culte d'Athènes même, de ses fondateurs mythiques, de ses lois, de ses usages. Elle n'impliquait aucune théologie dogmatique. Cette religion était, dans toute la force du terme, une religion d'État. On n'était pas athénien si on refusait de la pratiquer. C'était au fond le culte de l'Acropole personnifiée. Jurer sur l'autel d'Aglaure, c'était prêter le serment de mourir pour la patrie. Cette religion était l'équivalent de ce qu'est chez nous l'acte de tirer au sort, ou le culte du drapeau. Refuser de participer à un tel culte était comme serait dans nos sociétés modernes refuser le service militaire. C'était déclarer qu'on n'était pas athénien. D'un autre côté, il est clair qu'un tel culte n'avait pas de sens pour celui qui n'était pas d'Athènes ; aussi n'exerçait-on aucun prosélytisme pour forcer des étrangers à l'accepter ; les esclaves d'Athènes ne le pratiquaient pas. Il en fut de même dans quelques petites républiques du Moyen Âge. On n'était pas bon vénitien si l'on ne jurait point par saint Marc ; on n'était pas bon amalfitain si l'on ne mettait pas saint André au-dessus de tous les autres saints du paradis. Dans ces petites sociétés, ce qui a été plus tard persécution, tyrannie, était légitime et tirait aussi peu à conséquence que le fait chez nous de souhaiter la fête au père de famille et de lui adresser des vœux au premier jour de l'an.

Ce qui était vrai à Sparte, à Athènes, ne l'était déjà plus dans les royaumes sortis de la conquête d'Alexandre, ne l'était surtout plus dans l'Empire romain. Les persécutions d'Antiochus Épiphane pour amener l'Orient au culte de Jupiter Olympien, celles de l'Empire romain pour maintenir une prétendue religion d'État furent une faute, un crime, une véritable absurdité. De nos jours, la situation est parfaitement claire. Il n'y a plus de masses croyant d'une manière uniforme. Chacun croit et pratique à sa guise, ce qu'il peut, comme il veut. Il n'y a plus de religion d'État ; on peut être français, anglais, allemand, en étant catholique, protestant, israélite, en ne pratiquant aucun culte. La religion est devenue chose individuelle ; elle regarde la conscience de chacun. La division des nations en catholiques, protestantes, n'existe plus. La religion, qui, il y a cinquante-deux ans, était un élément si considérable dans la formation de la Belgique, garde toute son importance dans le for intérieur de chacun ; mais elle est sortie presque entièrement des raisons qui tracent les limites des peuples.

IV. - La communauté des intérêts est assurément un lien puissant entre les hommes.
Les intérêts, cependant, suffisent-ils à faire une nation ? Je ne le crois pas. La communauté des intérêts fait les traités de commerce. Il y a dans la nationalité un côté de sentiment ; elle est âme et corps à la fois ; un Zollverein n'est pas une patrie.

V. - La géographie, ce qu'on appelle les frontières naturelles, a certainement une part considérable dans la division des nations.

La géographie est un des facteurs essentiels de l'histoire. Les rivières ont conduit les races ; les montagnes les ont arrêtées. Les premières ont favorisé, les secondes ont limité les mouvements historiques. Peut-on dire cependant, comme le croient certains partis, que les limites d'une nation sont écrites sur la carte et que cette nation a le droit de s'adjuger ce qui est nécessaire pour arrondir certains contours, pour atteindre telle montagne, telle rivière, à laquelle on prête une sorte de faculté limitante a priori ? Je ne connais pas de doctrine plus arbitraire ni plus funeste. Avec cela, on justifie toutes les violences. Et, d'abord, sont-ce les montagnes ou bien sont-ce les rivières qui forment ces prétendues frontières naturelles ? Il est incontestable que les montagnes séparent ; mais les fleuves réunissent plutôt. Et puis toutes les montagnes ne sauraient découper des États. Quelles sont celles qui séparent et celles qui ne séparent pas ? De Biarritz à Tornea, il n'y a pas une embouchure de fleuve qui ait plus qu'une autre un caractère bornal. Si l'histoire l'avait voulu, la Loire, la Seine, la Meuse, l'Elbe, l'Oder auraient, autant que le Rhin, ce caractère de frontière naturelle qui a fait commettre tant d'infractions au droit fondamental, qui est la volonté des hommes. On parle de raisons stratégiques. Rien n'est absolu ; il est clair que bien des concessions doivent être faites à la nécessité. Mais il ne faut pas que ces concessions aillent trop loin. Autrement, tout le monde réclamera ses convenances militaires, et ce sera la guerre sans fin. Non, ce n'est pas la terre plus que la race qui fait une nation. La terre fournit le substratum, le champ de la lutte et du travail ; l'homme fournit l'âme. L'homme est tout dans la formation de cette chose sacrée qu'on appelle un peuple. Rien de matériel n'y suffit. Une nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de l'histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol.

Nous venons de voir ce qui ne suffit pas à créer un tel principe spirituel : la race, la langue, les intérêts, l'affinité religieuse, la géographie, les nécessités militaires. Que faut-il donc en plus ? Par suite de ce qui a été dit antérieurement, je n'aurai pas désormais à retenir bien longtemps votre attention.

III

Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. L'homme, Messieurs, ne s'improvise pas. La nation, comme l'individu, est l'aboutissant d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j'entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans la passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu'on a consentis, des maux qu'on a soufferts. On aime la maison qu'on a bâtie et qu'on transmet. Le chant spartiate : «Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes» est dans sa simplicité l'hymne abrégé de toute patrie.

Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l'avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l'on comprend malgré les diversités de race et de langue. Je disais tout à l'heure : «avoir souffert ensemble» ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l'effort en commun.

Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh ! je le sais, cela est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit prétendu historique. Dans l'ordre d'idées que je vous soumets, une nation n'a pas plus qu'un roi le droit de dire à une province : «Tu m'appartiens, je te prends». Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu'un en cette affaire a droit d'être consulté, c'est l'habitant. Une nation n'a jamais un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le vœu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir.

Nous avons chassé de la politique les abstractions métaphysiques et théologiques. Que reste-t-il, après cela ? Il reste l'homme, ses désirs, ses besoins. La sécession, me direz-vous, et, à la longue, l'émiettement des nations sont la conséquence d'un système qui met ces vieux organismes à la merci de volontés souvent peu éclairées. Il est clair qu'en pareille matière aucun principe ne doit être poussé à l'excès. Les vérités de cet ordre ne sont applicables que dans leur ensemble et d'une façon très générale. Les volontés humaines changent ; mais qu'est-ce qui ne change pas ici-bas ? Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n'est pas la loi du siècle où nous vivons. À l'heure présente, l'existence des nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est la garantie de la liberté, qui serait perdue si le monde n'avait qu'une loi et qu'un maître.

Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l'œuvre commune de la civilisation ; toutes apportent une note à ce grand concert de l'humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que nous atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles. Je me dis souvent qu'un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations pour des qualités, qui se nourrirait de vaine gloire ; qui serait à ce point jaloux, égoïste, querelleur ; qui ne pourrait rien supporter sans dégainer, serait le plus insupportable des hommes. Mais toutes ces dissonances de détail disparaissent dans l'ensemble. Pauvre humanité, que tu as souffert ! que d'épreuves t'attendent encore ! Puisse l'esprit de sagesse te guider pour te préserver des innombrables dangers dont ta route est semée !

Je me résume, Messieurs. L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d'hommes, saine d'esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu'exige l'abdication de l'individu au profit d'une communauté, elle est légitime, elle a le droit d'exister. Si des doutes s'élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d'avoir un avis dans la question. Voilà qui fera sourire les transcendants de la politique, ces infaillibles qui passent leur vie à se tromper et qui, du haut de leurs principes supérieurs, prennent en pitié notre terre à terre. «Consulter les populations, fi donc ! quelle naïveté ! Voilà bien ces chétives idées françaises qui prétendent remplacer la diplomatie et la guerre par des moyens d'une simplicité enfantine». - Attendons, Messieurs ; laissons passer le règne des transcendants ; sachons subir le dédain des forts. Peut-être, après bien des tâtonnements infructueux, reviendra-t-on à nos modestes solutions empiriques. Le moyen d'avoir raison dans l'avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé.

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27 janvier 2011 4 27 /01 /janvier /2011 11:07

Narcisse avec Adam

Psychopathologie de la vie américaine.

 

 

« Le narcissisme est un phénomène social et pas seulement pathologique ».

 (Alain Ehrenberg, La société du malaise, Odile Jacob, 2010, p.128).

 

1. Les grands espaces et l’individualisme.

Gardons sous le coude les puissantes maximes d’Emerson et aventurons avec Ehrenberg du côté de sa postérité dans l’Amérique contemporaine.

L’idée d’un « moi sans contrainte » n’y a pas disparu mais elle a transfiguré l’individualisme baroudeur en égocentrisme grégaire, la self reliance en self défaillance et l’aventure en jérémiade. Le pionnier s’avançait à découvert, ne s’autorisant que de lui-même, l’entrepreneur de soi sédentaire sollicite le cordial thérapeutique.

Une citation de Richard Sennett (p.114) offre une définition de ce narcissisme culturel qui ferait loi pour l’Amérique (et ses importateurs) :

« un refus du moi qui centre tout sur le moi ».

Comme beaucoup de formules circulaires bâties sur une paradoxale antinomie (« le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas »), la proposition utilise deux occurrences du même mot dans des acceptions différentes. Il ne s’agit pas du même « moi » dans la principale et dans la subordonnée.

Le premier exprime l’affirmation d’une instance bien nommée autonomie en ce qu’elle consiste à ne se soumettre qu’à ses propres lois. Mais ce « pouvoir d’affirmation de soi » (p.113), par définition, ne peut s’exercer sur soi-même, sinon sous la forme de la maîtrise, et c’est justement ce que le narcissisme semble rejeter au prétexte de l’inauthenticité puisque, pour lui, l’autonomie n’est que l’hétéronomie incorporée, introjectée, une autorité d’occupation, au mieux une servitude volontaire. Le « sire de sé », selon une vieille expression rapportée par Quignard, corsète l’émotion, l’affect et la spontanéité par une puissance de répression : le self government.

Dès lors que l’affirmation de soi entend se passer de ce qui paraît la brider, elle ne repose plus que sur une demande sociale de reconnaissance, voire de notoriété puisque la confrontation avec le grand dehors lui est barrée.

Lorsque l’indépendance liée aux espaces et la compétition liée aux opportunités se sont retirées comme un jusant, le pionnier, le hobo (trimardeur), le hacker, le self made man … relèvent de figures désormais caduques de l’histoire américaine. Un « individualisme artificiel » intérieurement vide relaie l’ « individualisme authentique » conquérant du vide extérieur (116).

 

2. La culture du narcissisme, pp. 35sq.

Pardonnez-moi de traiter l’ouvrage de Lasch tout aussi cavalièrement que j’ai commenté celui d’Ehrenberg, mais mon propos ne doit signifier rien d’autre qu’une incitation à leur lecture. Je tente purement et simplement, dans l’écheveau brassé de ces centaines de pages, de suivre l’hypothétique fil conducteur d’une pensée qui avec vous se cherche, de frayer une passe vers l’élucidation de notre problème : l’effet réel des fictions.

Je m’arrêterai donc sur quelques pages du début (35 sq.) et quelques pages de la fin. Les premières commémorent « l’Adam américain » du XIX°, les dernières déplorent le Narcisse américain du XX°. Les deux, loin de s’opposer, me paraissent en continuité, tant ce Narcisse est un Adam déchu. Cette déchéance demeure adamique.

Quant au chapitre 9, il interroge le refus du vieillissement qui fait pendant au « présentisme » (Pierre André Taguieff) ainsi qu’au déni de la différence générationnelle par laquelle on prétend incarner « sa propre postérité » (268).

Narcisse immergé dans la « société postmortelle » est l’avatar postmoderne de l’Adam américain dans l’illimité du nouveau monde. La seconde utopie s’édifie en écho à la première.

Disons quelque chose de ce nouvel Adam et de ce qu’il en reste.

Into the wild, que ce soit la wilderness des grands espaces, de la route ou de l’asphal jungle[1], les appétits trouvent à la fois pitance et résistance, adjuvance roborative et adversité stimulante dans l’extériorité du grand dehors. C’est bien elle qui absorbe et dissout des appétits, qui, dans le narcissisme, sont privés d’exutoire et s’auto-intoxiquent jusqu’à la consomption.

Le mythe originaire américain ne puise pas dans la mythologie grecque mais dans la Bible. Richard W. Lewis le décrit ainsi dans : The American Adam: Innocence, Tragedy and Tradition in the Nineteenth Century. 1955 :

« Adam avant la chute … un individu non sujet à l’histoire …solitaire, confiant (self-reliant) et autopropulsé (self-propelling)… dans un monde recommencé sous l’impulsion d’une nouvelle initiative, le don divin d’une seconde chance pour l’engeance humaine, après que la première ait été si désastreusement ratée dans le crépuscule du vieux monde ».

Christopher Lasch, après avoir évoqué l’œuvre de Lewis, nous dit que « le narcisse contemporain ressemble superficiellement à ce moi impérial… ». Que veut dire ici l’adverbe « superficiellement » ? Pour Narcisse comme pour Adam, « la volonté individuelle est toute puissante et détermine totalement le destin de la personne » (toujours p.35). Ce n’est donc pas sur ce point que la ressemblance est de surface.

Narcisse revendique l’indépendance originelle de l’Adam US dans la dépendance issue de l’urbanisation. Le trappeur travaille à la chaîne chez Ford ! Il demeure dans l’esprit un nouvel Adam mais « la concentration de la société industrielle » a stérilisé les espaces, l’open, l’ouvert.

Equation de Narcisse : être un Adam enfermé. Le cercle de l’indépendance est inscrit dans celui de la dépendance. Contradiction d’un « moi grandiose » assigné à des positions sociales confinées. L’ouverture, l’openness, est l’un des grands thèmes de la culture US. Elle s’oppose naturellement à l’idée de limite.

Mais la métaphore biblique va très loin car la self reliance de l’Adam américain n’est pas la volonté de puissance nietzschéenne qui s’en approche apparemment de près. La différence tient évidemment à la mort de Dieu chez le philosophe allemand, alors que celui-ci est bien vivace dans l’épopée du Nouveau Monde sous les traits de l’incontournable Providence. Comment un tel alliage, celui de la libre volonté individuelle et de la volonté divine, est-il possible ? Il faut remonter aux contemporains d’Emerson pour le savoir. On lit ceci sous la plume acerbe d’un disciple du célèbre théologien Jonathan Edwards :

« L’âme humaine est cette substance merveilleuse qui n’en est pas moins active d’être agie, pas moins libre d’être sous contrôle. C’est une roue à l’intérieur d’une roue, parfaitement autonome quoique mue par la machinerie externe. Bien qu’elle ait été créée voulante (Willing), elle est d’elle-même volontaire, et libre bien sûr ».

Edward D. Griffin, An humable attempt to reconcile the differences of Christians respecting the extend of the atonement. 1819.

Cette image d’une roue libre dans un engrenage résout élégamment le problème d’une volonté libre déterminée. Je n’irais pas jusqu’à dire que cette élégance métaphorique emporte l’adhésion rationnelle mais enfin, c’est un peu à la manière du proverbe populaire charbonnier est maître chez lui, ce qui ne l’empêche nullement d’être assujetti au Prince comme sujet aux maladies et à la disette. Le sujet est un souverain lige, absolument autonome quoique intégralement soumis ! L’aporie d’un être créé libre demeure évidemment entier (la volonté de la créature est sans commune mesure avec celle du créateur), mais là n’est pas la question. Nous n’interrogeons que le mythe américain, montage d’un « Adam d’avant la chute » propulsé dans un Nouveau Monde. Soit l’innocence dans l’espace vierge. L’anhistorique dans la radicale nouveauté d’un recommencement. L’avant et après l’Histoire se rejoignent pour donner naissance à l’expérience américaine et à sa Manifest Destiny. L’Histoire comme désastre continué du péché originel à la découverte de la nouvelle Terre promise, celle de la seconde chance, du born again. L’ancien monde est pris dans l’Histoire, le nouveau est un champ d’expérience.

« L’Adam américain, comme ses descendants aujourd’hui, cherche à s’émanciper du passé » (Lasch, toujours p.35)

Pour Adam comme pour Narcisse, le temps historique, la structure mémorielle et institutionnelle de la culture est l’ennemi. La spontanéité, la confiance en soi et l’ouverture indéfinie de leur champ d’application forment les données du nouvel Adam dans le nouveau monde. C’est assez dire, comme le note Lasch, que grande est « la tentation de rejeter toute civilisation et de retourner à la vie sauvage » (37), puisque cette sauvagerie ne réfère qu’à l’exercice d’une innocence en liberté, d’un état de nature.

C’est cet état de nature perdu, une seconde fois, qu’il s’agit de retrouver. Par quels moyens dès lors qu’on est privé des espaces qui le rendaient possible ? Par la thérapie. « La thérapie s’est établie comme le successeur de l’individualisme farouche …santé mentale signifie  suppression des inhibitions et gratification immédiate des pulsions » (41). On voit que loin de renoncer au mythe de l’Adam américain, Narcisse fait tout ce qu’il peut pour le soutenir, unguibus & rostro, et c’est son échec qui signe le narcissisme : persister à vouloir s’inscrire dans un individualisme d’aventurier et tourner dans le cerclage de fer de l’individualisme du vide intérieur.

 

3. Individu & société.

D’Adam à Narcisse, ce qui change concerne, on l’a vu, le rapport à l’extériorité. L’européen a rapport à l’autre, l’américain a affaire à la Nature, à la wilderness, au monde sauvage, quelle qu’en soit la teneure. Narcisse est un Adam non pas chassé mais privé du jardin d’Eden. Il n’a pas de lieu où faire valoir l’affirmation de soi. Pour emprunter à Rousseau une de ses célèbres dichotomies, il était doté d’un amour de soi qui s’affirme et s’exprime dans ses actes, il se retrouve avec un amour-propre sans cesse blessé dans la confrontation avec celui des autres.

