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Philosophie en Sciences de l’Education

 

Vous êtes sur le blog de Patrick G. Berthier

Maître de conférences à l’Université de Paris 8

 

Ce blog est principalement destiné aux étudiants qui suivent à Paris 8 mes cours de Licence et séminaires de Master 1 & 2. Ils y retrouveront l’essentiel de chaque séance en différé, avec la distorsion plus ou moins importante que ma retranscription imprimera à ce qui aura été dit en présentiel, et que l’ajout de notes non utilisées pourra éventuellement enrichir. Entre le cannevas discursif prévu et sa « performance » où l’improvisation joue souvent un rôle essentiel, largement guidé par les questions de l’assistance, se creuse un écart qu’il me paraît utile de maintenir et d’évaluer.

Le but est ici de fournir, en sus des notes prises, un texte susceptible de servir de base à une réflexion et une investigation sur le thème proposé. Ce sobre dispositif devrait permettre aux étudiants de dépasser la simple « participation » aux cours, pour entrer dans une véritable discussion au début du cours suivant, discussion préparée grâce au travail mené sur la mise en ligne de l’intervention, ou du moins de ses éléments.

 

L’utilité de ce blog sera testée durant ce second semestre 2006-2007 sur le séminaire de Master 1 consacré à la notion d’Expérience, essentiellement chez John Dewey.

Première séance : Mardi 27 Février 2007.

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22 décembre 2007 6 22 /12 /décembre /2007 11:58

Raisonnement III

 

 

Nous en étions restés au schéma ternaire de l’abduction. Je le reprends : 

-Tout A est B (règle)

            -C est B (résultat)

            -C est A (cas)

Soit, en revenant à notre syllogisme de départ :

            -Tout H est M (règle)

            -S est M (résultat)

            -S est H (cas).

En remplaçant S par un autre sujet que Socrate ayant la qualité « mortel », selon la méthode des variations, on voit tout de suite les dangers de l’abduction (mettons souris) :

            -Tous les hommes sont mortels

            -une souris est mortelle

            -donc une souris est un homme !

(Ne riez pas trop fort, ce genre de paralogisme est extrêmement fréquent, explicite ou sous-jacent, dans nombre d’allocutions et d’interventions, même chez les scientifiques comme le montre la suite).

C’est évidemment la même faute logique que celle commise par Claude Bernard : les propositions universelles ne sont pas nécessairement commutatives. Rien n’autorise à passer de « tout A est B » à « tout B est A ». A est un sous-ensemble de B, mais le contraire n’est pas vrai. Ce n’est donc pas parce qu’un sujet possède la qualité B qu’il appartient à A.

Le grand sémioticien Umberto Eco a montré que ces problèmes de logique, pourtant élémentaires, pose de redoutables problèmes aux savants dès qu’ils sont en présence d’un phénomène nouveau ou d’un spécimen inconnu. (Je vous rappelle que pour Dewey, comme nous vivons dans un monde sans cesse changeant, selon la théorie de l’évolution généralisée aux périodes courtes, et notamment à la vie humaine, toute situation présente toujours nécessairement des aspects nouveaux. Tout phénomène est donc essentiellement conjoncturel, ce qui implique qu’il n’est pas appréhendable et explicable dans le cadre d’un raisonnement figé, reproductible à l’identique. Point capital pour le pragmatisme et sur lequel nous reviendrons).

Il aura fallu quatre vingt ans aux naturalistes pour ranger l’ornithorynque dans une espèce.

Le problème était le suivant :

Cette animal est doté, entre autres d’un bec de canard (d’où son nom : orithoriynchus ananitus : au bec d’oiseau comme celui d’un canard), d’un pelage, de pattes griffues et palmées, d’une queue de castor.

On cru d’abord à un canular, à un montage. Mais l’animal existe vraiment. Plusieurs spécimen sont expédiés d’Australie et disséqués. D’où la question : qu’est-ce que c’est ?

Et pour répondre à la question, quantité d’abductions :

-tous les oiseaux ont un bec ; l’ornithorynque a un bec ; donc c’est un oiseau mais,

-tous les oiseaux ont des ailes ; l’ornithorynque n’a pas d’ailes, donc ce n’est pas un oiseau.