Avec l’urbanisation intensive, faire société devient un impératif.

Il y a, dans l’histoire de la philosophie, deux façons de le faire.

Soit naturellement, à la manière de Saint Thomas, pour qui un individu se réalise en réalisant en même temps la société à laquelle il appartient, dont il est membre et comme un organe de ce Tout.

Soit artificiellement dans la mesure où la communauté n’existe pas véritablement, n’étant qu’un agrégat d’individus qui seuls existent. La société n’est qu’une façon de parler. On aura reconnu les thèses nominalistes de Guillaume d’Occam.

Le montage américain apparaît alors comme la tentative de préserver la thèse d’Occam de l’individu seul existant tout en la liant à celle de Thomas d’Aquin d’un corps social expression d’une communauté réelle et naturelle. Ce sera le triptyque repéré par Ehrenberg d’une symbiose entre l’indépendance individuelle et la compétition-coopération sociale.

La tradition anglo-saxonne, du nominalisme au pragmatisme en passant par l’empirisme, a toujours privilégié la singularité de l’existant au détriment des grandes entités métaphysiques.

 

4. Somewhere out of the world[2].

Je pastiche à dessein la célèbre supplique de Baudelaire, puisque le nouveau continent n’est pas anywhere, n’importe où, mais bien somewhere, quelque part, lieu d’une destinée, nouvelle Terre Promise.

Difficile de résister au plaisir de citer quelques bribes du poème :

« Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. […] Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas […] Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : « N’importe où ! N’importe où ! Pourvu que ce soit hors de ce monde ! ».

Anywhere out of the world est donc le cri de désespoir de l’européen (Hood est britannique, Baudelaire français) auquel répondrait somewhere out of the (old) world comme exultation de l’Adam américain.

Un autre lieu, un autre temps délivré de celui de l’histoire, c'est-à-dire du passé comme du devenir, voué à l’entropie. Lasch montre bien comment l’irrésistible évolution technologique de la société américaine la conduit à la fois à tourner le dos au passé obsolète et à pérenniser le présent, chacun devenant sa « propre postérité », la vieillesse, de dégradation biologique inéluctable accédant au rang de maladie, et relevant donc, à ce titre, d’une thérapeutique. C’est ce qu’a vu et amplifié le mouvement transhumaniste de Nick Bostrom.

Narcisse, à l’instar du portrait de Dorian Gray, ne vieillit pas, il s’installe dans un présent continué. C’est que, paradoxalement, le vieux monde est à la fois devant et derrière, comme dans cette terrible nouvelle de Dino Buzatti où un jeune criminel pratiquant une ardente et incessante chasse aux vieux, sent ses forces diminuer et se voit finalement, pourchassé lui-même. Comme le disait Céline, la jeunesse n’est rien d’autre que de l’entrain à vieillir !

 

 

         Le narcissisme dont il s’agit dans cette culture US mondialisée, Lasch le dit clairement, est à comprendre comme narcissisme primaire (Postface p.297).

Lasch interprète ainsi le texte freudien de 1914 (Pour introduire le narcissisme) sur la célèbre distinction :

En deçà du repli libidinal sur soi résultant de « l’amour déçu » caractéristique de l’égoïsme du narcissisme secondaire, on trouve « l’illusion infantile d’omnipotence qui précède la compréhension de la distinction cruciale entre soi & son environnement ».

On pourrait noter au passage que ce refus d’un certain dualisme moi/monde est une constante de la tradition philosophique américaine. La self reliance d’Emerson se présentait comme confiance conjointe dans les forces de l’individu et dans les opportunités de sa réalisation aménagées par les desseins de la Providence. On retrouve ce monisme dans le pragmatisme dans son refus de distinguer sujet et objet, organisme et environnement, au profit de leurs relations toujours primordiales et comme antécédentes (l’organisme n’est jamais une monade). C’est en cela que ce narcissisme est culturel, car porté par des éléments et des traits marquant de civilisation US. Il n’est pas surprenant, par exemple, que Lasch fasse de l’exigence d’authenticité un des vecteurs de l’absence d’autorité puisque l’adéquation du comportement à l’humeur du moment est un trait positif du character américain, loué par Emerson, alors qu’il transgresse et abolit 2000 ans d’efforts de philosophie morale, des Stoïciens jusqu’à Kant (au moins !) dans la volonté de contrer passions et penchants en pliant l’ordre naturel à la loi morale.

Mais le plus important tient sans doute à la liaison que Lasch, lisant Freud, s’empresse de faire entre narcissisme et pulsion de mort, comme si l’une émanait nécessairement de l’autre.

Pulsion de mort d’ailleurs bien mal nommée puisqu’elle aspire plutôt à « la vie éternelle » sous les auspices d’un « équilibre absolu » dans « la cessation totale des tensions ».

Mieux vaudrait alors parler de pulsion d’immortalité (on sait que l’inconscient freudien ne se représente pas la mort) et c’est précisément ce que Lasch en déduit quelques pages plus loin sous l’intertitre explicite :

« Une vision faustienne de la technologie ».

Infantile par essence, dans son désir d’omnipotence, le narcissisme s’entretient et se prolonge par un pacte de jouvence dont le Docteur Faustus demeure le héros prémonitoire († 1537), associant la puissance de la science moderne naissante aux refus de la fuite irrésistible du temps.

Synthétisons :

-si le narcissisme se définit d’une omnipotence infantile.

-Si cette omnipotence se définit d’une absence de limite.

-Si la limite suprême et qui les résume toutes est la mort.

-Alors, le problème que le narcissisme doit résoudre est la mort.

(L’amour est le problème du narcissisme secondaire, la mort celui du narcissisme primaire).

Le personnage de Faust, à demi-légendaire (légende parue en Allemagne en 1587, traduction quasi immédiate en Anglais, tragédie de Christopher Marlowe en 1594, Faust I de Goethe en 1808…) présente non un savant contemplatif décryptant les lois de l’univers mais un thaumaturge, un magicien s’exerçant, par cornues et creusets, aux miracles alchimiques.

C’est cet aspect de la légende faustienne que Lasch retient et par lequel la technologie « exprime une révolte collective contre les limitations de la conditions humaines » (p. 301).

Si le narcissisme n’est plus une pathologie individuelle mais une culture, alors la mort comme limitation suprême à l’omnipotence est le problème que cette culture doit résoudre afin de promouvoir le mode d’organisation collective qui lui correspond, à savoir : La société postmortelle.[3]

 

« Le narcissisme est un phénomène social et pas seulement pathologique », offrant un « type de personnalité immédiatement reconnaissable […] insatiable, […] et terrifié à l’idée de vieillir et de mourir » (Lasch cité par Ehrenberg p.128).

C’est ce type de personnalité qui tient le premier rôle dans l’étonnant essai de Céline Lafontaine, qui radicalise la perspective postmoderne en isolant et dénudant sa ligne de plus grande pente.

Cet essai s’inscrit justement dans la continuité des remarques de Lasch sur la technologie faustienne. Certes le diable a disparu mais ce n’était guère qu’un adjuvant entre la science et le désir d’atemporalité. Le projet d’une science qui nous délivrerait de la misère de notre finitude ne date pas d’hier et l’on sera peut-être surpris de trouver des accents digne du transhumanisme dans ce texte rédigé pourtant en …1627 :

« Prolonger la vie, rendre à quelque degré la jeunesse. Retarder le vieillissement. Guérir des maladies réputées incurables… »

(Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide. Bacon qui fut au fondement de la science expérimentale).

Du XVI° de Faust au XXI° appelant de ses vœux le Posthumain, il ne s’agit pas de la transmutation du plomb en or et de la pierre philosophale mais de la découverte du secret de la salamandre, c’est-à-dire de l’autoréparation et de l’auto-régénération pour échapper à la décrépitude.

Parmi toutes les références que nous propose Céline Lafontaine, outre C. Lasch souvent cité, on retiendra la stupéfiante Christine Overall (Christine au-dessus de tout, ou Christine Absolue. Puissance du signifiant patronymique !).

Cette philosophe ultra-libérale consacre un livre entier à l’allongement de la vie humaine, solidement étayé par une série d’arguments dont l’un me paraît, en effet, difficilement objectable dans des sociétés en proie à la « sortie de la religion » :

« Je défends le prolongévisme [sic] parce que cette vie est la seule que nous avons » (cité p.57).

En effet, dès que la croyance en un autre monde s’estompe et que la mort n’apparaît plus comme un passage mais un terminus, la vie se réduit à l’existence terrestre.

Ce qui implique deux conséquences majeures :

-la première vient complètement déstabiliser le socle anthropologique à partir duquel les sociétés se sont édifiées depuis le paléolithique : 

« La mortalité en tant que fait positif ne disparaît évidemment pas de la société postmortelle ; ce qui s’efface en revanche, c’est son statut ontologique, c’est-à-dire son rôle fondamental dans l’édification de la culture, de l’ordre symbolique, qui donne sens à l’existence du monde » (p.187).

-La seconde substitue à l’impossible immortalité l’amortalité, soit le prolongement indéfini de la seule existence effectivement vivable. Alors, selon la percutante formule de Zygmunt Bauman : « l’eschatologie s’est définitivement dissoute dans la technologie » (cité p. 65).

Considérable révolution dans les mœurs et la pensée puisque les questions cruciales et existentielles qui relevaient de la métaphysique, sont désormais traitées concrètement et « positivement » par les biotechnologies, au point que des scientifiques ont pu créer l’Immortality Institute [sic !] lequel se donne tout bonnement pour mission de « combattre le fléau de la mort involontaire » et de « vaincre scientifiquement la mort » (p. 161, avec l’adresse du site internet de l’Institut).

Inutile de crier au délire puisque nous n’assistons jamais qu’à une ambition prométhéenne depuis longtemps annoncée, comme on l’a vu avec Francis Bacon, lequel ne passait pas exactement pour un grand délirant mais au contraire pour un savant de tout premier plan.

L’idéal de Perfectibilité n’a cessé de monter en puissance et, sous le nom de Progrès, postule explicitement le recul indéfini de toute limite, et partant de toute limitation à l’extériorisation du potentiel humain.

Céline Lafontaine nous rappelle que les déclarations transhumanistes les plus ahurissantes ne font que prolonger, soutenues par la puissance des technosciences et de la prochaine convergence NBIC, les espoirs des Lumières, comme l’atteste cette citation de Condorcet :

« Serait-il absurde, maintenant, de supposer que ce perfectionnement de l’espèce doit être regardé comme susceptible d’un progrès indéfini, qu’il doit arriver un moment où la mort ne serait plus que l’effet, ou d’accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales, et qu’enfin la durée de l’intervalle moyen entre la naissance et cette destruction n’a elle-même aucun terme assignable ? ».

(Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain, 1795, cité p.30).

Les prévisions progressistes du marquis furent largement confirmées par la statistique : d’une espérance de vie de trente ans à la naissance à la fin du XVIII°, on passe les 80 ans en 2010.

Mais, davantage que son recul, c’est surtout la conception de la mort qui doit retenir l’attention. Elle était la marque de notre inéluctable finitude. Le Memento mori servait aussi bien au stoïcien qu’au janséniste. Quelle que soit l’option philosophique, la mort s’y invitait en première instance, au titre de la condition humaine indexée à la conscience de se savoir mortel. Elle était la marque suprême du symbolique (au sens anthropologique du terme) pour autant que le symbolique ne se décrète pas, qu’il échappe à la maîtrise du sujet qui lui est soumis. On pourrait presque dire que le symbolique, ensemble des limites, est le corrélat de ce que les philosophes du grand siècle nommaient finitude. Désormais, elle n’apparaît plus que sous forme d’un scandale résiduel, celui du décès de « pauvres victimes d’un monde technologiquement sous-développé », incapable de transposer en temps utiles le secret de la salamandre (p.173).

J’ai fait état de deux conséquences majeures du « prolongévisme » amortel, le délitement du socle anthropologique de la culture et la foi rationaliste et positiviste dans le pouvoir faustien des technosciences, mais il y en aurait une troisième, sur laquelle se clôt d’ailleurs, ou peu s’en faut, l’ouvrage de Céline Lafontaine. S’interrogeant sur la filiation et l’inscription générationnelle dans ce véritable New Deal anthropologique, elle rencontre une nouvelle fois l’incontournable Christine Overall déclarant tout de go :

« Les personnes âgées n’ont pas d’obligation de mourir simplement pour laisser la place à un nouvel être humain » (p.220).

Auparavant, la Faucheuse ne leur demandait pas leur avis, mais, désormais, comme le soutiennent les transhumanistes, « tout le monde devrait être libre de prolonger sa vie […] Au même titre que l’euthanasie […], le prolongement de la vie constitue un droit humain fondamental » (p.184). Voilà donc advenu le temps de la mort volontaire, décrété, ou différée, voire refusée :

« Déconstruite et désymbolisée, la mort est devenue une affaire strictement individuelle et se décline sous forme de droit, et même de choix. » (id.)

Un mot du Voyage au bout de la nuit me revient en mémoire : « je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir ».

Mais ne plus « vouloir » mourir porte logiquement au comble l’exclusivisme narcissique :

« Quand la perspective de disparaître devient intolérable, le fait même de devenir parent, qui scelle le destin, ressemble quasiment à de l’autodestruction ».

         (Christopher Lasch cité p.220)

L’intolérable devenant technologiquement remédiable, alors :

« En éliminant la mort, il faut aussi éliminer la procréation car cette dernière est la réponse de la vie à la première ».

(Hans Jonas cité même page).

Remarques amplement confirmées par les analyses de Paul Yonnet & Marcel Gauchet, tout deux largement mis à contribution dans l’essai de Céline Lafontaine.

 

Lorsqu’après le temps des figures imposées, Faust a enfin le choix :

1)     Il choisit de ne pas mourir

2)     Il choisit de vivre sans descendance.

(Taux de fécondité 2009 des pays dits développés : 1,4 en Espagne, en Autriche, en Italie et au Japon, 1,35 en Allemagne et au Portugal, 1,6 en Russie …  seuil de reproduction : 2,1).

 

Epilogue :

Le chef de clinique Méphistophélès accueille Faust à l’Immortality Institute et lui prescrit un traitement très onéreux… indéfiniment prolongeable.



[1] Quand la ville dort de John Huston, 1950 (The asphalt jungle).

[2] (C'est du Bridge of Sighs de Thomas Hood, traduit par Baudelaire en avril 1865 que provient la citation qui sert de titre à ce poème. Edgar Poe avait déjà cité cette formule dans The Poetic Principle.)

 

[3] Céline Lafontaine, La société postmortelle, Seuil, 2008.

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14 janvier 2011 5 14 /01 /janvier /2011 09:39

Courte méthodologie pour la rédaction du commentaire de textes philosophiques.

 

 

Beaucoup de sites proposent une méthodologie de l’explication de textes philosophiques à l’usage des candidats aux baccalauréat et concours. Il suffit de lancer une recherche pour obtenir une averse de réponses. Sans vouloir vous dispenser de la dite recherche, je vous propose ci-après une réduction compilatoire de ce que j’ai trouvé de meilleur (vous pouvez consulter l’intégralité de l’original qui sert ici d’épine dorsale à cette adresse :

http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/data/artfr.xml ).

 

Traditionnellement, l’explication comporte trois parties : Introduction, Développement et Conclusion. Je ne vois aucune bonne raison de déroger à cette habitude. 

 

I.L'INTRODUCTION

L'introduction de votre explication doit de préférence être constituée des quatre étapes suivantes, dans l'ordre.


1)Thème
La première étape consiste à identifier le thème dont il est question sous un angle précis. Il s'agit de comprendre, de manière déterminée, de quoi parle exactement l’auteur. Les généralités sont à exclure et il importe de se pencher sur le texte dans sa configuration précise pour bien circonscrire le thème.


2)Problématique
La détermination du problème représente l'élément décisif de la démarche à l'oeuvre dans l'explication. Le problème désigne la difficulté centrale soulevée par un texte. Ce problème doit être dégagé car il n'est pas décelable immédiatement : de même que le problème ne se confond pas, dans une dissertation, avec la question posée, de même, dans le commentaire de texte, il s'agit de faire apparaître la question fondamentale que le philosophe a implicitement posée.

3)Thèse
Il ne s'agit pas ici de mettre en avant la doctrine générale de l'auteur. Il s'agit, au contraire, de déterminer la position du philosophe dans ce texte, ce qu'il a voulu démontrer dans un contexte précis, et qui prend sens généralement à travers l'idée générale et directrice, c'est-à-dire le contenu philosophique fondamental du texte.

Attention : La thèse, c'est-à-dire ce que le penseur veut démontrer dans l'extrait, ne doit pas être confondu avec le thème, ce de quoi parle le texte (un peu à la manière dont, au tribunal, on distingue « l’affaire », instruite par un magistrat idéalement neutre, du réquisitoire du procureur qui prend nettement position dans la dite affaire).

 


4)Plan du texte

L'introduction se clôt par l'énoncé du plan du texte, qui consiste dans la mise à jour du nombre de parties qu'il contient et du contenu (à la fois précis, mais bref) de chacune d'elles.

Un bon plan ne devrait sacrifier à aucun formalisme. Inutile donc de s’ingénier à exposer de façon fétichiste un plan en trois parties si la démarche du texte se scande plus volontiers en deux ou quatre étapes.

 

II.LE DEVELOPPEMENT

 

Il consiste, pour l’essentiel, à déployer le plan indiqué à la fin de l’introduction en privilégiant deux dimensions : l’organisation et la conceptualité.

 

Organiser
Expliciter la démarche organique du texte, découvrir son articulation, son organisation interne, notion absolument centrale, tel est l'objectif. Il ne s'agit pas de morceler le texte, de le diviser, et de comprendre la structure au moyen d'éléments disséqués sans aucun rapport les uns avec les autres. Ce qui importe, c'est d'expliciter un enchaînement et un mouvement, de mettre au jour une liaison véritable.

Il faut construire des liaisons et obéir à une organisation rigoureuse ; de même l'explication de texte vise à rendre manifeste l'enchaînement, les uns dans les autres, des éléments de réflexion. La mise en évidence d'un itinéraire, voilà ce qu'il faut rechercher. Pour cela, il faut suivre l'ordre du texte, et construire les différentes parties du développement en fonction des parties du texte (sauter une ligne entre chacune d'elles !)

 

Explicitation des concepts fondamentaux

Mettre au jour la démarche organique du texte, c'est d'abord définir les concepts fondamentaux présidant à cette organisation. La finalité de l'explication de texte philosophique est donc dépourvue d'ambiguïté : il s'agit de dégager et d'expliciter les concepts fondamentaux du texte, commandant son mouvement et son organisation. Il faut dégager des concepts de base possédant une signification particulière et détenant une fonction précise dans le texte. Bien évidemment, il ne suffit pas d'affirmer ce rôle majeur de tel ou tel concept, mais de souligner l'enchaînement de tel concept avec tel autre. Expliquer consiste à dégager l'articulation des concepts ou idées les uns par rapport aux autres.

Attention : les deux dimensions évoquées ne se substituent évidemment pas au plan mais le traversent !


Piège à éviter :

La paraphrase est à éviter absolument!Ce piège vous menace constamment. La paraphrase est une sorte de caricature de l'étude ordonnée et conceptuelle. Alors qu'il s'agit d'expliciter les concepts, de souligner leur organisation interne, leur articulation, leur signification réelle et dynamique dans la logique du raisonnement, la paraphrase, se contente d'opérer des développements verbeux et diffus, de répéter les mêmes termes interminablement sans en dégager le sens. La paraphrase est passive. L'explication est active et dynamique. A la stérilité de la paraphrase s'oppose donc la création intelligente du commentaire explicatif.

 

III.LA CONCLUSION

 

Elle fait d’abord une rapide récapitulation de la démarche du développement.
Ensuite elle prononce un jugement clair – ce qui n’empêche pas qu’il puisse être nuancé – sur la valeur de la réponse proposée par le texte au problème posé en introduction.
Il est bon (mais non indispensable), si vous en avez la possibilité, de terminer par une phrase qui mette en évidence une perspective ouverte par la thèse du texte.

En Philosophie, l’enquête est interminable. Pour cette raison, la conclusion demeure toujours provisoire et rien n’en rend mieux compte que le point d’interrogation d’une ultime question.

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6 décembre 2010 1 06 /12 /décembre /2010 10:56

Courtes réflexions sur le chapitre 3 (première partie) de La société du malaise de Alain Ehrenberg.

 

Le nom du philosophe Ralph Waldo Emerson revient souvent dans l’étude comparative d’Ehrenberg, notamment à la fin de la troisième partie consacrée à la crise de la self reliance, notion qu’on traduit généralement par « confiance en soi ». Elle représente probablement la fiction, l’élément central du mythe organisateur des valeurs de la société civile américaine et, en cela, elle mérite qu’on s’y attarde.

La notion d’opportunity est peut-être le corrélat de la self reliance dans la mesure où, si l’on suit Emerson, cette dernière implique une absence de limite, ou plutôt de limitation, qui définit l’ouverture aux possibles.

A l’image des grands espaces de l’Ouest, le champ des opportunités est ouvert. Il n’est pas limité non plus par le passé proche ou lointain.

Rapportée à cette fondamentale ouverture, l’opportunité se présente comme la définition même de la Liberté, et la self reliance comme le moyen, la capacité de la mettre en œuvre.

La conquête de l’Ouest, l’élan qui repousse toujours plus loin les limites, illustre l’épopée de la Self Reliance vers l’opportunité.

De ce point de vue, celui qui s’avance crânement, cent ans plus tard (les swinging sixties)  vers des horizons sans cesse renouvelés, qu’il s’adonne à la conquête de l’espace ou à l’addiction aux hallucinogènes, ne fait qu’expérimenter les opportunités délivrées par un nouvel « espace » d’expérience (Space out). Il repousse la limite vers une new frontier, laquelle, comme l’horizon, recule indéfiniment au fur et à mesure qu’on s’en approche.

 L’esprit pionnier, celui d’un « moi sans contrainte » saisissant des opportunités, par son idéal d’authenticité, vient toutefois désarticuler l’union des trois composantes qui scelle le pacte social de l’american way of life et que Ehrenberg rappelle à satiété :

Indépendance-compétition-coopération.

En fait, la coopération ne s’exerce jamais qu’au sein du groupe restreint, elle privilégie l’association sur la Société, la relation sur le lien.

Nombre de pages d’Emerson et de son ami Thoreau paraîtront très antisociales (mais non misanthropes), avec leur idéal du pionnier solitaire qui n’a affaire, occasionnellement, qu’à ceux de sa sorte, instaurant un hiatus entre l’urbanité et les « espaces ». Deux Amériques, donc, qui prétendent n’en faire qu’une. Nous pourrions avoir recours au concept de montage qui définit la notion de mythe adéquat dans les travaux de Pierre Legendre. Le montage articule efficacement, quoique mystérieusement, des valeurs symboliques hétérogènes (par exemple le Droit romain et la théologie chrétienne dans la civilisation européenne). Je crois que l’autonomie à l’américaine rassemblant indépendance et coopération est l’un de ces montages. De fait, tout au long de son étude, Ehrenberg cherche à expliquer comment indépendance et coopération peuvent se concilier, en dépit de leur apparente antinomie, soit la fusion improbable du pionnier et du citadin.

 Mais, dans le triptyque Indépendance-compétition-coopération, le dernier terme est à comprendre comme le vivre-ensemble des petits agrégats de proximité : l’association, la famille, le quartier, l’équipe, jamais comme l’appartenance solidaire à la société américaine dans son ensemble (the great Society). L’absence du grand ensemble social (le peuple, la nation) limite la solidarité et exacerbe le grand consensus US : l’individu libre et moralement  responsable, ce qui fait dire à Ehrenberg : « la moralité est le concept social américain dont l’équivalent français est l’Etat » (p.131). Mais « moral » signifie ici essentiellement : responsable de soi, au sens où étant propriétaire de moi-même, je ne puis me défausser sur un tiers de l’état de ce bien qui n’incombe qu’à moi.

Je fais l’hypothèse peu risquée que l’ère du pionnier solitaire étant largement révolu (y compris dans l’usage des stupéfiants de la génération des beatniks et des hippies, les précurseurs psychédéliques cédant la place aux simples consommateurs) le grand mythe de l’indépendance individuelle, de la liberté, de l’autonomie se vide de tout contenu actualisable : il n’y a plus d’espace à conquérir, ni extérieur ni intérieur, et c’est pourquoi l’individu du modèle américain se voit condamné au narcissisme, cette forme vide et avide de la personnalité, remplaçant la stimulation de l’individualisme compétitif par l’individualisme des affects (p.115).

Il s’agirait d’une personnalité socialement induite, d’une psychopathologie d’époque, socialement dominante, comme pouvait l’être l’hystérie dans la Vienne 1900. Je laisse ces considérations largement inspirées de Christopher Lasch puisque nous les reprendrons le mois prochain.

Je voudrais par contre insister sur l’héritage d’Emerson qui a fait récemment un retour remarqué dans les milieux universitaires et éditoriaux, aussi bien aux Etats Unis qu’en Europe. On se souvient d’un essai de Jean Pierre Lebrun intitulé Un monde sans limite, essai d’une clinique psychanalytique du social, où états limites et narcissisme allaient de pair. Je ne crois pas exagéré de dire que ce monde sans limite est déjà largement celui décrit par Emerson, celui du « rêve américain »  (qui n’est pas du tout l’american way of life et en serait plutôt la subversion anticipée comme la contre-culture US le montre bien ; qu’on pense à London ou Kerouac, à Easy rider, Thelma & Louise, Into the Wild plus récemment…et tant d’autres exaltant l’aventure de la route, la fuite en avant), rêve américain dont, peut-être, d’une certaine façon, le narcissisme est la forme énuclée, évidée, épuisée et trop tard venue, résidu imaginaire de la plénitude ambulatoire du pionnier, bref, nostalgie de l’espace comme ensemble d’opportunités sans cesse renouvelées. C’est pourquoi l’empowerment, le renforcement capacitaire a peu de chances de rencontrer le succès, car ce sont moins les capacités individuelles qui font défaut que les opportunités où elles trouveraient à s’employer. Le monde est plein, saturé, la surproduction faisant image paradigmatique (songez aux étranges images de ces immenses parkings de véhicules et d’avions invendus). La devenue mythique route 66 n’est plus qu’un vestige indiqué par une pancarte sur des tronçons d’asphalte défoncé. Raison pour laquelle le retour de l’individu sur lui-même, sur sa propre « responsabilité morale » rend nécessaire des « opportunités artificielles » que regroupe la self help sous la forme d’organismes pourvoyeurs d’aide à l’autonomie.

 

Self help.

La thématique de l’estime de soi, de la confiance en soi est devenue, comme on dit, porteuse (plusieurs dizaines de titres en français ces dernières années).

Ce succès n’est pas que livresque, il implique, aux USA quantités d’associations, de groupes et de sociétés labellisées vendant programmes, stages et méthodes visant à retrouver ou à renforcer :Self-esteem, self-confidence, self-trust, self-reliance….

A titre d’exemple je vous livre cet encart trouvé sur le net d’une association nommée : The Option Institute :

 « La foi optimale en vous-même vous indiquera comment hausser le volume de votre voix intérieure…En cinq jours …vous vous débarrasserez des jugements sur vous-même et des anxiétés qui vous empêchent d’entendre cette voix intérieure et de vivre la vie que vous souhaitez. Vous apprendrez à croire en vos choix avec une absolue confiance en vous – même face à l’adversité ».

Je crois que nous avons là, déjà, en quelques mots, un des traits essentiels de la notion telle qu’elle se présente dans la culture contemporaine. La confiance en soi est d’abord l’écoute de la voix intérieure, écoute qui suppose l’éradication du jugement qui la recouvre. Se faire confiance c’est ne pas (se) juger. Soit, de façon assez étonnante, tout le contraire de la réflexivité morale qui prévalait dans le Kantisme.

Cette voix intérieure n’est plus du tout  « la voix terrible de la conscience », celle justement, qui juge, mais celle de la spontanéité dont Emerson faisait l’indice de l’authenticité.

Allons y voir de plus près.

A cet effet, je vous propose quelques extraits de l’essai d’Emerson. Self Reliance paru en 1841 :

 « La terreur qui nous détourne de la confiance en soi, c’est notre cohérence, la déférence envers nos actes et nos paroles passées. »

Ce qui est fait est fait. Il y a prescription pour ce que j’ai commis jadis ou naguère. Déculpabilisation. Or, on le sait, la culpabilité fait limite.

 

“Live ever in a new day”,  vivez au jour le jour, vivez constamment dans un nouveau jour.

Dissipation de l’hier, on ne vit qu’au présent, présentisme qui annonce un trait contemporain.

« Une grande âme n’a tout simplement rien à faire avec la cohérence […]. Dîtes ce que vous pensez maintenant, en mots crus, et demain dîtes ce que demain pense en mots tout aussi crus, bien qu’ils contredisent tout ce que vous dîtes aujourd’hui. »

La confiance en soi passe donc par la récusation de la cohérence comme continuité personnelle, la première personne se conjugue toujours au présent. Je suis seulement ici et maintenant, nullement responsable du révolu, de l’inactuel.

 

“When we have new perception, we shall gladly disburden the memory of its hoarded treasures as old rubbish.”

« Quand nous percevons quelque chose de nouveau, déchargeons joyeusement notre mémoire de ces trésors amoncelés, ce ne sont que vieilles ordures. »

.

L’essai Self Reliance commence de façon très significative par la mise en exergue de l’adage romain : Ne te quaesiveris extra, « ne te cherche pas hors (de toi) ».

« Society everywhere is in conspiracy against the manhood of every one of its members.[…]. The virtue in most request is conformity. Self-reliance is its aversion. It loves not realities and creators, but names and customs.”

“Partout la société conspire contre l’humanité de chacun de ses membres […] La vertu qu’elle requière est le conformisme. La confiance en soi en est l’aversion… »

 « Celui qui veut être un homme doit être un non-conformiste »

Non-conformisme qui n’a rien à voir ici avec le dandysme, le “plaisir aristocratique de déplaire”, mais qui exprime une nature, « ma nature » ; et peut-être a-t-on là le germe d’une pensée innéiste dont une certaine Amérique prosélyte se délecte aujourd’hui : le Bien et le Mal sont inhérents au sujet :

… « qu’ai-je à faire des traditions sacrées si je vis pleinement de l’intérieur? –Mais ces impulsions peuvent venir d’en bas, et non d’en haut. - …si je suis l’enfant du démon, et bien je vivrai de façon démoniaque. Aucune loi ne peut m’être sacrée que celle de ma nature ».

Passage remarquable qui nie toute perplexité, tout problème lié à la réflexivité d’une conscience. Les « impulsions » ne sont pas à débattre ni à combattre, elles sont l’expression de ma nature propre, la donne imposée par la Providence. Aussi suis-je bon ou mauvais par nature et ne puis-je qu’exprimer cette nature par mes actes.

 

“I shun father and mother and wife and brother, when my genius calls me. I would write on the lintels of the door-post, Whim.”

« Lorsque mon génie m’appelle, je chasse père et mère et épouse et frère. J’écrirais volontiers au linteau de ma porte : Caprice. » (on peut traduire aussi par lubie, fantaisie, coup de tête, foucade, tocade) »

Soyez vous-même et n’imitez jamais (« I must be myself…insist on yourself, never imitate »).

 

There are no fixtures in nature. The universe is fluid and volatile…”

« Rien n’est installé (fixé) dans la nature… ». Cette fluidité caractérise l’aspect majeur des sociétés contemporaines selon le sociologue Zygmunt Bauman, auteur de La vie en miettes : Expériences postmodernes et moralités (La vie liquide 2006, L’amour liquide : de la fragilité des liens entre les hommes 2004).

“The only sin is limitation” ; Seule la limite peut-être imputée à faute.

 “Power is in nature the essential measure of right. Nature suffers nothing to remain in her kingdoms which cannot help itself. […] the self-sufficing, and therefore self-relying soul.”

« Dans la nature, la puissance est le critère essentiel du droit. La nature ne peut supporter que subsiste en son royaume ce qui ne peut s’aider soi-même….l’âme auto-suffisante et donc confiante en elle-même ».

“At the name of society, all my repulsions play, all my quills rise and sharpen (Lettre à Margaret Fuller, 1840).”

« Au seul nom de société, toute ma répulsion s’émeut, toutes mes piques se dressent et pointent ».

“No law can be sacred to me but that of my nature…the only right is what is after my constitution, the only wrong what is against it.”

« Aucune loi ne m’est sacrée hormis celle de ma nature…le seul droit est celui de ma constitution, le seul tort (dommage), celui qui la contredit ».

 

“Nature hates calculators; her methods are saltatory and impulsive. Man lives by pulses …the mind goes antagonizing on, and never prospers but by fits. We thrive by casualties. Our chief experiences have been casual…”

« L’homme vit par impulsions…l’esprit ne va que par antagonisme et ne prospère que par saccades. Nous prospérons par accidents. Nos principales expériences sont fortuites  ».

On retrouve là, dans ces accès, crises et soubresauts la démarche créative et chaotique qui progresse et s’affirme dans l’exécration de la cohérence (consistency) et fait confiance aux impulsions. L’accidentel, le contingent, sous l’apparent désordre de la rencontre souvent contrariée du caractère et de l’opportunité, permettent seuls l’expression de l’authenticité. Il nous faudra garder ces fortes pages en mémoire pour aborder la question de La culture du narcissisme, psychopathologie culturelle qu’explique en grande partie le déclin réel et le maintien imaginaire du self américain (le livre de Christopher Lasch auquel nous consacrerons la prochaine et dernière séance, porte en sous-titre programmatique : « La vie américaine à un âge de déclin des espérances »).

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17 novembre 2010 3 17 /11 /novembre /2010 15:38

De La règle du je à la plainte du Self

 

Je vous livre quelques notes rapidement rapetassées sur notre dernière séance en vue de la prochaine.

 

Chloé Delaume insiste sur une « parole performative : « je dois m’inscrire sans cesse pour me faire advenir ». Suivent une citation de Judith Butler et cette définition de l’autofiction :

« réappropriation de sa vie par la langue = mon Je est politique ».

A la même page (81), la fictionneuse rassemble l’essentiel de ses considérations sous le terme empowerment qui « désigne la prise en charge de l’individu par lui-même ». Traduction, que personne probablement ne retiendra en raison de sa rugosité jargonneuse : encapacitation.

L’autofiction comme empowerment donc. Ehrenberg en propose cette définition (p.324) :

« …s’occuper des gens en renforçant leurs capacités personnelles : il s’agit de les aider à s’aider eux-mêmes, en augmentant la confiance en soi (self-reliance). C’est le choix fait par les Américains. La clinique psychosociale est un empowerment à la française… »

Je reviendrai plus tard sur cette notion capitale de self-reliance, au fondement de la culture et de la philosophie américaine.

On a affaire à une sorte de constellation d’époque qui tourne autour de quelques grandes étoiles de première magnitude dont le self serait la plus importante. C’est lui qu’il faut aider, renforcer, encapaciter. D’où une sorte de mécanisme dynamique à deux temps symbolisé par l’autonomie d’une part et la psychothérapie de l’autre, où pour personnifier ces positions alternatives et complémentaires, l’entrepreneur (de soi-même) et le thérapeute. Le premier exerce sa confiance en soi, le second la lui restaure lorsqu’elle s’épuise.