Ou, dans une autre série :

-tous les animaux à pelage sont des mammifères ; l’ornithorynque a un pelage ; donc c’est un mammifère. Oui mais :

-tous les mammifères sont vivipares ; l’ornithorynque est ovipare, donc ce n’est pas un mammifère…

Jusqu’à ce qu’on admette que l’ornithorynque ne rentrait dans aucune catégorie préétablie, et qu’il fallait créer un fichier pour une nouvelle espèce, celle des monotrèmes qui regroupe les mammifères ovipares.

Le grand intérêt de cette enquête (Inquiry dirait Dewey) est révélé par son caractère naturaliste. Je veux dire par là que ce n’est pas un pur problème de logique formelle et que, pour cette raison, la solution passe par la vérification, par l’observation factuelle. Il s’agissait de savoir si, en fait, l’ornithorynque pondait ou pas des œufs, comme il s’agissait peu avant de savoir s’il possède ou pas des mamelles. Une femelle qui pond des œufs ET allaite ses petits renversait toutes les vérités établies en sciences naturelles, et notamment ces catégories incompatibles des ovipares et des mammifères. La leçon à tirer est que, dès qu’on quitte le socle sûr de la déduction, qui elle s’accommode fort bien d’un pur raisonnement intellectuel, l’induction et l’abduction nécessite absolument un retour à l’expérience pour se voir valider. L’induction et l’abduction ne peuvent donc s’exercer légitimement qu’au sein de la méthode expérimentale, et c’est exactement le sens de ce que Dewey préconise en pédagogie. Il faut un cadre au raisonnement, et ce ne peut être que l’expérience.   

Ce qui revient à dire que l’observation est une donnée indispensable de l’abduction. La déduction peut fort bien s’en passer puisqu’elle suit les implications d’une démonstration formelle dont la validité ne dépend que de l’enchaînement logique de propositions conçues comme des « expressions bien formées ». Une proposition déduite est déclarée vraie, fausse ou indécidable (ne jamais oublier cette troisième possibilité, statistiquement majoritaire !) sans recours à l’expérience puisqu’il ne s’agit que d’un raisonnement par procédure, d’un ensemble d’opérations abstraites, raison pour laquelle démonstrations et déductions se font, pour la plupart, dans le médium de langages formalisés de type logico-mathématique, ne faisant intervenir que des algorithmes,  opérateurs, quantificateurs et autres foncteurs [(⌐a Vb)→(a&c) ≡ d], alors que l’abduction s’exprime prioritairement dans la langue vernaculaire, commune.

Mais, pour l’abduction, quel est alors le rapport exact entre observation et raisonnement ?

On trouve dans Conan Doyle, déjà mis à contribution dans un cours précédent, une petite séquence dans laquelle Holmes répond à Watson sur cette question :

« l’observation m’indique que vous vous êtes rendu à la poste de Wigmore street ce matin ; mais c’est par déduction [en fait par abduction] que je sais que vous avez envoyé un télégramme…cet exemple peut servir à définir les limites de l’observation et de la déduction. Ainsi, j’observe des traces de boue rougeâtre à votre chaussure. Or, juste en face de la poste de Wigmore street, la chaussée vient d’être défaite ; de la terre s’y trouve répandue de telle sorte qu’il est difficile de ne pas marcher dedans pour entrer dans le bureau…Tout ceci est observation.

-Comment alors avez-vous déduit le télégramme ?

-Je savais pertinemment que vous n’aviez pas écrit de lettre puisque toute la matinée je suis resté assis en face de vous…Pourquoi seriez-vous donc allé à la poste, sinon pour envoyer un télégramme ? Eliminez tous les autres mobiles, celui qui reste doit-être le bon » (Le Signe des Quatre). 

Cette distinction entre observation et « déduction » (le terme est ici générique de tout raisonnement) ne paraîtrait pas probante aux pragmatistes. Ce que Holmes met au compte de la pure et simple observation procède bel et bien d’un raisonnement de forme syllogistique :

            -Il y a de la boue rougeâtre devant le bureau de poste de Wigmore street

            -vos chaussures portent des traces de boue rougeâtre

            -donc vous vous êtes rendu à la poste de Wigmore street

De la pure observation, rien ne s’ensuit sans raisonnement. Par eux-même, les faits n’ont pas de signification, les faits ne parlent pas d’eux-mêmes, ils demandent une interprétation (les cas abondent d’erreurs judiciaires dues à l’évidence manifeste de la culpabilité du prévenu. Je vous renvoie au film douze hommes en colère qui présente le démontage d’un de ces cas exemplaires où l’analyse fine des données démaille au fur et à mesure de son enquête l’ensemble du tissu d’évidences qui devait rendre, par sa simplicité, le procès expéditif).

La dernière phrase de Holmes est plus pertinente. Le raisonnement, en effet, consiste, pour l’essentiel, à développer un faisceau d’hypothèse concurrentes qui « expliquent » le faisceau d’indices organisé en problème. La suggestion (H) de l’étape trois du schéma de Dewey ouvre en fait sur une pluralité de suggestions connexes. L’hypothèse suggérée en active d’autres dès lors que des objections s’élèvent. Dewey donne cet exemple au chapitre 7 (L’inférence systématique) : un homme qui rentre chez lui trouve son appartement en désordre. Il pense immédiatement à un cambriolage, mais il ne relève aucun indice apparent d’effraction sur la porte. Il songe alors que ses enfants, particulièrement espiègles et agités ont pu jouer en renversant tout dans leurs ébats. Il hésite entre les deux interprétations et pour trancher, cherche à vérifier si quelque chose manque qui accréditerait l’idée du vol.

On voit par cet exemple que le raisonnement par abduction développe des suggestions rivales, exactement comme dans l’enquête mené sur l’identité de l’ornithorynque (mammifère ou ovipare ?). L’hypothèse, sitôt suggérée, se démultiplie et exige une sorte de va-et-vient entre proposition, objection, réfutation ou accréditation de l’objection, jusqu’à ce qu’une seule proposition soit recevable au titre de la solution du problème. C’est ce que consigne le quatrième item de Dewey, celui qui correspond proprement au raisonnement, et  qu’énonce également la quatrième étape de la procédure inspirée de Pierce :

«  - il n’y a pas d’autre hypothèse qui puisse fournir une meilleure explication que H ».

Pour clore, momentanément, ces considérations sur l’abduction, je voudrais en synthétiser les conséquences sur le plan éducatif, telles que Dewey les mentionnent à la fin du chapitre 6.

Il y fait cette remarque très importante que le but de l’éducation consiste à former des esprits logiques, ou plus exactement, entraînés à raisonner (logically trained). Il ne faut pas s’y tromper, il ne s’agit pas là d’une assertion banale car par « logique », Dewey entend « un esprit capable de juger jusqu’où chacune des phases du processus doit être poussée dans chaque situation particulière ». Autrement dit, chaque situation est un cas particulier relevant d’un traitement particulier, même si le cheminement abductif demeure le même. Il ajoute : « On ne peut imposer aucune loi d’airain. Chaque cas doit être abordé tel qu’il se présente, selon son importance et en fonction du contexte dans lequel il a lieu ». Contrairement à la déduction, l’abduction, si elle relève bien d’une méthode, n’a pas véritablement de modèle. Elle est pour ainsi dire à géométrie variable puisqu’elle doit s’adapter constamment à des situations toujours nouvelles s’organisant en problèmes toujours nouveaux.

« L’esprit (logiquement) entraîné est celui qui saisit le mieux les données de l’observation, la formation des idées, le raisonnement et la vérification requis dans chaque cas particulier et qui profite le mieux des erreurs passées ».

Il n’y a, pour Dewey, que des cas particuliers, que des expériences originales, raison pour laquelle il s’agit de former les esprits à une logique évolutive dont le fonctionnement d’ensemble reste identifiable et demeure le même, mais dont les modalités varient en fonction de la situation-problème considérée.  Sherlok Holmes et les médecins raisonnent toujours à partir du même canevas logique mais en déployant des investigations chaque fois originales puisque chaque nouveau cas est inédit, non conforme aux précédents, comme chaque nouveau patient est potentiellement porteur d’une forme nouvelle de maladie, d’un virus mutant ou inconnu. C’est du moins dans cette direction d’une expérience continue, plus exactement d’un continuum de l’expérience, que Dewey invite à penser la nécessité d’une éducation à l’adaptation permanente à un monde changeant.