La société du malaise semble contredire le constat postmoderne de la fin des grands récits. Il n’y aurait plus que des petits récits narcissiques dont l’autofiction serait l’illustration hyperbolique.

Non pas, nous dit l’auteur : il nous reste le grand roman du déclin, du déclin de l’autonomie.

Il en existe deux versions, l’une française, qui prend la forme de la désinstitutionnalisation, l’autre US qui décrit l’effondrement du self.

Le grand intérêt d’une étude comparative des deux versions tient au traitement différencié du même problème : celui de l’autonomie.

Dans les deux cas, elle réfère à la double composante de l’objet de la psychosociologie : l’individu social (syntagme antinomique pour la philosophie française mais fondement même de l’américaine pour qui un individu est quelqu’un qui s’affirme dans une réussite nécessairement sociale).

Avec l’autofiction, nous sommes au carrefour de la psychanalyse (Fils se veut la retranscription de séances analytiques, et la plupart des autofictionneurs sont analysés), de l’identité personnelle et des processus sociaux de subjectivation.

Chloé Delaume p.66 :

« travailler sur l’intime parce que… le privé est politique ».

La raison de cette perméabilité de l’intériorité personnelle à l’extériorité politique n’est pas sans évoquer Deleuze :

« Il n’y a pas de psychologie mais une politique du moi parce que j’entretiens des rapports de pouvoir avec moi-même…. » (je cite de mémoire un passage de l’opuscule dédié à François Châtelet : Périclès & Verdi).

Michel Foucault préciserait : des rapports de pouvoir, pour autant que je suis traversé et tissé, en moi-même et au plus profond, de motions conflictuelles, de domination et de résistance.

Mais la question du moi, du sujet, de la personne, de l’individu, prend une tournure décisive avec l’ascendant culturel US parce que le self procède d’une autre tradition que le moi-sujet hérité de Descartes.

Avec l’empowerment, on passe d’une problématique du sujet à une problématique du self, d’une métaphysique à un empirisme.

Le clivage Public/Privé est au cœur des philosophies du sujet (« le maire et Montaigne ont toujours été deux »), le moi du for interne n’est pas le moi social du theatrum mundi. Or, justement, la frontière entre intimité et socialité disparaît dans la notion de self, tout simplement parce que, bien loin de se distinguer et de s’affranchir des institutions dans quelque tour d’ivoire, le self EST une institution, il est même l’institution par excellence et la première de toutes, comme nous l’explique longuement Ehrenberg.

Pour comprendre comment le self peut avoir statut d’institution, il faut sans doute déjà se défaire de la conception française des monuments macro-institutionnels d’Etat (Justice, santé, école…) et considérer la leçon de l’anthropologue Marcel Mauss (1901, cité p.252) :

Est institution toute forme sociale qui précède l’action de l’individu et s’impose à lui, à commencer par le langage et ses usages, bien évidemment.

Ce rappel relativise déjà complètement l’opposition du sujet (privé) aux institutions (publiques) puisque l’adhésion ou l’introjection de « préjugés » et d’ « usages » font institution au sein même du psychisme. Conséquence : « Personnalité et institution ne sont plus des concepts antonymes » (240).

On pourrait y voir, je laisse cela à votre réflexion, une victoire culturelle de l’egopsychologie anglo-américaine, contre laquelle Lacan a tant vitupéré, sur la psychanalyse porteuse de toute la tradition philosophique continentale, à laquelle Michel Onfray tente de porter le énième coup de grâce.

Tout cela se jouant sur l’arrière fond historique du déclin en France, d’un « Etat instituteur du social » et du primat aux USA de la société civile sur l’Etat fédérateur. En France on manifeste pour demander à l’Etat toujours plus, et aux USA, toujours moins !

La France hérite des institutions romaines revues et corrigées par l’Eglise puis laïcisées par la République. Les USA sont marqués du sceau originel de la Réforme protestante dans une de ses versions les plus radicales : le puritanisme, lequel fait de la morale intrasubjective et de l’examen de conscience la seule institution légitime. Ehrenberg nous rappelle opportunément que « tout puritain éduqué tenait un journal » (39), et que celui-ci consistait essentiellement en une « jérémiade » autour de la question terrible entre toutes de la Grâce : sauvé ou damné ? Et de rechercher dans une inquiétude dynamique des indices de l’alternative.

 

·        Repères de quelques occurrences de la notion de self dans le livre d’Ehrenberg :

Self pp.30-31

Self-reliance pp.118, 343

Self helpp.126

 

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3 novembre 2010 3 03 /11 /novembre /2010 19:33

     DÉMOCRATIE ET NATURE HUMAINE (1)     par John Dewey

   Ce n’est pas par hasard que l’intérêt croissant porté à la nature humaine a coïncidé historiquement avec la revendication des droits politiques du  peuple contre ceux d’une classe supposée ordonnée par Dieu ou la nature   pour exercer le pouvoir. La pleine portée de cette connexion entre l’affirmation de la démocratie en matière politique et la conscience nouvelle de la nature humaine ne peut en effet être saisie sans faire retour sur l’arrière- plan historique contre lequel elle s’est opérée. Les institutions sociales et politiques étaient alors certes considérées comme l’expression de la nature, mais en aucun cas de la nature humaine. Il faudrait ainsi consacrer un exposé théorique à la longue histoire de l’idée des lois de la nature, d’Aristote aux stoïciens jusqu’aux rédacteurs de la jurisprudence moderne aux XVIe et XVIIe siècles. L’histoire de cette idée et de la substitution, au XVIIIe siècle, des droits naturels à la loi naturelle constitue l’un des chapitres les plus importants   de l’histoire morale et intellectuelle de l’humanité. Mais approfondir cette histoire nous éloignerait trop de la question qui nous occupe ici. Je me contenterai donc de rappeler que le respect de la nature humaine en tant   que source de la légitimité des institutions politiques est relativement récent dans l’histoire européenne. Lorsque cette idée surgit, elle marqua une rupture quasi révolutionnaire avec les théories antérieures des fondements du   pouvoir politique, de la citoyenneté et de l’obéissance. Cette rupture paraît   d’ailleurs d’autant plus radicale que la différence fondamentale entre les gouvernements anciens, même républicains, et les gouvernements démocratiques modernes repose sur la substitution de la nature humaine à la   nature cosmique comme fondement de l’ordre politique. En fait, comme   nous le verrons, les incessants changements qui se sont opérés au sein de   la théorie démocratique résultent d’une théorie inadéquate de la nature   humaine et de ses éléments constitutifs dans leur relation aux phénomènes sociaux. L’exposé qui suit se présente comme un drame en trois actes, dont le dernier est encore inachevé; il se joue toujours et nous en sommes les protagonistes. Le premier acte, pour autant qu’il est possible d’en raconter brièvement l’intrigue, met en scène une simplification unilatérale de la nature humaine, mobilisée pour justifier le mouvement politique qui débute au XVIIIe  siècle. Le deuxième acte raconte la mise en cause de cette théorie et des pratiques qui s’y rattachent, cette théorie étant rendue responsable de   l’anarchie morale et sociale, cause de la dissolution des liens sociaux qui   unissent les hommes au sein d’une totalité organique. Dans le troisième acte,   qui se joue en ce moment, il s’agit de retrouver la dimension morale de la connexion entre nature humaine et démocratie en des termes plus concrets, adéquats aux conditions présentes, et affranchie de l’approche trop unilatérale exposée dans le premier acte. […]  

 HOMO ŒCONOMICUS : LA NATURE HUMAINE SELON L’INDIVIDUALISME LIBÉRAL CLASSIQUE

   C’est en fait dans l’économie politique que l’on trouve la formulation   de cette première perspective, la plus influente en pratique. C’est elle qui a fourni l’épine dorsale de l’économie du laisser-faire et du libéralisme politique anglais qui s’est développé en combinaison avec cette doctrine économique. Même si cette conception particulière des motivations humaines comme facteurs explicatifs des phénomènes sociaux et comme fondements de toute politique sociale cohérente ne nous est pas parvenue sous l’étiquette de psychologie, il s’agit bien, en tant que théorie de la nature humaine, d’une  conception psychologique. Ainsi, c’est en ces termes – psychologiques – que nous est encore aujourd’hui présentée cette idée d’une connexion intrinsèque et nécessaire entre démocratie et capitalisme. C’est en effet en raison de la croyance en une certaine théorie de la nature humaine que démocratie et capitalisme sont présentés comme des siamois, si bien que s’attaquer   à l’un, c’est menacer la vie de l’autre.  On doit à John Stuart Mill, dans sa Logique, la formulation classique de ce point de vue qui suggère d’expliquer les phénomènes sociaux par des   phénomènes psychologiques – formulation qui apparut probablement quasi axiomatique lorsqu’elle fut proposée.  « Tous les phénomènes sociaux sont des phénomènes de la nature humaine  […] Si donc les phénomènes de la pensée humaine, du sentiment humain et de l’action humaine sont soumis à des lois fixes, les phénomènes sociaux   ne peuvent que se conformer à de telles lois. »   Et encore :  « Les lois qui régissent les phénomènes sociaux sont et ne peuvent être que   les lois des actions et des passions des êtres humains unis dans l’état social. »   Puis, afin d’énoncer en conclusion qu’en raison du fait que les hommes   sont « unis dans l’état social », il n’y a pas de différence à établir entre les   lois individuelles et les lois sociales, il ajoute :   « Les êtres humains en société n’ont pas de propriétés autres que celles qui   dérivent des lois individuelles et peuvent se résoudre à celles-ci. » Cette référence à l’« homme individuel » rend manifeste la nature des simplifications qui sont au cœur des conceptions particulières de cette école et des mesures politiques qu’elle préconisait. Les hommes qui exprimaient et développaient cette philosophie dont la méthode fut résumée par Mill  étaient en leur temps des révolutionnaires. Ils voulaient libérer un certain groupe d’individus – ceux impliqués dans les formes nouvelles de l’indus-   trie, du commerce et de la finance – des entraves héritées du féodalisme et attachées par coutume et par intérêt à une puissante aristocratie foncière. S’ils n’apparaissent plus aujourd’hui comme des révolutionnaires, travaillant  à transformer la société non par la force mais en modifiant l’opinion des   hommes, c’est parce que leurs conceptions sont désormais celles des  conservateurs dans tous les pays industrialisés. Ce qu’ils tentèrent de faire, c’est avant tout de justifier, en formulant   théoriquement quelques grands principes, le succès des orientations que les révolutionnaires d’aujourd’hui nomment « le capitalisme bourgeois » et  visent à renverser. La psychologie en question n’est certes pas celle que l’on   trouve de nos jours dans les manuels. Néanmoins elle exprimait les idées individualistes qui animaient les théories économiques et politiques des radicaux à cette époque. Son « individualisme » a fourni l’arrière-plan d’une   très grande partie de la psychologie d’aujourd’hui – même la plus technique –, à l’exception de celle qui, dans une perspective davantage inspirée   de la biologie et de l’anthropologie, s’est engagée dans d’autres voies. À   son origine, il ne s’agissait pas d’une doctrine livresque lors même qu’elle   était consignée dans des livres. Ces livres n’étaient que le développement des idées qui étaient au cœur des campagnes électorales et présentées sous  la forme de lois destinées à être adoptées par le parlement.

    NATURE HUMAINE ET NATURALISATION :   L’EXEMPLE DE LA MÉTHODE PLATONICIENNE  

 Avant de m’engager dans des analyses plus détaillées, je voudrais revenir à un argument présenté plus haut. Toute conception populaire de la nature humaine à un moment donné n’est que le reflet des mouvements sociaux qui soit ont réussi à s’institutionnaliser, soit manifestent leur opposition aux  forces sociales dominantes et, partant, ont besoin d’une formulation intellectuelle et morale afin de renforcer leur pouvoir. On dira que je vais un peu loin si je rappelle la méthode employée par Platon pour déterminer les éléments constitutifs de la nature humaine. La bonne méthode, disait-il, consiste à prendre en considération la version de la nature humaine qui peut se lire à livre ouvert dans l’organisation de la société plutôt que de tenter de l’extirper des tréfonds obscurs de l’individu. Ainsi, s’appuyant sur l’organisation sociale qui lui était contemporaine, Platon en déduisait que, puisque la   société est formée d’une classe laborieuse travaillant pour satisfaire les appétits de chacun, d’une classe militaire fidèle jusqu’à la mort aux lois de l’État et d’une classe de législateurs, l’âme humaine devait être composée d’une part, d’appétits de base, d’autre part, d’impulsions spirituelles et généreuses – s’élevant au-delà des jouissances personnelles alors que les appétits se limitent à leur propre satisfaction immédiate – et enfin, de la raison   qui en constituerait le pouvoir législatif. Ayant découvert ces trois éléments dans la composition de la nature  humaine et faisant retour à l’organisation sociale, il n’avait aucune difficulté  à prouver qu’il y avait une classe qu’il fallait contrôler et diriger par des   règles et des lois imposées d’en haut – car sinon elle agirait sans limites et   détruirait, au nom de la liberté, l’ordre et l’harmonie –, une autre classe   dont les inclinations favorisaient l’obéissance et la loyauté à la loi ainsi que   l’adoption des croyances les plus justes – bien qu’elle fût par elle-même   incapable de découvrir les fins dont les lois sont dérivées, et, au sommet,  dans toute organisation bien ordonnée, le gouvernement dont la qualité morale   essentielle était la raison, convenablement formée grâce à l’éducation. Il serait difficile de trouver une meilleure illustration du fait que tout  mouvement prétendant découvrir les causes et les fondements psychologiques des phénomènes sociaux constitue en fait un mouvement inverse, un mouvement qui en réalité transpose les tendances sociales en vigueur   dans la structure de la nature humaine pour expliquer ainsi les choses mêmes   dont elles sont déduites. Il était donc « naturel » pour les hommes qui reflétaient le mouvement nouveau de l’industrie et du commerce d’ériger les   appétits – traités par Platon comme une sorte de mal nécessaire – en pierre   angulaire du bien-être et du progrès social. Quelque chose du même genre   se retrouve aujourd’hui lorsque l’amour du pouvoir est mis en avant pour   jouer ce rôle de « motivation » dominante, accordé il y a un siècle à l’intérêt personnel. Si je mets ce terme entre guillemets, c’est pour la raison qui   vient d’être donnée. En effet, ce que l’on nomme « motivations » constitue   en fait un ensemble complexe d’attitudes façonnées par certaines conditions   culturelles, plutôt que de simples éléments constitutifs de la nature humaine.   Lors même que nous en appelons à des tendances ou des impulsions qui constituent effectivement des éléments authentiques de la nature humaine, nous nous rendons compte, à moins d’avaler toute crue quelque opinion courante, que par elles-mêmes, celles-ci n’expliquent rien quant aux phénomènes sociaux. Car elles ne produisent de conséquences que pour autant qu’elles  sont formées en dispositions acquises par interaction avec les conditions culturelles ambiantes.

 L’ANTHROPOLOGIE DE HOBBES ET SON RENVERSEMENT LIBÉRAL

   Hobbes peut être ici convoqué à la barre des témoins. Il fut en effet le  premier des modernes à identifier « l’état de nature » et ses lois – l’arrière-plan classique de toutes les théories politiques – avec l’état brut et dépourvu d’éducation de la nature. Selon Hobbes « nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales de querelle. Premièrement, la compétition [la rivalité], deuxièmement la méfiance, troisièmement la gloire. La première fait prendre l’offensive aux hommes en vue de leur profit; la seconde, en vue de leur sécurité; la troisième, en   vue de leur réputation. Dans le premier cas, ils usent de la violence pour se   rendre maîtres de la personne d’autres hommes, de leurs femmes, de leurs  enfants, de leurs biens; dans le deuxième, pour défendre ces choses; dans   le troisième, pour des bagatelles – par exemple, pour un mot, un sourire, une   opinion qui diffère de la leur ou quelque autre signe de mésestime, que celle-   ci porte directement sur eux-mêmes ou que, adressée à leur parenté, à leurs   amis, à leur nation, à leur profession, à leur nom, elle rejaillisse sur eux ». Que les qualités mentionnées par Hobbes existent réellement dans la nature humaine et qu’elles puissent engendrer des « querelles », c’est-à-dire des conflits et des guerres entre États et la guerre civile à l’intérieur d’une nation – et tel était bien l’état chronique des sociétés lorsque Hobbes vivait –,  personne ne saurait le nier. Jusqu’ici, le tableau que brosse Hobbes de la psychologie naturelle qui empêche l’état de sécurité requis par les nations civilisées montre beaucoup plus d’intuitions que bien des tentatives faites   aujourd’hui d’énumérer les traits de cette nature humaine brute supposés déterminer les phénomènes sociaux. Hobbes pensait que l’état naturel des hommes était celui d’une guerre de tous contre tous, l’homme étant naturellement un « loup » pour l’homme. L’intention de Hobbes était ainsi de glorifier les relations délibérément instituées par les hommes, de glorifier les lois, les règles contraignantes qui doivent régir non pas les actions   réfléchies mais les impulsions et les idées qui conduisaient les hommes à élever certaines choses au rang d’idéaux ou de biens absolus. Hobbes concevait cette autorité sous les auspices d’un souverain politique. Néanmoins,  il serait dans l’esprit de sa pensée de la concevoir comme la glorification de la culture face à la nature humaine brute – et plus d’un auteur a souligné la ressemblance entre son Léviathan et l’État totalitaire nazi. Plus d’un parallélisme instructif peut être tracé entre la période où vivait Hobbes et la période actuelle, notamment en ce qui concerne l’insécurité et les conflits entre nations et classes. Toutefois, le point pertinent ici est  que les éléments que Hobbes désignait comme étant la cause des désordres qui rendent la vie du genre humain « animale et dégoûtante » constituent les « motivations » mêmes qui ont été désignées par d’autres comme la  cause d’effets sociaux bénéfiques, à savoir l’harmonie, la prospérité, le progrès indéfini. La position adoptée par Hobbes sur la compétition, identifiée à l’amour du gain, fut complètement renversée par la philosophie sociale  anglaise du XIXe siècle. Au lieu d’être considérée comme le ferment de la guerre, la compétition fut prise pour le moyen grâce auquel les individus pouvaient trouver l’occupation à laquelle ils étaient le mieux adaptés, grâce auquel les consommateurs pouvaient acquérir les biens qui leur étaient   nécessaires au meilleur prix. Bref, pour un moyen par lequel un état parfait d’interdépendance et d’harmonie pouvait être atteint, pourvu que la compétition puisse se déployer librement, sans restriction « artificielle ». Aujourd’hui encore, on ne compte plus les articles et les discours affirmant que nos problèmes économiques sont dus à l’interférence de l’État,  qui viendrait troubler les effets bénéfiques de la compétition individuelle en vue du profit.