 

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20 décembre 2007 4 20 /12 /décembre /2007 20:32

Human Nature & Conduct III.6

 

Cette dichotomie des moyens (means) et des fins (ends-in-view or aims) semblera surprenante chez Dewey, tant elle semble renouer avec une distinction qui paraissait rejetée. Comment discréditer l’abstraction économique par son vecteur, l’argent, en tant que simple moyen, si, comme il a été dit dans la première partie, les fins ne sont pas, par nature, différents des moyens ? Comment affirmer que la fin de l’économie ne se trouve pas en elle-même lorsqu’on a révoqué toute distinction d’espèce entre fin et moyen ? Aussi, dans le chapitre suivant, faudra-t-il préciser la « véritable nature des fins »(sous-titre du chapitre 6), afin de lever ce malaise. Les fins (aims) ne sont rien d’autre que « les conséquences prévues influençant l’actuelle  délibération». Ce qui revient à les inscrire au sein de l’action, et non pas à les concevoir comme des termini de celle-ci, comme des buts extérieurs à l’activité que celle-ci doit atteindre, un peu comme le cœur de la cible pour l’archer. Dans les termes de Dewey, l’end-in-view ne doit pas se confondre avec un outside-aim, un final goal.

 

“The entire popular notion of " ideals " is infected with this conception of some fixed end beyond activity at which we should aim” (Toute la notion populaire de l’idéal est infectée (sic) par cette conception d’une finalité fixe située au-delà de l’activité et vers laquelle nous devrions tendre). Pour reprendre l’exemple de l’archer, qui, à ce stade, ne se trouve pas encore dans le texte, « l’idéal » est représenté par le centre de la cible, fixe, distante et (in)différente aux efforts pour bander l’arc et viser. Le but est foncièrement différent des éléments de l’action développée pour l’atteindre. Et surtout, ce but est fixe. La conception d’une activité tendant à un but fixe remonterait à Aristote qui pense le changement comme « l’effort pour réaliser une forme complète parfaite », la croissance du gland réalise à terme le chêne pleinement développé qui est sa destination. Il en allait de même pour le développement humain vers un idéal d’humanité. Je ne crois pas que l’attribution à Aristote d’un idéalisme plutôt platonicien soit tenable, mais admettons et ne nous soucions pas pour l’heure de l’exactitude des vues de Dewey sur l’histoire de la philosophie. On voit qu’il veut épingler une survivance théorique que la révolution scientifique du XVII° rend pourtant caduque. La notion de cause finale[1], ici en question, aurait du disparaître de la réflexion classique, or elle s’est maintenue, non dans le domaine scientifique qui l’a éradiquée, mais en philosophie où elle est devenue la pierre angulaire de la Morale. « L’effet immédiat fut de disloquer l’unité de la morale et des sciences naturelles, de cliver le monde de l’homme comme il ne l’avait encore jamais été dans les civilisations antérieures. On avait une méthode pour traiter les phénomènes naturels tandis qu’un ensemble d’idées radicalement opposées prévalait dans les affaires humaines » (p.225). Dewey semble faire remonter l’abandon des causes finales au XVII°, ce qui paraît assez discutable. Le préformationisme n’est-il pas une téléologie, et qui au XVII° siècle considérait que la croissance, végétale ou animale ne réalisait pas la figure définitive que contenait et anticipait le germe ? Cette révision de l’histoire des idées est douteuse, mais on voit où Dewey veut en venir. Le véritable fossoyeur de l’idée de cause finale est Charles Darwin. C’est seulement l’idée d’évolution qui met à mal le principe d’un développement censé réaliser uniquement des virtualités prédéfinies. La théorie cartésienne des animaux machines à prévalue durant tout le XVIII°. Mais peut importe. L’important c’est de lier l’idée de fin à celle de conséquence. La fin (aim) est la conséquence envisagée de l’action, elle n’en est donc pas détachable, prise qu’elle est dans le réseau des conséquences d’actions passées qui constituent ses conditions d’émergence, et  des conséquences souhaitables d’actions à initier. Ces fins « ne sont en aucun sens les fins de l’action. Etant les fins de la délibération, elles sont les pivots qui réorientent l’action ».

« Stricto sensu, une fin (end-in-view) est un moyen (means) de l’action présente ; la présente action n’est pas un moyen en vue d’une fin lointaine. Les hommes ne s’adonne pas au tir parce qu’il existe des cibles, ils disposent des cibles de façon à rendre plus efficaces leurs tirs ».

« Lorsque les fins sont perçues littéralement comme les fins de l’action plutôt que comme des stimuli orientant le choix présent, elles sont isolées et gelées. » Avec comme conséquence l’étroitesse de vue. La croissance est gelée ! A fortiori lorsque cette fin doit s’entendre nécessairement au singulier et avec majuscule. Concevoir une Fin unique, un souverain bien, revient à refuser l’évidence de la pluralité d’effets produit par un seul acte. L’adage selon lequel la fin justifie les moyens est justement revendiqué par ceux qui, absorbés dans ce qu’ils font, perdent de vue les diverses conséquences de leur action. Ce faisant, il oublie que ces conséquences « collatérales », non désirées, non intentionnelles, sont tout aussi des fins que l’objectif qu’il s’était fixé, des résultantes de son action.