   LA PRÉTENDUE IMMUABILITÉ DE LA NATURE HUMAINE :   UTILITARISME, CAPITALISME ET DÉMOCRATIE   

 En faisant ainsi allusion à ces deux conceptions très différentes de cet élément constitutif de la nature humaine, il ne s’agit pas de trancher en faveur   de l’une ou de l’autre. Ces deux conceptions sont coupables de la même   erreur. En elle-même, l’impulsion (ou quelque nom qu’on lui donne) n’est socialement ni malfaisante ni bienfaisante. Sa signification dépend des conséquences effectivement produites, et celles-ci dépendent à leur tour des conditions dans lesquelles cette impulsion agit et avec lesquelles elle interagit. Ces conditions sont établies par la tradition, par la coutume, par la loi, par   les formes d’approbation et de désapprobation publiques, bref par tous les éléments qui constituent l’environnement. […] La prétendue immuabilité   de la nature humaine ne saurait être admise. En effet, alors que certains   besoins de la nature humaine sont constants, les conséquences qu’ils produisent – en raison de l’état existant de la culture, de la science, de la morale,   de la religion, de l’art, de l’industrie, du droit, etc. – agissent en retour sur les éléments originels de la nature humaine et leur donnent des formes nouvelles. La structure d’ensemble se voit ainsi profondément modifiée. À l’évidence, il est vain d’en appeler exclusivement à des facteurs psychologiques tant pour expliquer ce qui est que pour décider d’une politique quant à ce qui devrait être. Néanmoins, si cette évidence n’est pas la chose la mieux partagée au monde, c’est en raison du fait que cet appel se présente comme un expédient commode pour « rationaliser » telle politique  proposée pour d’autres raisons par quelque groupe ou faction. […] La discussion jusqu’ici avait pour objet de faire ressortir deux principes. Le premier est que les opinions sur la nature humaine qui deviennent populaires à un moment donné de l’histoire dérivent généralement de tendances   sociales, que celles-ci s’imposent effectivement dans les faits ou qu’un groupe spécifique considère qu’elles doivent devenir dominantes – qu’il s’agisse par exemple, de la raison législative chez Platon ou de l’amour du   gain et de la compétition chez les économistes classiques. L’autre principe   est que la référence à des éléments constitutifs de la nature humaine, même   si ces derniers existent réellement, n’explique aucun phénomène social d’aucune sorte et ne fournit aucun critère, aucune orientation quant aux politiques à adopter. Cela ne signifie pas pour autant que la référence à de tels éléments ne relèverait nécessairement que d’une « rationalisation », dissimulant une perspective apologétique. Cela veut dire que, lorsqu’elle est proposée à toute fin pratique, elle a une portée morale et non psychologique.  Car, qu’elle soit mise en avant pour maintenir le statu quo ou pour produire des changements, elle est l’expression d’une évaluation normative et d’un but déterminé par un jugement de valeur. […] L’utilitarisme avait ainsi recours à l’idée selon laquelle le plaisir et la peine constituent les seuls déterminants de l’action humaine pour promouvoir une théorie systématique de la législation, de la procédure judiciaire et pénale. Et selon cette théorie, le droit avait pour objet d’assurer le plus grand bonheur du plus grand nombre. Dans une perspective pratique, l’analyse   des événements sociaux sur la base de la libre manifestation des désirs individuels fut employée pour justifier, par une active propagande, un régime économique de libre concurrence ainsi que toutes les mesures politiques et   juridiques adaptées à ce type de régime. La croyance au caractère général   de la prétendue « force » à l’œuvre rendait ainsi inutile de suivre au plus   près les événements réels afin de vérifier cette théorie. […]  Revenons à cette philosophie sociale qui associe le régime économique régi par la soif de profit individuel aux conditions essentielles de l’établissement d’institutions libres et démocratiques. Il n’est pas nécessaire de  remonter à la formulation classique de cette théorie chez les libéraux anglais adeptes du laisser-faire. En effet, en dépit du discrédit que les événements   ont jeté sur cette philosophie, les efforts déployés chez nous pour établir   une soi-disant régulation sociale des activités économiques ont conduit à   une résurgence de cette théorie sous sa forme la plus crue. On n’a pas besoin de souscrire aux mesures de régulation mises en œuvre pour saisir l’erreur   sur laquelle repose la théorie qui répond aux objections courantes faites à ces mesures. Selon cette théorie, le capitalisme, interprété comme le système qui maximise les opportunités pour chacun de produire et d’échanger   librement des biens et des services, est le frère siamois de la démocratie.  En effet, le capitalisme s’identifierait, nous dit-on, avec les qualités personnelles d’initiative, d’indépendance, de force de caractère qui constituent les conditions fondamentales indispensables à la mise en œuvre d’institutions politiques libres. Ainsi en déduit-on que toute entrave à l’action de ces qualités personnelles par une réglementation publique des activités économiques est en même temps une mise en cause des conditions pratiques et morales de l’existence même de la démocratie politique. […]

 L’IDÉALISME ORGANICISTE COMME RÉACTION À L’ANTHROPOLOGIE INDIVIDUALISTE LIBÉRALE

   La théorie de la nature humaine déployée par les intellectuels radicaux anglais pour justifier le gouvernement du peuple et la liberté ne se limitait   pas au seul intérêt personnel. Il était explicitement admis que la sympathie   pour les plaisirs et les peines d’autrui constitue également un élément originel du douaire humain. Ces deux éléments, intérêt personnel et sympathie, étaient ingénieusement combinés dans la doctrine complète, à l’occasion en référence – par analogie – aux forces centrifuges et centripètes de la mécanique céleste newtonienne. La phase de l’intérêt personnel constituait le fondement de la théorie de l’action publique et gouvernementale; la phase de la sympathie, quant à elle, s’appliquait aux relations privées entre les individus. La doctrine enseignait que si les institutions politiques étaient   réformées de façon à abolir les privilèges et les favoritismes injustifiés, le   motif de la sympathie pourrait voir son champ d’application s’élargir. En effet, c’est parce que les institutions étaient mauvaises que les hommes étaient conduits à trouver leur avantage personnel en des actes qui portaient   tort à autrui. Cette théorie fut en fait plus importante au regard de la réaction qu’elle   suscita qu’en elle-même. Cette réaction s’est manifestée dans les philosophies « organicistes-idéalistes » qui se développèrent en Allemagne au XIXe siècle et qui forment aujourd’hui l’arrière-plan théorique et la justification du totalitarisme. Ces philosophies se nourrirent des faiblesses des théories qui fondaient la politique et la morale, en théorie comme en pratique, sur des éléments prétendument constitutifs de la nature humaine. Un   exposé adéquat de la forme et du contenu de cette réaction nous mènerait   en des matières qui ne peuvent être traitées sans entrer dans des détails   techniques. Néanmoins la base en est simple. La tentative de situer dans la nature humaine la source de l’autorité en   politique et en morale était considérée comme la source même de l’anarchie, du désordre, du conflit, bref comme une tentative de fonder les institutions et les relations sociales sur les plus instables des sables mouvants. En même temps, les philosophes qui développaient ce point de vue étaient   des protestants et des gens du Nord. Pour cette raison, leurs réactions ne   pouvaient les conduire à endosser les doctrines de l’Église romaine comme rempart contre les tendances délétères des idées et des politiques ultra-individualistes. […] Elle était elle-même trop profondément influencée par   les conditions qui avaient produit l’individualisme contre lequel elle se révoltait. Cette protestation trouva alors le moyen de « réconcilier » la liberté et l’autorité, l’individualité et la loi. Elle opéra cette réconciliation en dressant un moi absolu, un esprit absolu – dont les êtres humains seraient individuellement la manifestation partielle –, une manifestation « plus vraie », plus accomplie s’exprimant dans les institutions sociales et dans le processus historique. Puisque l’histoire constitue le tribunal ultime et qu’elle représente le mouvement de l’esprit absolu, l’appel à la force pour régler les conflits entre les nations ne constitue plus dès lors « réellement » un appel   à la force, mais plutôt un appel à l’ultime logique de la raison absolue. Le mouvement individualiste n’était qu’un mouvement transitoire, nécessaire pour amener les hommes à la valeur première et ultime de l’esprit et de la   personnalité dans la constitution de la nature, de l’homme et de la société. L’idéalisme organique allemand devait sauver tout ce qui est vrai dans ce   mouvement, tout en éliminant ses scories et ses dangers en l’élevant jusqu’au moi absolu, jusqu’à l’esprit absolu. […] Son cœur et son fond résident  ainsi dans sa tentative de découvrir une justification « plus haute » de l’individualité et de la liberté, justification selon laquelle l’individualité et la   liberté se fondent dans la loi et l’autorité, lesquelles doivent être rationnelles puisqu’elles sont des manifestations de la raison absolue. Le totalitarisme contemporain n’a pas de difficulté à suggérer que l’esprit de la race germanique incarné dans l’État allemand constitue, à toute fin pratique, un   substitut adéquat de l’esprit absolu hégélien. […] Si ce bref exposé de la réaction contre la théorie individualiste de la nature humaine permet de dégager le modèle fondamental du national-socialisme, il jette aussi quelques lumières sur la situation dans laquelle se trou-   vent aujourd’hui les pays démocratiques. Le fait que la théorie individualiste   ait été utilisée, il y a un siècle déjà, pour justifier le self-government politique et qu’elle ait contribué ensuite à la promotion de sa cause, tout cela n’en fait pas pour autant aujourd’hui un guide sûr de l’action démocratique. On peut encore de nos jours tirer profit de la lecture des vives et amères dénonciations que Carlyle adressait à cette théorie telle qu’elle avait été originellement formulée. Il dénonçait avec une égale violence la tentative d’ériger l’autorité politique sur la base de l’intérêt personnel et la morale privée sur l’exercice de la sympathie. La sympathie, c’était le sentimentalisme désordonné; l’intérêt personnel, c’était « l’anarchie plus le commissaire de police » – ce dernier étant requis pour assurer un semblant d’ordre. Son plaidoyer pour la discipline et l’ordre incluait même un plaidoyer en faveur d’un gouvernement aux mains de gens choisis.

   DÉMOCRATIE ET FOI DANS LA NATURE HUMAINE

La situation actuelle peut être énoncée en ces termes : la démocratie implique la croyance que les institutions politiques et le droit prennent fondamentalement en compte la nature humaine et la laissent davantage s’exprimer que tout autre régime. En même temps, la théorie, moraliste et juridiste, de la nature humaine qui a été employée pour exposer et justifier cette confiance dans la nature humaine s’est montrée inadéquate. Sous son aspect juridique et politique, cette théorie s’est, au cours du XIXe siècle, progressivement encombrée d’idées et de pratiques qui concernaient bien davantage la gestion des affaires économiques et la quête du profit que la  démocratie elle-même. Sous son aspect moral, elle a tendu à substituer l’exhortation sentimentale à agir selon la règle d’or à l’exigence de développer des formes de régulation sociale s’appuyant sur l’incorporation des idées démocratiques dans toutes les relations humaines. En raison de l’absence d’une théorie adéquate de la nature humaine dans ses relations avec la démocratie, l’attachement aux buts et aux méthodes de la démocratie a eu tendance à devenir une simple habitude. Chose excellente en soi, mais, quand elle devient routine, la démocratie se trouve facilement fragilisée lorsqu’un bouleversement des conditions existantes vient modifier d’autres habitudes. En affirmant que la démocratie a besoin d’une nouvelle psychologie de la nature humaine, une psychologie adaptée aux lourdes exigences que lui imposent désormais les nouvelles conditions auxquelles nous devons faire face, peut-être suis-je en train de faire une suggestion d’un académisme hors de propos. Pourtant, si cette proposition est comprise comme signifiant que la démocratie a toujours été l’alliée de l’humanisme, indissociable de la foi dans les potentialités de la nature humaine, et que notre besoin présent est de réaffirmer vigoureusement cette foi, de l’approfondir par des idées pertinentes et de la manifester dans nos attitudes quotidiennes, alors cette proposition ne fait que prolonger la tradition américaine. Car la croyance dans l’« homme du commun » n’a de signification qu’en tant qu’expression de la croyance en la connexion intime et vitale entre démocratie et nature humaine. Nous ne pouvons en effet persister dans l’idée que la nature humaine, lorsqu’elle est laissée à elle-même et libérée de toute entrave arbitraire, tend à produire des institutions démocratiques qui fonctionnent avec succès. Il  nous faut désormais reprendre la question du point de vue inverse. Il nous   faut voir que la démocratie s’identifie à la croyance que la démocratie doit prévaloir. Et reconnaître avec franchise que cette proposition constitue une  proposition morale, comme toute idée qui concerne ce qui doit être. Pour étrange que cela puisse paraître, c’est pour des raisons morales que la démocratie est contestée par les États totalitaires de type fasciste, tout comme elle l’est pour des raisons économiques par les totalitarismes de gauche. Dans la mesure où, au regard de nos conditions de vie respectives, l’URSS ne nous a pas jusqu’à aujourd’hui « rattrapés », et encore moins  « dépassés », dans les affaires matérielles, il nous est possible de défendre la démocratie face à cette critique. En revanche, pour nous défendre face à l’autre type de totalitarisme (mais peut-être aussi, en définitive, contre sa forme marxiste), il nous faut renouer, dans une démarche à la fois constructive et courageuse, avec la signification de cette foi dans la nature humaine afin d’assurer le développement de toutes les sphères de notre culture – science, art, éducation, morale et religion aussi bien que politique et économie. Quelque uniforme et constante que soit la nature humaine dans l’abstrait, les conditions dans lesquelles et sur lesquelles elle agit ont tellement changé depuis que la démocratie politique a été établie parmi nous, que la démocratie ne peut plus aujourd’hui dépendre uniquement des institutions politiques ni être exprimée par elles seules. Nous ne pouvons même plus être assurés que ces   institutions et leurs cadres juridiques sont aujourd’hui véritablement démocratiques, car la démocratie s’exprime dans les attitudes qu’adoptent les hommes et se mesure aux conséquences produites dans leur vie. L’influence effective qu’une conception humaniste de la démocratie peut exercer sur toutes les formes de culture, sur l’éducation, la science et l’art, la morale et la religion aussi bien que sur l’industrie et la politique, lui épargne la critique d’exhortation moralisante. En effet, cette conception nous invite à examiner chaque phase de l’activité humaine afin de vérifier quels effets elle produit dans la libération, la maturation et l’épanouissement des potentialités de la nature humaine. Elle ne nous convie pas à nous  « réarmer moralement », suggérant que ce serait ainsi que tous les problèmes sociaux pourraient être résolus. Elle nous dit : découvrez comment opèrent   tous les éléments de notre culture aujourd’hui, et alors veillez à ce que, en toute circonstance et en tout lieu où cela s’avérera nécessaire, ils soient modifiés afin que leur action puisse libérer et accomplir les possibilités de la nature humaine.

    L’HUMANISME DÉMOCRATIQUE FACE À LA QUESTION DE L’INTOLÉRANCE

    On avait coutume de dire – et cette affirmation n’est pas encore complètement démodée – que la démocratie est un produit adventice du christianisme, dans la mesure où ce dernier enseigne la valeur infinie de l’âme   humaine. Certains nous disent aujourd’hui que la croyance dans l’âme   ayant été discréditée par la science, le fondement moral de la démocratie   doit lui aussi inévitablement tomber dans le discrédit. On en déduit alors   que, s’il y a des raisons de préférer la démocratie, il faut les trouver dans   les avantages extérieurs spécifiques qu’elle procure et qui excèdent ceux   qu’offrent d’autres formes de société. D’un pôle opposé, on nous dit que   l’affaiblissement de la vieille doctrine théologique de l’âme est l’une des   raisons de l’éclipse de la foi dans la démocratie. Ces deux interprétations   développées à partir de perspectives opposées montrent bien qu’il est urgent   de répondre à cette question difficile : pouvons-nous encore fonder adéquatement cette foi dans les potentialités de la nature humaine ? Cette foi   peut-elle encore aujourd’hui s’accompagner de l’intensité et de l’ardeur   jadis éveillées par les idées religieuses ? La nature humaine est-elle intrinsèquement une chose si dérisoire que l’idée même en serait absurde ? Je ne vise pas ici à apporter une réponse. Cependant, si j’emploie le terme de   foi, c’est d’une façon intentionnelle. En effet, à la longue, la démocratie   perdurera ou disparaîtra selon la possibilité de maintenir cette foi et de la   justifier par des œuvres.   Prenez par exemple, la question de l’intolérance. La haine systématique et la suspicion à l’égard d’un quelconque groupe humain – qu’il soit   défini en termes de « race », de confession religieuse ou en termes politiques – manifeste un profond scepticisme face aux qualités de la nature   humaine. Or, du point de vue de la foi dans l’aptitude de la nature humaine   à posséder une qualité religieuse, cette haine relève du blasphème. Elle peut   tout d’abord s’attaquer à un groupe particulier et se justifier en invoquant   les raisons particulières pour lesquelles ce groupe ne saurait être digne de   confiance, de respect, bref ne saurait bénéficier d’un traitement humain décent. Mais, de façon sous-jacente, cette attitude n’est rien d’autre qu‘une   attitude de méfiance fondamentale à l’égard de la nature humaine. Ainsi,   passant de la méfiance à la haine, cette attitude vient saper jusqu’à la conviction que tout groupe a un droit intrinsèque à l’estime et à la reconnaissance. Elle suggère que ce n’est que pour des raisons spécifiques et extérieures que   nous acceptons certains groupes, par exemple au regard de leur utilité au   vu de nos ambitions et de nos intérêts particuliers. Il n’est point d’acide   aussi corrosif que l’intolérance dirigée contre des personnes pour la simple   raison qu’elles appartiennent à un groupe qui porte un certain nom. Sa force   corrosive s’accroît de ce dont elle se nourrit. Une attitude anti-humaniste est l’essence de toute forme d’intolérance. Les mouvements qui commencent par faire lever l’hostilité contre un groupe s’achèvent en déniant à ce   groupe toute qualité humaine.   Quelle que soit l’importance de la tolérance, je n’ai pas développé cet   exemple pour lui-même, mais pour illustrer la connexion intrinsèque entre   la perspective démocratique et la croyance dans les potentialités de la nature   humaine. À quel point notre tolérance passée était-elle positive ? À quel   point était-elle en grande partie une « résignation » face à quelque chose  que nous n’aimions pas, une acceptation de quelque chose qui nous semblait trop difficile à changer? Une bonne part de la réaction actuelle contre   la démocratie résulte sans doute de la découverte d’une faiblesse cachée, qui n’apparaissait pas sous son vrai jour. À l’évidence, les préjugés raciaux   contre les Noirs, les catholiques et les Juifs ne sont pas une chose nouvelle. Leur présence parmi nous constitue bien une faiblesse intrinsèque et donne   prise à l’accusation selon laquelle nous n’agissons en fait pas autrement que l’Allemagne nazie.

    LA DÉMOCRATIE COMME MÉTHODE ET COMME MODE DE VIE PERSONNEL

   Si nous fouillions nos attitudes habituelles, la plus grande contradiction pratique qui se révélerait serait probablement celle qui oppose la méthode démocratique que nous employons pour former nos opinions politiques et les méthodes courantes par lesquelles nous formons nos croyances en d’autres domaines. En théorie, la méthode démocratique repose sur la persuasion au moyen de la discussion publique, telle qu’elle est pratiquée non seulement dans les enceintes parlementaires mais aussi dans la presse, les conversations privées et les réunions publiques. La substitution des bulletins de vote aux balles, du droit de vote au fouet, exprime la volonté de substituer  la méthode de la discussion à celle de la coercition. En dépit de ses défauts   et de ses imperfections dans la détermination des décisions politiques, cette méthode a contribué à limiter avec succès les conflits à un degré qui était presque inimaginable il y a un siècle ou davantage. Carlyle pouvait bien déployer tous ses dons satiriques pour ridiculiser l’idée selon laquelle les hommes, par la discussion menée au sein d’une assemblée, pouvaient   établir ce qui est vrai dans les affaires sociales plus qu’ils ne pouvaient le faire au sujet de la table de multiplication… Ce qu’il ne voyait pas, c’est   que si les hommes s’étaient battus et massacrés à coups de bâton pour décider du produit de sept fois sept, il y aurait justement eu de bonnes raisons pour en appeler à la discussion et à la persuasion pour régler cette question. La véritable réponse consiste à affirmer que les « vérités sociales » sont si différentes des vérités mathématiques que l’unanimité des croyances n’est   possible dans le premier cas que lorsqu’un dictateur a le pouvoir d’imposer aux autres ce qu’ils doivent croire – ou professer. L’ajustement des intérêts exige avant tout que les intérêts les plus divers aient une chance de s’exprimer. La véritable difficulté résulte du fait que, dans nos attitudes les plus courantes, nous affirmons nous en remettre en politique à la méthode de la discussion et de la persuasion, alors qu’en matière morale ou religieuse, ou  bien en toute chose où nous dépendons d’une personne ou d’un groupe dotés « d’autorité », nous nous appuyons systématiquement sur de tout autres méthodes. Il n’est pas nécessaire d’aller chercher ici des exemples dans le domaine théologique. À la maison, à l’école, dans ces lieux où les traits  essentiels de la personnalité de chacun sont supposés se former, la procédure habituelle que nous employons consiste à examiner toute question en s’en remettant à une « autorité » – celle des parents, des enseignants, des manuels. Les dispositions ainsi forgées entrent à ce point en contradiction  avec la méthode démocratique que, dans un contexte de crise, elles peuvent conduire à adopter des conduites profondément anti-démocratiques, tant dans leur forme que dans leur finalité. Dans le même sens, il suffit que l’on s’écrie « la loi et l’ordre sont menacés » pour que le recours à la force et la suppression des libertés civiles soient rapidement acceptés dans des sociétés dites démocratiques. Il n’est guère facile de trouver une autorité adéquate pour guider nos actions au regard de cette exigence, propre à la démocratie, de faire prévaloir les conditions qui permettent aux potentialités de la nature humaine de  s’épanouir. Parce qu’elle n’est pas facile, la route qui conduit à la démocratie est celle que l’on a grand-peine à prendre. À l’évidence nous rencontrons et rencontrerons sans cesse des impasses et des déviations. Mais ce qui constitue la faiblesse de la démocratie à des moments particuliers est  ce qui constitue sa force au regard du cours même de la longue histoire humaine. C’est justement parce que la cause de la liberté démocratique est ce qui peut conduire à la plus entière réalisation possible des potentialités  humaines que celles-ci se rebellent et exigent de pouvoir se manifester lorsqu’elles sont supprimées ou opprimées. Pour les pères fondateurs de la démocratie américaine, les exigences de la démocratie ne faisaient qu’un avec celles d’une moralité juste et équitable. Nous ne pouvons plus aujourd’hui employer leur vocabulaire. Les connaissances qui sont désormais les nôtres ont banni la signification de certains des termes qu’ils employaient communément. Néanmoins, en dépit de l’inadéquation d’une grande partie de leur langage, ce qu’ils affirmaient, c’était que seules des institutions  fondées sur la pratique de l’autogouvernement assurent la plus entière réalisation de la nature humaine chez le plus grand nombre de personnes. Bien sûr, la question de savoir ce qu’implique aujourd’hui cette exigence d’autogouvernement est devenue bien plus complexe. Mais c’est justement pour cette raison que la tâche de ceux qui gardent foi en la démocratie consiste à ranimer et à maintenir toute la force de cette conviction originelle de l’intrinsèque nature morale de la démocratie, et de l’énoncer dans des termes adéquats aux conditions propres à la culture contemporaine. Nous nous sommes avancés assez loin pour affirmer que la démocratie est un mode de vie. Nous avons encore à prendre conscience qu’il s’agit d’un mode de vie personnel et qu’à ce titre, il constitue le critère moral à l’aune duquel la conduite de chacun doit être jugée.   

 (Traduit par Philippe Chanial)

 

Note :

1. Ce texte est la traduction partielle du chapitre 5 de Freedom and Culture, publié en   1939, et qui a fait l’objet de multiples rééditions – cf. notamment J. Dewey, Latter Works (1925-   1963), édité par Jo Ann Boydston, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1977. Ce   livre a été publié aux éditions Aubier en 1955 sous le titre Liberté et Culture. La traduction   française, très littérale et parfois fautive, a dû être presque entièrement revue. Les intertitres   ont été ajoutés à la présente traduction.   

 

 

 

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27 octobre 2010 3 27 /10 /octobre /2010 16:43
La démocratie créatrice

La tâche qui nous attend

par John Dewey

Creative Democracy—The Task before us

Texte d'une conférence préparée en 1939 par Dewey
à l'occasion d'un congrès organisé en l'honneur de ses 80 ans.
Traduction de Sylvie Chaput
The Philosopher of the Common Man - Essays in Honor of John Dewey

Dans les circonstances présentes, je ne puis espérer cacher que j'ai réussi à exister durant quatre-vingts ans. En entendant mentionner ce fait, vous songerez peut-être à un autre fait, plus important —à savoir que des événements capitaux pour la destinée de notre pays ont eu lieu au cours des quatre-vingts dernières années, période qui représente plus de la moitié du temps écoulé depuis que notre vie rationnelle a pris sa forme actuelle. Pour des raisons évidentes, je ne tenterai pas de résumer ces événements—même les plus importants. Si j'y fais allusion, c'est qu'ils ont un lien avec la cause à laquelle notre pays s'est voué quand la nation a pris forme—la création de la démocratie, cause aussi urgente maintenant qu'elle l'était il y a cent cinquante ans, lorsque les hommes les plus expérimentés et les plus sages du pays se sont réunis pour étudier la situation et créer la structure politique d'une société autonome.

En effet, le résultat net des changements survenus ces dernières années est que, à présent, il faut un effort conscient et résolu pour conquérir des modes de vie et des institutions qui, autrefois, découlaient naturellement et quasi inévitablement d'une conjoncture favorable. Tout le pays n'était pas à bâtir il y a quatre-vingts ans. Mais, sauf peut-être dans quelques grandes villes, les conditions étaient encore si proches de celles de l'époque des bâtisseurs que les traditions du bâtisseur, voire du défricheur, contribuaient réellement à former les idées et à façonner les convictions des nouveaux venus. Du moins dans l'ordre de l'imaginaire, le pays s'ouvrait alors sur un territoire à conquérir, un territoire plein de ressources inutilisées et sans propriétaire. C'était un pays attirant, riche en possibilités matérielles. Toutefois, notre nation n'est pas née uniquement d'un merveilleux concours de circonstances matérielles. Elle est née aussi grâce à un groupe d'hommes qui ont su adapter des institutions et des idées anciennes aux situations engendrées par de nouvelles conditions matérielles —un groupe d'hommes doués d'une extraordinaire inventivité politique.

De nos jours, le territoire à conquérir n'est pas physique, mais moral. L'époque des terres vierges qui semblaient s'étendre à l'infini est révolue. Les ressources inutilisées sont humaines plutôt que matérielles. Les terres en friche sont les hommes et les femmes adultes qui n'ont pas de travail, les hommes et les femmes jeunes qui se butent à des portes fermées là où, autrefois, ils auraient pu tenter leur chance. La crise qui, il y a cent cinquante ans, réclamait de l'inventivité en matière sociale et politique, nous la vivons aujourd'hui sous une forme qui exige plus de créativité.

Voilà pourquoi j'affirme que nous devons maintenant recréer par un effort délibéré et soutenu le genre de démocratie qui, à son origine, il y a cent cinquante ans, a résulté en bonne partie d'une heureuse combinaison d'événements et d'hommes et qui nous a été léguée. Nous vivons depuis longtemps à même cet héritage. Or, non seulement l'état actuel du monde nous rappelle-t-il la nécessité de déployer toutes nos énergies pour nous en montrer dignes, mais il nous met au défi d'accomplir, dans les conditions critiques et complexes où nous sommes, ce que nos prédécesseurs ont fait dans des conditions plus simples.

Si je souligne que pareille tâche ne peut s'accomplir sans effort d'invention et sans activité créatrice, c'est notamment parce que la gravité de la crise actuelle est attribuable en très grande partie au fait que, durant une longue période, nous avons agi comme si notre démocratie se perpétuait automatiquement, comme si nos ancêtres avaient mis au point une machine qui solutionnait le problème du mouvement perpétuel en politique. Nous avons agi comme si la démocratie était quelque chose qui avait lieu principalement à Washington et à Albany —ou dans la capitale de quelque autre État— sous l'impulsion donnée par les hommes et les femmes qui se rendent aux urnes, une fois l'an ou à peu près. Ou, pour parler en termes moins extrêmes, nous avons eu l'habitude de considérer la démocratie comme une sorte de mécanisme qui fonctionne tant et aussi longtemps que les citoyens s'acquittent assez fidèlement de leurs devoirs politiques.

Depuis quelques années, on entend dire de plus en plus souvent que cette façon de faire ne suffit pas et que la démocratie est une manière de vivre. Ce nouvel énoncé est plus juste et va droit à l'essentiel, mais je me demande si l'extériorité de la vieille idée n'y subsiste pas à l'état de traces. De toute façon, pour cesser de penser la démocratie comme quelque chose d'extérieur, il nous faut absolument comprendre, en théorie et en pratique, qu'elle est pour chacun une manière personnelle de vivre , qu'elle signifie avoir et manifester constamment certaines attitudes qui forment le caractère individuel et qui déterminent le désir et les fins dans toutes les relations de l'existence. Au lieu de penser que nos dispositions et habitudes sont adaptées à certaines institutions, nous devons apprendre à concevoir ces institutions comme des expressions, des projections, des prolongements d'attitudes individuelles généralement dominantes.

Concevoir la démocratie comme un mode de vie personnel, individuel, ne constitue rien de foncièrement nouveau. Pourtant, quand on la met en pratique, cette conception donne une nouvelle signification concrète aux vieilles idées. Elle signifie que seule la création d'attitudes personnelles chez les individus permet d'affronter avec succès les puissants ennemis actuels de la démocratie. Elle signifie que nous devons surmonter notre tendance à penser que des moyens extérieurs —militaires ou civils—peuvent défendre la démocratie sans l'apport d'attitudes si ancrées chez les individus qu'elles en viennent à faire partie intégrante de leur personnalité.

La démocratie est un mode de vie régi par une foi agissante dans les possibilités de la nature humaine. La croyance en l'Homme du commun est un article familier du credo démocratique. Cette croyance est dépourvue de fondement et de signification si elle n'est pas foi dans le potentiel de la nature humaine telle que cette nature se manifeste en tout être humain, sans égard à sa race, à sa couleur, à son sexe, à sa naissance, à sa famille, à sa richesse matérielle ou culturelle. Cette foi peut être inscrite dans des lois, mais elle reste lettre morte si elle ne s'exprime pas dans les attitudes que les êtres humains ont les uns envers les autres dans tous les aspects et les rapports de la vie quotidienne. Dénoncer le nazisme parce qu'il est intolérant, cruel et haineux revient à encourager l'hypocrisie si, dans nos rapports personnels, dans nos occupations et conversations quotidiennes, nous sommes animés par un préjugé de race, de couleur ou quelque autre préjugé de classe—en fait, par quoi que ce soit d'autre qu'une croyance généreuse dans les possibilités des êtres humains, croyance dont découle l'obligation de créer les conditions propices à l'épanouissement de ces capacités. La foi démocratique en l'égalité est la conviction que chaque être humain, indépendamment de la quantité ou de la gamme de ses dons personnels, a droit à autant de chances que tout autre de les faire fructifier. La notion démocratique de l'autorité est généreuse. Elle s'applique à tous. Elle est la conviction que chacun est capable de mener sa propre vie sans avoir à subir de contraintes ni à recevoir de commandements de quiconque, du moment que sont mises en place les conditions nécessaires.

La démocratie est un mode de vie personnel qui est régi non pas simplement par la foi en la nature humaine en général, mais par la conviction que, placés des conditions propices, les êtres humains sont capables de juger et d'agir intelligemment. J'ai été accusé plus d'une fois, et par des camps opposés, d'avoir une confiance excessive, utopique dans les possibilités de l'intelligence et de l'éducation en tant que corrélat de l'intelligence. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas inventé cette foi. Je l'ai acquise de mon entourage dans la mesure où cet entourage était animé par l'esprit démocratique. En effet, qu'est-ce que la foi démocratique dans le rôle que jouent la consultation, la persuasion, la discussion dans la formation de l'opinion publique —laquelle, à long terme, se corrige d'elle-même—sinon la conviction que l'homme du commun peut faire preuve de sens commun face au libre jeu des faits et des idées que permettent des garanties réelles en matière de liberté d'examen, de liberté de réunion et de liberté de communication? Je veux bien laisser aux tenants des États totalitaires de droite et de gauche l'idée selon laquelle la foi dans les capacités de l'intelligence est utopique. En effet, cette foi est tellement ancrée dans les méthodes inhérentes à la démocratie que, pour un soi-disant démocrate, renier cette foi, c'est trahir son adhésion.

Quand je songe aux conditions dans lesquelles hommes et femmes vivent aujourd'hui dans beaucoup de pays étrangers —la peur de l'espionnage, le danger de se réunir en privé pour de simples conversations entre amis—, j'incline à croire que le coeur de la démocratie, sa garantie ultime, se trouve dans la possibilité de s'arrêter spontanément au coin de la rue pour discuter avec ses voisins de ce qu'on a lu ce jour-là dans des journaux non censurés et dans la possibilité de converser librement dans un salon avec des amis. L'intolérance, les insultes, les mauvais traitements pour des divergences d'opinions en matière de religion, de politique ou de commerce, et en raison de différences de race, de couleur, de fortune ou de degré de culture sont des trahisons du mode de vie démocratique. En effet, tout obstacle à une communication libre et complète dresse des barrières qui séparent les individus en cercles et en cliques, en sectes et en factions antagonistes, et mine par le fait même le mode de vie démocratique. Les lois garantissant les libertés civiles telles la liberté de conscience, la liberté d'expression ou la liberté de réunion ne sont guère utiles si, dans la vie courante, la liberté de communiquer, la circulation des idées, des faits, des expériences sont étouffées par le soupçon, l'injure, la peur et la haine. Ces choses détruisent la condition essentielle du mode de vie démocratique avec encore plus de sûreté que la coercition pure, qui —l'exemple de l'État totalitaire en témoigne—agit seulement lorsqu'elle parvient à nourrir la haine, la méfiance et l'intolérance dans l'esprit des individus.