Même en gardant la dimension intentionnelle, une fin ne peut être séparée de l’action qui la porte, des moyens qui la produisent. Aussi la question se pose-t-elle : « Pourquoi ne reconnaît-on pas universellement qu’une fin est un dispositif de l’intelligence pour guider l’action, un instrument pour libérer et harmoniser les tendances contrariées ? » La réponse tient en un jeu de mots : « ends are endless ». Les fins sont infinies. « il n’y a pas de fixes finalités autonomes».

L’erreur kantienne (Dewey se montre en fait bien plus sévère, n’hésitant pas à parler de wilful  folly, d’entêtement dans la folie) consiste à s’obstiner dans la fixation d’une finalité unique. Faisant implicitement référence à la célèbre querelle sur un prétendu droit de mentir par humanité qui opposait Kant à Benjamin Constant, Dewey montre que la monomanie du bien revient à peu près à se cacher derrière son petit doigt (on évince du champ de préoccupation toutes les conséquences non désirables de son action de la même façon qu’on obturerait le champ de vision en plaçant un doigt devant l’œil en prétendant qu’il fait disparaître la montagne. Je synthétise un passage de la page 229). La fin ne peut donc jamais justifier les moyens puisqu’on ne peut jamais évoquer une fin unique mais seulement les conséquences multiples, volontaires et involontaires, conscientes et inconscientes, d’un seul et même acte. 

« Nous nous efforçons de maintenir l’action dans les sillons déjà creusés. Nous croyons dangereuses les nouveautés, illicites les expériences, interdites les déviances. Les finalités ainsi fixées et séparées ne reflètent que la projection de nos propres habitudes comportementales non inter-actionnistes ». Toutefois, le défaut inverse n’est pas moins inquiétant. Si l’esprit métaphysique des buts fixes fait l’objet d’une critique serrée, l’esprit pratique, pragmatique au sens vulgaire, n’est pas épargné. S’il prend le monde « comme il est », ce dernier se contente de l’aménager à la marge, autant qu’il est possible, dans son intérêt propre. Et dans ce cas, l’intelligence mise en œuvre n’excède guère la simple « manipulation », sans accéder à la « construction ». Sans aménité, Dewey nous dit qu’il s’agit là de l’intelligence du politicien, de l’administrateur et du manager, une intelligence pratique « qui a donné un sens péjoratif à un mot qui méritait l’éloge : l’opportunisme ; car la plus haute tâche de l’intelligence est bien de saisir et de réaliser d’authentiques opportunités, possibilités ».(234)

Quant aux classiques, dans leur condamnation des pulsions et leur engouement pour la volonté, la loi morale, qui les contrarie, ils semblent ne pas suspecter le moins du monde qu’ils sont eux-mêmes mû par d’inavouables pulsions (impulses) , en l’occurrence la timidité qui les conduits paradoxalement à se cramponner à l’autorité, puis, par vanité, à revendiquer pour eux-mêmes cette autorité dont ils deviennent pour ainsi dire dépositaire et qui leur interdit de se lancer dans de nouvelles aventures. L’amour de la certitude (Dewey a écrit un ouvrage critique magistral sur le sujet, qui sera bientôt traduit en français : La quête de la certitude) n’est rien d’autre qu’une demande de garantie anticipée pour toute action future. « Le dogmatisme transforme la vérité en compagnie d’assurance » dit plaisamment (et méchamment) Dewey. Il ignore tout de l’expérience, seule source de vérité. La sphère des fixes, finalité figée et principes immuables, tétanise toute velléité expérimentale et se fait le support d’un curieux sentiment de sécurité, « d’un refuge pour le craintif et du moyen par lequel l’audacieux fait du timide sa proie ». Cette anamorphose de la timidité en témérité est des plus intéressante puisqu’on reconnaît là l’essentiel de la position pratique kantienne exaltant la détermination véritablement colossale (puisqu’elle revendique rien de moins que l’expression de l’universel) de l’autonomie. Ce colosse est un nain trouillard nous dit tout benoîtement Dewey. La peur panique de l’aventure que représente toute expérimentation, au risque d’y perdre le maigre viatique de l’héritage traditionnel, se retourne en son contraire et s’hypertrophie en certitude ossifiée. 