Enfin, étant donné les deux conditions susmentionnées, la démocratie en tant que manière de vivre est régie par la foi personnelle en la collaboration quotidienne entre les individus. La démocratie est la conviction que, même si les besoins, les fins et les conséquences diffèrent d'une personne à l'autre, l'habitude de la coopération amicale—qui n'exclut pas la rivalité et la compétition comme on en retrouve dans le sport— est en soi un ajout inestimable à la vie. Soustraire autant que possible les inévitables conflits à un climat de force et de violence pour les placer dans un climat de discussion, sous le signe de l'intelligence, c'est traiter ceux qui sont en désaccord avec nous—même profondément—comme des gens de qui nous pouvons apprendre et, par là même, comme des amis. Avoir une foi authentiquement démocratique en la paix, c'est croire possible de mener les controverses et les querelles comme des entreprises de coopération où chacune des parties apprend en donnant à l'autre l'occasion de s'exprimer, au lieu que l'une des parties l'emporte sur l'autre en la réprimant—la répression étant violente même si elle se fait par des moyens psychologiques tels la dérision, l'abus, l'intimidation plutôt que par l'emprisonnement ou l'enfermement dans des camps de concentration. Coopérer en donnant aux différences et aux différends une chance de se manifester parce que l'on a la conviction que l'expression de la différence et du désaccord est non seulement un droit d'autrui, mais aussi un moyen d'enrichir sa propre expérience de vie, fait partie intégrante de l'aspect personnel du mode de vie démocratique.

On trouvera peut-être que tout ce que j'ai dit est une série de banalités morales, de lieux communs. Alors, je répondrai que c'est justement pour cela que je l'ai écrit. Se départir de l'habitude de considérer la démocratie comme quelque chose d'institutionnel et d'extérieur à soi, acquérir l'habitude de la traiter comme un mode de vie personnel, c'est comprendre que la démocratie est un idéal moral et que, dans la mesure où elle devient un fait, elle est un fait moral. C'est se rendre compte que la démocratie est une réalité uniquement si elle est réellement un lieu de vie en commun.

Puisque j'ai consacré ma vie d'adulte à la pratique de la philosophie, je vous demanderai d'être indulgents si, pour conclure , je définis brièvement la foi démocratique en recourant au langage même de cette discipline. Formulée ainsi, la démocratie est croyance en la capacité de l'expérience humaine de générer les buts et méthodes qui permettront à l'expérience ultérieure d'être riche et ordonnée. Toutes les autres formes de foi morale et sociale reposent sur l'idée que l'expérience doit, à un moment quelconque, être soumise à une forme de contrôle extérieur, à quelque "autorité" censée exister en dehors des processus de l'expérience. La démocratie est la conviction que le processus de l'expérience importe davantage que tel ou tel résultat particulier—les résultats particuliers ayant une valeur ultime uniquement s'ils servent à enrichir et à ordonner la suite du processus. Puisque le processus de l'expérience peut être éducatif, la foi en la démocratie est inséparable de la foi en l'expérience et en l'éducation. Toutes les fins et toutes les valeurs qui sont coupées de ce processus constant deviennent des arrêts, des formes de fixation. Elles tendent à figer ce qui a été gagné au lieu de s'en servir pour ouvrir la voie à des expériences nouvelles et meilleures.

Si on me demande ce que j'entends par expérience dans ce contexte, je répondrai qu'elle est cette libre interaction des individus avec les conditions environnantes, en particulier avec l'environnement humain, qui aiguise et comble le besoin et le désir en augmentant la connaissance des choses telles qu'elles sont. La connaissance des choses telles qu'elles sont est la seule base solide de la communication et du partage; toute autre communication signifie la sujétion de certaines personnes à l'opinion d'autres personnes. Le besoin et le désir—sources de nos desseins et guides de notre énergie—vont au-delà de ce qui existe, donc au-delà de la connaissance, au-delà de la science. Ils ouvrent constamment la voie à l'avenir, à ce que nous n'avons pas encore exploré, à ce que nous n'avons pas atteint.

De toutes les manières de vivre, la démocratie est la seule qui croit sans réserve au processus de l'expérience en tant que fin et moyen; en tant que ce qui est capable de générer la science, seule autorité sur laquelle on puisse se fonder pour guider l'expérience future, et en tant que ce qui libère les émotions, les besoins et les désirs de manière à faire advenir les choses qui n'existaient pas dans le passé. En effet, tout mode de vie insuffisamment démocratique limites les contacts, les échanges, les communications, les interactions par lesquels l'expérience se raffermit tout en s'élargissant et en s'enrichissant. Cette libération et cet enrichissement sont une tâche à laquelle il faut se consacrer jour après jour. Comme ils ne peuvent avoir de fin tant que dure l'expérience elle-même, la tâche de la démocratie consiste pour toujours à créer une expérience plus libre et plus humaine que tous partagent et à laquelle tous contribuent.

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16 octobre 2010 6 16 /10 /octobre /2010 11:23

Chers étudiant(e)s de Licence,

Afin de faciliter votre recherche bibliographique sur le texte central de notre cours, je vous conseille la démarche suivante sur Internet :

 

1) Tapez : John Dewey Démocratie & Education.

2) Parmi les nombreux résultats obtenus, sélectionnez :

Démocratie et Education : introduction à la philosophie de l’éducation –résultats Google recherche de livres (books.google.fr/books).

3) Cliquez sur le titre, vous accédez à la page de couverture de l’ouvrage que vous pouvez alors faire défiler pour la lecture.

Evidemment, et malheureusement, car le livre est actuellement indisponible chez l’éditeur (dernière édition 1990), Google Books n’en propose qu’une « sélection consultable » et non l’intégralité, commerce oblige ! Toutefois cette sélection est si large qu’elle vous permettra une très bonne introduction à la philosophie de l’éducation de Dewey. J’attire votre attention sur le fait que les textes mis partiellement et gracieusement en ligne sont souvent sujets à révision et peuvent être modifiés, déplacés ou supprimés au gré des éditeurs, donc ne tardez pas à les consulter.

Bonne lecture

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16 juin 2010 3 16 /06 /juin /2010 19:42

L’autofiction comme description du réel.

 

En marge, tout à fait en marge, de toute conception du « réel » déjà théorisée et systématisée, nous pourrions convenir de quelques définitions liminaires.

 

1) Réel, au sens des lois de la nature. Un réel inhumain donc, au sens où Schaeffer dit de cette réalité qu’elle « n’est faite ni à notre mesure ni à notre image» (p.371), d’où le hiatus entre notre conception de l’action selon une causalité intentionnelle et l’immense champ du réel résiduel pour lequel ce type de causalité « n’est qu’un épiphénomène » (id.)

Le réel de la gravitation et de l’entropie se soucie de nous comme d’une guigne.

2) Réalité, au sens de la configuration d’un monde, comme dit Heidegger, c’est-à-dire d’une organisation fondée sur un sens (mythe, idéologie) et sous-tendue par des rapports de force (l’autorité + le pouvoir, du type : alliance du sabre & du goupillon). Réalité socio-politique donc, theatrum mundi, susceptible d’être décrite littérairement dans une Comédie humaine ou cartographiée dans une sociologie pour laquelle « les faits sociaux sont à traiter comme des choses » (Durkheim).

La réalité se définit étymologiquement justement d’être l’ensemble des choses (res). Evidemment, ce sont des choses humaines et non des objets inertes. Le serveur n’est pas garçon de café comme cet encrier est encrier disait Sartre dans L’Etre & le néant (encore qu’on trouverait difficilement une chose qui témoigne plus profondément d’une activité humaine que ce qui sert à écrire ! Heidegger préférait lui, pour désigner la chose vraiment chose, l’exemple de la pierre).

Il n’en reste pas moins que ce monde « réel » procède d’une réduction aux « faits sociaux » (à charge de définir ce qu’est un « fait » considéré comme social par rapport à un autre qui ne le serait pas, ce qui ne va pas sans difficultés).

3) Cette réalité sociologique se double d’une réalité psychique, clairement établie à l’issue des analyses de la Traumdeutung :

« La réalité psychique est une forme d’existence particulière qu’il ne faut pas confondre avec la réalité matérielle ».

« Une forme d’existence » donc, expression par laquelle Freud affirme un clivage ontologique et pas seulement conceptuel, ce qui nous ramène à nos interrogations fondamentales sur dualisme et monisme : une ou plusieurs ontologies ?

 

Dans l’autofiction, s’agit-il précisément d’un de ces trois niveaux de réalité ?

Clairement, non. Ceux-ci ne sont que des repères dans le champ des forces qui nous régissent.

Il nous faut être beaucoup plus subtils pour parvenir à cerner les faits réels, les « événements réels » dont traite l’autofiction.

Mais qu’est-ce qu’un fait réel ?

On pourra s’en faire une idée en lisant les premières pages de l’autobiographie qu’Althusser rédigea après le meurtre de sa femme.

« Voici la scène du meurtre telle que je l’aie vécue » écrit-il d’emblée. (Je n’y insiste pas, nous y reviendrons lors de notre séance du 28 juin).

Encore s’agit-il d’un « souvenir intact et précis » qui, en tant que souvenir, élague évidemment une part importante de ce vécu. De l’événement, seul ce qui est « gravé » subsiste. La rétention sélectionne.

On touche là à un quasi axiome que Barthes avait formulé au moment des manifestations de 68 (Essais critiques IV, p. 189 & 193) :

« Décrire l’événement implique que l’événement a été écrit […] la violence est une écriture ».

Pour sa part, Althusser écrit dans L’avenir…p.25 :

« Sacrifiant tout le reste [sic], j’ai seulement voulu retenir l’impact des affects émotifs qui ont marqué mon existence et lui ont donné sa forme… »

On songe à Sénèque :

« Ducunt volentes Fata, nolentes trahunt » (épitre CVII). Le destin guide ceux qui s’y soumettent et traîne les rétifs.

Les Fata, les Parques, pourraient bien alors nous dire quelque chose de cette réalité des « faits & événements strictement réels » qui expriment sinon un destin, du moins une destinée (de fata à factum (acte, action), il n’y a qu’un pas).

Quelle différence ?

Le destin est prescrit. Il était écrit sur le grand rouleau que je me lèserai le genou et n’arriverai pas au bout de l’histoire de mes amours dit Jacques le fataliste à son maître, « faute de savoir ce qui est écrit là-haut, on ne sait ni ce qu'on veut ni ce qu'on fait, et on suit sa fantaisie qu'on appelle raison, ou sa raison qui n'est souvent qu'une dangereuse fantaisie ». La destinée procède de la convergence ponctuelle de tendances et d’aléas :

« Il s’est produit une incroyable rencontre d’événements purement accidentels pour les uns, non fortuit pour les autres, dont la conjonction était totalement imprévisible …. » répond le « vieil ami médecin » à la question d’Althusser :

« Que s’est-il passé ce dimanche 16 novembre [1980] entre moi et Hélène… ? » (p.273).

« La scène du meurtre » peut-être décrite parce qu’elle est déjà une écriture, une dramaturgie, avec un décor, des personnages et une action.

Ce qu’Althusser se refuse, lui aussi, à nommer journal, mémoires ou autobiographie (p.25), assemble une succession de « scènes », exactement comme Doubrovsky (la scène du pacte, les scènes de ménages, la scène de la promenade avec sa fille, celle de la morgue…) Scènes qui sont comme des réductions phénoménologiques d’un vécu passé, une présentification dans un souvenir consigné.

Le mot de consigne s’avère d’ailleurs des plus intéressants par la puissante polysémie qu’il exerce (de la consigne de la gare aux instructions données, en passant par la retenue du collégien et l’emballage remboursable).

 

L’événement, du moins sa possibilité, serait déjà en partie virtuellement écrit (ce que certains logiciens ont appelé un « monde possible », et ce serait l’aléa qui en assurerait comme la rédaction optionnelle décisive, à la rencontre de deux réels :

Réel I. : Le réel de la structure (réel de la nature (expérience) ; réalité sociale (champ) ; réalité psychique (ICS))

Réel II. : l’idiotie du réel (le fortuit, la conjoncture, l’aléa, les singularités).

 

Comme le suggère l’ami médecin d’Althusser, c’est la conjonction de I et de II, des structures et des singularités aléatoires qui produit les faits, la rencontre des deux « réels ».

N’est-ce pas ainsi que s’écrit l’Histoire ? L’assassinat aux confins des Balkans d’un archiduc d’opérette (aléa) déclenche, par le jeu des alliances (structure), un cataclysme mondial.

Certains ont appelé cela l’effet papillon (instabilité de comportement d’un système chaotique).

Petite cause grands effets ? Oui et non. Le réel de la structure est à la fois imposant, écrasant et particulièrement sensible aux aléas.

(Un bon exemple de l’effet papillon dans la théorie du chaos serait l’analyse des cas de panique de foule, parfois « motivée » par une simple rumeur, voire une simple clameur. Autre exemple, hélas des plus actuels : les engouements et effondrements subits, par contagion, des marchés boursiers, qu’une simple annonce alarme ou exalte).

 

Mais que se passe-t-il lorsque le réel semble fuir (dans tous les sens du verbe) ? Tel était bien le cas dans la dépression relatée par Rosset (A propos de la page 100 de Route de nuit : le réel « carton-pâte »).

Une des figures analysée par Barthes permettrait, me semble-t-il, d’avancer une réponse : celle du « Déréel » (Barthes, Fragments d’un discours amoureux, 1977, Seuil, pp. 103sq : « Le Monde sidéré »).

 

« Le monde est plein sans moi, comme dans la Nausée ; il joue à vivre derrière une glace ; le monde est dans un aquarium ; je le vois tout près et cependant séparé, fait d’une autre substance[…] comme si j’étais drogué.» p.104

« […] pas une marchandise derrière sa vitrine, ne fait envie […]

« Je suis de trop, mais, double deuil, ce dont je suis exclu ne me fait pas envie. » 105

« je n’ai plus aucun langage : le monde n’est pas « irréel » (je pourrais alors le parler ; il y a des arts de l’irréel, et des plus grands), mais déréel : le réel en a fui, nulle part […] »106

Mais non ! Le réel, c’est justement çà : « le monde plein sans moi », avec lequel je n’ai pas de relation sauf de proximité séparée : la vitre, la vitrine, l’aquarium. Je le vois parfaitement et n’en suis séparé que par l’épaisseur du verre, mais c’est «  l’autre monde », celui que je vis « comme une hystérie généralisée » (p.104). Ce que Barthes prend pour le déréel, c’est le réel, celui qui surgit dès qu’on se déprend de la comédie humaine, de l’envie notamment, i.e du désir mimétique théorisé par René Girard, et sur lequel joue à plein la propaganda. Exemples privilégiés de déréalisation : une affiche pour un spectacle de Coluche, des marchandises en vitrine, bref, ce qu’il est convenu d’appeler produits de la société de consommation et de la société du spectacle.

 

« […] sur son affiche, Coluche ne me fait pas associer : ma conscience est séparée en deux par la vitre du café ».

 

La conscience que je prends du monde ne génère pas de chaîne associative, de « flux de conscience ». Conscience sans flux, comme un plan séquence dans lequel il ne se passerait rien, comme une caméra de surveillance enregistrant des allées et venus routiniers (on sait qu’un tel plan séquence est très vite insupportable et que ceux qui les visionnent doivent être relayés fréquemment.

Phénoménologiquement parlant, ce dont je prends conscience est insignifiant, impression d’un donné, de data de sensation sans remplissement de sens : « j’ai froid » dit Barthes, pour tout commentaire de l’affiche. Ce froid marque une sorte de degré ultime dans l’indifférence dans la mesure où il n’y aucun lien de cause à effet entre le percept et la sensation qui, dès lors, ne peut même plus être interprétée comme une réaction.

 

« Tantôt le monde est irréel (je le parle différemment), tantôt il est déréel (je le parle avec peine). […] Dans le second cas, je perds aussi le réel, mais aucune substitution imaginaire ne vient compenser cette perte […] Tout est figé », pétrifié, immuable, c’est-à-dire insubstituable […] »107

Rosset : Le réel est sans double. Qu’on ne puisse rien lui substituer constitue la preuve assurée qu’on a bien affaire à lui : « l’imaginaire est forclos » comme le dit Barthes à la ligne suivante. Le réel, on ne peut ni le représenter, ni le parler, ou très difficilement, « avec peine », parce qu’il déjoue toute association. La métonymie ne concerne que le langage, celui qu’on nomme « figuré ». Vient un moment où les choses mêmes de la production humaine ne veulent plus rien dire et basculent dans l’insignifiance : « sur son affiche, Coluche ne me fait pas associer ».

Idiotie du réel. Ιδιωτης : particulier, singulier, idiot. « Il est insolite par nature » (L’objet singulier p.22).

 

« L’irréel se dit abondamment (mille romans, mille poèmes). Mais le déréel ne peut se dire ; car, si je le dis […] c’est que j’en sors ».

 

L’aphasie, l’ineffable n’est que l’envers de la sidération du monde qui brusquement se fige dès qu’on cesse d’y participer. Le monde ne va pas de soi, il demande une adhésion, un engagement, une entrée en scène que Descartes avait cerné en trois mots (hoc mundi theatrum conscensurus). Non seulement l’humoriste ne fait pas rire mais il ne fait, il ne nous fait rien du tout, ni chaud ni froid. Barthes note que cette désaffection, ce degré zéro de l’affect survient une fois que le restant d’agressivité, de mauvaise humeur qui « maintenait vivant, relié au monde », est tombé. Sentiment rare, étrangement et profondément humain, de ne plus être concerné par le monde, d’en être « séparé ». Vécu sans doute proche des analyses heideggériennes de l’ennui.

 

« Mais qu’est-ce que je fous là ? » p.108

Voilà la question ! Etre (ici) ou ne pas (y) être, voire : ne pas en être ? On peut, très vite, décrocher de la comédie humaine, s’apercevoir que « le monde est plein sans moi » et que, corrélativement, « ce dont je suis exclus ne me fait pas envie ». Infinie redécouverte du constat définitivement établi par La lettre du voyant : « la vraie vie est ailleurs ».

La question révèle toute la différence entre le déréel de Descartes et celui de Barthes : ce dernier considère le monde ambiant et s’y sent exclu. Descartes, avant Durkheim, considère les faits sociaux comme des choses, mais des choses insignifiantes, dont le manque d’intérêt le laisse libre, libre de penser à cela seul qui lui importe.

Descartes s’exclut de lui-même dans la fausse inclusion d’un monde qui ne lui fait pas envie mais, contrairement à Barthes, il s’en trouve heureux puisque c’est très exactement ce qu’il recherchait. La déréalisation du monde ambiant ouvre sur le monde des Méditations. Et ce dernier ne peut s’ouvrir que parce que le monde de la marchandise s’installe dans une omniprésence inconsistante, là et absent, non investi, agité et indifférent. Le déréel est condition de l’émancipation. Non pas d’une identité personnelle toutefois, mais du geste, du cheminement libre de la pensée. Là où l’insignifiance du réel est malaise chez Barthes, elle est aise chez Descartes puisque associée aux « commodités ». Mais dans les deux cas, le théâtre du monde révèle sa nature : le carton pâte.

 

« Amor Fati. Le sage n'entend pas subir l'inéluctable, la mort dans l'âme, mais l'accepter comme l'expression de la Raison divine, qui sait mieux que nous ce qui importe au bien de l'univers (27). On connaît la célèbre prière de Cléanthe: «Guide-moi, ô Zeus, et toi, ma Destinée, vers cette place que vos décrets m'assignent. Je suivrai sans murmure. Si je refuse, me voilà un méchant, et je ne devrai pas moins suivre» (28). «Ducunt volentem fata, nolentem trahunt», traduira Sénèque d'une maxime vigoureuse: «les destins guident ceux qui acquiescent; ils entraînent ceux qui résistent» (29). C'est la fameuse métaphore du chien attaché à une voiture: qu'il résiste à la traction ou qu'il abonde dans son sens, il n'en sera pas moins emporté par sa force supérieure (30). Entraînés par le destin, les hommes sont semblables à ce chien, estiment les stoïciens: le plus sage est celui qui conforme sa volonté à l'ordre universel, cette conformation n'étant cependant pas résignation contrite mais optimisme, acte de foi et confiance en la raison cosmique. » (Christophe Paillard, Fatum stoïcum)

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17 mai 2010 1 17 /05 /mai /2010 22:55

Loin de Moi II .

 

I. Je voudrais commencer par un petit satisfecit et une mise au point.

La satisfaction vient d’avoir involontairement anticipé le thème du récent Salon du livre. Je sais que plusieurs articles sur l’autofiction ont circulé parmi vous à ce propos et je me réjouis de ce complément à nos échanges.

La mise au point concerne l’un de ces articles, celui de Camille Laurens, qui me paraît fautif sur deux points essentiels touchant le genre autofictionnel.

 

II. Je vous avais laissé la dernière fois sur quelques jolies citations du Contre Sainte Beuve de Proust, et notamment celle qui oppose les « enfants du silence » aux « enfants de la parole », les livres et la conversation, le « moi de l’écrivain » et celui de « l’homme du monde qu’il est par ailleurs. je souhaite reprendre cette opposition d’un moi social et d’un moi personnel, initié par Rosset, en me référant cette fois-ci à Descartes comme figure du solitaire dans la foule, comme possibilité  donc, d’une personne affranchie du social, ou du moins du social ambiant.

 

III. Le détachement de l’identité sociale suppose un rapport particulier au réel, réel qu’on peut bien considérer comme l’antonyme de la fiction (raison qui nous rendait indispensable Doubrovsky dans sa tentative  a priori impossible de fonder une fiction sur des « faits strictement réels », de fictionnaliser le réel, donc, tout simplement, de le dire.

Lorsqu’on se dépouille, autant que faire se peut, de son « identité sociale », quel rapport au réel entretient-on ? Je m’appuierai pour ce faire sur un des Fragments de Barthes : Le monde sidéré. [Ce troisième volet ne sera développé qu’à la séance du 21 Mai].

 

 

I. L’épreuve du vrai

 

1) "Affronter l'épreuve du vrai", par Camille Laurens (Le Monde Des Livres du 25.03.10) :

« Malgré toute l'admiration que j'ai pour Serge Doubrovsky, je pense qu'il faut se garder du mot "autofiction", celui-ci n'étant plus, hélas, à quelques exceptions près, qu'une injure. On passe trop de temps à expliquer ce qu'elle n'est pas (un règlement de comptes, une victimisation plaintive, une autobiographie honteuse, un déballage nombriliste, une haine du roman) et plus personne ne sait ce que c'est. Le mot date de 1977, mais le meilleur exemple d'autofictionneur reste... Proust, qui prend les libertés nécessaires avec la réalité factuelle. »

 

 Proust, le meilleur autofictionneur ? Non pas, car Proust joue avec l’épreuve du vrai, n’hésitant pas à mélanger traits personnels et situations pour en faire une « réalité » composite, alors que Doubrovski a, dès l’origine insisté sur des « faits et événements strictement réels », l’adverbe prenant ici toute sa valeur. Pas de liberté avec la stricte réalité des faits, et notamment, pas de liberté avec les personnes-personnages qui sont les acteurs de cette réalité événementielle.

Le baron de Charlus procède de plusieurs « modèles », dont l’alors général Lyautey et le comte Robert de Montesquiou. Quant au personnage d’Albertine, on ne sait exactement dans quelle mesure elle représente un avatar du  chauffeur-secrétaire Alfred Agostinelli. Nous sommes loin de Ilse, pathétiquement présente « en personne » dans Le Livre brisé.

 

Je poursuis la citation de Laurens :

« Même à Cerisy, une décennie pourtant dynamique n'a pas suffi à s'accorder sur une définition de ce "genre" trop hybride pour en être un. Philippe Forest parle plutôt de "roman vécu", d'autres d'"autobiographie critique", je préfère "écriture de soi" pour désigner quelque chose qui donne beaucoup de soi sans se réduire au moi ni s'y complaire […] »

Evidemment la substitution de l’autofiction par « écriture de soi » n’est pas satisfaisante, la part de la fiction y étant indéterminée (ce qui n’était pas le cas chez S. Doubrovsky qui se limitait au « présent » et à la réécriture des dialogues), pas étonnant alors que le genre devienne « hybride » et empreint de duplicité. Laurens ne joue pas le jeu. Il ne s’agit d’ailleurs pas de le lui reprocher, chacun jouant au jeu qui lui convient, mais reconnaissons à S D le mérite de son invention, et ne le lui contestons pas sous le prétexte d’en faire autre chose (si l’on « prend des libertés avec la réalité factuelle », on n’est tout simplement plus dans l’autofiction).

 

2) « Se garder du mot autofiction » ? Le mot est intéressant, pourtant. « Nouant ensemble l'autobiographie, qui suppose une authenticité, et la fiction, qui, sans être forcément oeuvre d'imagination, est toujours façonnage ou feinte, l'autofiction souligne sa duplicité et la nôtre. Elle ne propose pas une affirmation du moi, mais dissout au contraire, plus que n'importe quelle autre forme littéraire, toute certitude identitaire, toute illusion de transparence. A l'ère du soupçon (Nathalie Sarraute), elle insiste sur le doute, l'ambiguïté, l'indécidable et le vide qui nous fondent. Son objet est l'individu dans cet écart de soi à soi qui intéresse aussi la psychanalyse, et particulièrement l'individu qui écrit. »

 

Non ! Son objet n’est pas l’individu mais la relation. Relation double d’ailleurs : de moi à l’autre, et du Je à la langue (je vous renvoie au cogito doubrovskyen).

 

II. Larvatus Prodeo

 

L’une des grandes tentatives de recentrement du sujet sur lui-même, du pur rapport de soi à soi, se trouve chez Descartes, dans cet épisode fondateur du bivouac solitaire de la trêve hivernale des débuts de la terrible Guerre de Trente ans.

« …Le commencement de l’hiver m’arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n’ayant d’ailleurs, par bonheur, aucun soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j’avais tout loisir de m’entretenir de mes pensées. Entre lesquelles l’une des premières fut que je m’avisais de considérer que souvent il n’y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu’en ceux auxquels un seul a travaillé. » (DM, 2de partie, 1637).

Cette première pensée devenue principe congédie tout simplement, comme la suite l’explique, toute éducation, empilement hétéroclite de matières et de méthodes, et, par delà, tout apport extérieur vécu comme intrusion. Il s’agit simplement de « bien diriger sa raison » et cela exige l’interruption du social, le débranchement du moi social (cf. le « tantôt je pense et tantôt je suis » de Valéry. Je ne pense que dans ce hors-monde du silence du social où la perturbation de l’amour propre  et du besoin de la reconnaissance de l’autre se trouvent hors jeu).

« …je me trouvai comme contraint d’entreprendre moi-même de me conduire …comme un homme qui marche seul et dans les ténèbres ».

Le Discours, comme les Lettres, utilise de façon récurrente la métaphore des bâtisses à abattre. Il faut les abattre pour les rebâtir lorsqu’elles sont « en danger de tomber d’elles-mêmes et que les fondements n’en sont pas bien sûrs ».

La morale par provision de la 3° partie file la métaphore pour proposer la conception d’un moi qui serait, entre sa désaliénation et son émancipation, comme locataire de lui-même, habitant un espace provisoire de pensée. Après avoir abattu le premier logis et en attendant que le suivant soit disponible, il faut un logement d’intérim, un habitat transitoire :

« Comme ce n’est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où on demeure, que de l’abattre […] mais qu’il faut aussi s’être pourvu de quelque autre où on puisse être logé commodément pendant ce temps qu’on y travaillera ; aussi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions […] je me formai une morale par provision… »

Morale dont la première maxime «  était d’obéir aux lois et coutumes de mon pays », c’est-à-dire de faire exactement comme tout le monde sans adhérer un seul instant, autrement que sur le mode de l’hypocrisie conformiste, à ces mœurs provisoires (j’entends évidemment ici l’hypocrisie dans son acception étymologique : jouer un rôle, faire l’acteur).

On peut penser que ce provisoire dure en fait toute la vie et que le logis à rebâtir se fait de façon tout intérieure. La métaphore des logis permet de cerner le problème de l’identité, ou plutôt de son défaut. Entre le logis hérité et le logis qu’on construit conforme à son dessein, s’interpose le local d’emprunt. Il symbolise en fait le monde dans lequel on va devoir vivre sans s’y sentir chez soi. Descartes, bien avant la rédaction du Discours, mais se rapportant à la même période, faisait alors de ce monde un théâtre :

« Ut comoedi, moniti ne in fronte appareat pudor, personam induunt: sic ego, hoc mundi theatrum conscensurus, in quo hactenus spectator exstiti, larvatus prodeo.

(Descartes, Cogitationes privatae, Préambule, AT, X, 213 4-7: 1619 (RD a 23 ans)).

« De même qu’on rappelle aux comédiens de porter un masque afin que le trouble ne puisse se lire sur leur visage, ainsi, moi, sur ce théâtre du monde où il me faut monter alors que je m’y tenais jusqu’ici en spectateur, je m’avance masqué » (ou : je m’avance possédé, délirant ; ou encore, comme un spectre !).

Traduction autorisée :

« Comme les acteurs appelés en scène, pour cacher la rougeur de leur front, revêtent un masque (persona), ainsi, moi, prêt à monter sur le théâtre du monde où je me suis jusqu’ici tenu en spectateur, je m’avance masqué (larvatus). »

Larvatus  répond à personam, mais Descartes utilise un terme beaucoup plus polysémique et d’ailleurs, Gaffiot ne donne même pas le sens de masque, masquer à larva, larvo. On peut gloser sur ce large spectre sémantique !

Larvatus, p.p de larvo = ensorceler! Larva = spectre, fantôme, masque, larvatio = visions, délire. (larvatus = délirant, chez Plaute).

Ce texte date de cette même période où Descartes, dans la fameuse nuit du 10 au 11 novembre 1619 fit trois songes décisifs, « enfermé seul dans son poêle ».

Bien sûr, on ne peut indéfiniment se cloîtrer et c’est justement pourquoi Descartes a recours au masque, à la dépersonnalisation qui rend socialement invisible. Il dévoile ainsi dans ses lettres à Guez de Balzac le subterfuge qui lui permet de prolonger l’expérience du poêle en pleine ville, au lieu de la chercher vainement dans la retraite :

« …mais malaisément se peut-il faire, que vous n’ayez aussi quantité de petits voisins, qui vous vont quelquefois importuner, et de qui les visites sont encore plus incommodes que celles que vous recevez à Paris… » ( Lettre à Guez de Balzac du 5 Mai 1631).

Ce que reproche Descartes à la  maison des champs où l’on peut faire retraite tient à deux choses. D’abord, il y manque toujours une infinité de commodités, qui ne se trouvent que dans les villes, et sans ces commodités, la gêne, la peine, la fatigue vous prive des « aises » et de la facilité de vivre qui semblent définir un aspect fondamental de la liberté cartésienne. Ce qui pourrait le distinguer d’un certain stoïcisme. La souffrance, les soucis vous requièrent et vous absorbent, vous interdisant la liberté de penser, laquelle nécessite quiétude et disposition de soi. La solitude cartésienne ne sera donc pas un ermitage austère.

Ensuite, « la solitude même qu’on y espère, ne s’y rencontre jamais toute parfaite », et à l’incommodité matérielle de l’inconfort rural vient s’ajouter l’incommodité sociale des importuns « au lieu qu’en cette grande ville où je suis, n’y ayant aucun homme, excepté moi, qui n’exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit, que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne. Je me vais promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées, et je n’y considère pas autrement les hommes que j’y vois, que je ferais les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y paissent. Le bruit même de leur tracas n’interrompt pas plus mes rêveries que ferait celui de quelque ruisseau…» ( Lettre à Balzac, op.cit.)

 

Au même, le 15 Avril de la même année :

« Je suis devenu si philosophe, que je méprise la plupart des choses qui sont ordinairement estimées, et en estime quelques autres dont on n’a point accoutumé de faire cas. »

Le problème du theatrum mundi, de la comédie humaine, c’est qu’il y faut faire figure (bonne si possible !). On cherche toujours « le moyen de faire figure dans le monde » se lamentait Bossuer. Et bien Descartes, lui fuyait absolument ce souci.

A Amsterdam ou à Leyde, cet embarras est levé puisqu’il est l’unique exception du monde marchand au sein duquel pourtant il vit.

 

Je ne crois pas m’abuser en pensant que nous avons là réunies, via Proust et Descartes, l’essentiel des pièces à décharge qui permettent de relativiser le jugement catégorique de Rosset sur l’inexistence d’une identité personnelle.

Les considérations sur la dépersonnalisation dépressive qui clôturent Route de nuit autorisent la confrontation.

Rosset y diagnostique une « déconstruction de la personnalité, une sorte d’effacement du moi » (p.90). Il faudrait ajouter, oui, mais du moi social. Et en ce sens, ce dont il déplore les effets destructeurs est précisément ce qui se trouve requis pour l’édification du « moi véritable ». Cette « blessure d’abandon » qui ruine le « cogito tordu » de l’identité sociale par le désamour, est au contraire à rechercher dans le but d’abattre ce moi compromis et aliéné, prélude à une authentique reconstruction.

Le problème, on vient de le voir, étant que cette reconstruction d’un moi neuf ne pourra jamais vraiment voir le jour, sinon comme succédané précaire et alternatif dans la complète solitude du poêle ou de ce qui en fait office, comme la table de travail de l’écrivain.

Un peu plus loin, Rosset note que la dépersonnalisation dont il rend compte se présente comme déréalisation et que ceci le met en demeure de choisir entre la réalité du monde et la réalité du moi :

« …sentiment […] que c’est moi ou le réel qui ne sont faits que de carton-pâte, ou du moins ne relève pas du même type d’existence et ne peuvent par conséquent pas se croiser (sentiment bref mais horrifique que j’avais éprouvé au réveil d’une petite anesthésie)». (p.100).

On ne saurait mieux dire, et c’est très exactement la disjonction révélée par Valéry : le moi véritable et le moi social, immergé dans la Comédie humaine, ne peuvent cohabiter. Pour la claire raison qu’il n’y a d’identité personnelle que sous la stricte condition que la mondanité, au sens phénoménologique du terme, soit radicalement mise hors jeu. Je ne pense pas là où je suis et je ne suis pas là où je pense notait aussi Lacan, enchérissant sur Valéry.

Nous ne sommes « face à face avec nous-mêmes » que lorsque les autres n’y sont pas. Non seulement en société, mais même et surtout dans la solitude puisqu’il s’agit de se déprendre du social en nous, de faire en quelque sorte un travail d’exorciste sur un possédé. Nous sommes par là au plus près des intuitions de Rousseau sur la société perverse et la nécessité pédagogique incontournable d’y soustraire celui appelé à devenir lui-même, selon l’injonction de Pindare maintes fois reprise, notamment par Nietzsche : « deviens qui tu es ».

« All the world’s a stage / And all men and women merely players » dit Shakespeare (As you like it, II, 7).

Descartes a-t-il connu le théâtre élisabéthain, son contemporain, c’est peu probable mais on sait qu’il se passionnait pour la poésie dramatique et qu’on jouait couramment des pièces au collège de la Flèche durant sa formation. Le larvatus prodeo a donc toute la force de quelqu’un qui sait de quoi il parle.

La socialité est un masque, la société une comédie et le monde, le réel, la concrétion d’une substance étrangère. Il s’agit donc de faire semblant, toute adhésion au masque, au rôle, neutralisant les chances de « liberté », de détachement. Descartes en fait une expérience éminemment subjective, une décision et même une stratégie personnelle.

Ce semblant, ce faux-semblant peut, à l’inverse, provenir d’une déréalisation du monde ambiant, d’un effondrement de la réalité qui apparaît alors comme un décor de carton-pâte. C’est cette expérience symétrique inverse de celle de Descartes, subie et non voulue, que nous décrit Barthes dans les Fragments.

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