Le pragmatisme, le vrai, l’authentique, embouque donc l’étroit chenal qui évite d’un côté le Sylla arrogant de la morale et de l’épistémologie kantiennes, de l’autre le Charybde non moins vaniteux du petit bricolage intéressé du libéralisme pris en mauvaise part.



[1] Voir les travaux d’ Anthony Wilden sur la téléologie, curieux bonhomme collaborateur de Lacan, de Girard, de Bateson…

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20 décembre 2007 4 20 /12 /décembre /2007 19:01

Recension et commentaire de Human Nature & Conduct III 5

 

 

Fidèle à son anti-dualisme radical (ce pourrait être le sous-titre de toute son œuvre), Dewey refuse de distinguer dans les conduites humaines les comportements moraux et les comportements « opportunistes » (expediency).

Toute conduite procède en effet d’une seule et même réflexion. Il s’agit toujours de résoudre un problème, l’actualité d’une difficulté (« The rectifying of present troubles, the harmonizing of present incompatibilities”). Il y a une unité générale des conduites parce que toutes relèvent d’une action, quelle qu’elle soit, qui constate un mal, bad et veut le transformer en bien, good. On retrouve là encore un principe dynamique quasi freudien tension/satisfaction.

Toute conduite cherche à « harmoniser les incompatibles », à supprimer les oppositions, les tensions conflictuelles.

S’ensuit l’amorce d’une théorie du Bien, que j’écris, à tort, avec une majuscule pour rappeler qu’il s’agit d’un maître concept de la philosophie morale (et politique) qui a presque toujours divisé l’action humaine en empirique ou pragmatique et morale. Agir moralement, c’est tendre au « souverain Bien », et non viser quelque satisfaction répondant à un besoin ou un désir  (les appétits). La philosophie morale distingue le « bien » du « bon », le second terme désignant un but non moral. Dewey veut démontrer au contraire que le bien est unique (comme l’affirme le sous-titre du chapitre : « The Uniqueness of Good »). Le bien que vise la conduite « opportuniste » et celui que suit la conduite morale ne sont pas de nature différente. Le problème est demeuré très aigu chez les contemporains, on trouve par exemple chez John Rawls une tentative de concilier les finalités de la « belle vie », de la « vie bonne » de l’Ethique aristotélicienne avec le « souverain Bien » kantien.

« Good consists in the meaning that is experienced to belong to an activity when conflict and entanglement of various incompatible impulses and habits terminate in a unified orderly release in action.”

 

Première remarque, le Bien ne consiste pas en quelque chose de concret, en un objet de satisfaction, mais en une signification (meaning). Signification, sens général de l’activité qui ordonne les incompatibles et les unifie.

Deuxième remarque, les « incompatibles » sont seulement de deux ordres : les pulsions et les habitus (impulses, habits).

Troisième remarque, Le Bien ne s’entend que directement lié à la pensée, « we remain animals so far as we do not think” (Lorsque nous ne pensons pas, nous demeurons des animaux). La satisfaction « animale » ne compte donc pas parmi les biens. Ce qui laisse entendre que l’humanité, la vie avec la pensée, est une modalité intermittente de la vie humaine.

Enfin, l’unification des éléments en tension ne définit un bien que si elle est obtenue par coordination et non par disparition d’un des éléments : « … a unity by oppression and suppression, not by coordination », fausse unité qui n’engendre qu’un « faux bien ».

“In quality, the good is never twice alike. It never copies itself. It is new every morning, fresh every evening. It is unique in its every presentation for it marks the resolution of a distinctive complication of competing habits and impulses which can never repeat itself. Only with a habit rigid to the point of immobility could exactly the same good recur twice. And with such rigid routines the same good does not after all recur, for it does not even occur. There is no consciousness at all, either of good or bad. Rigid habits sink below the level of any meaning at all. And since we live in a moving world, they plunge us finally against conditions to which they are not adapted and so terminate in disaster.” (En qualité, le bien n’est jamais deux fois le même. Il ne se copie pas lui-même. Il est chaque matin nouveau, et nouveau chaque soir. Il est unique dans chacune de ses occurrences car il marque la résolution d’une complication particulière de l’affrontement des habitus et des pulsions qui ne peut jamais se répéter. C’est seulement à la faveur d’une habitude raide jusqu’à l’immobilité qu’un même bien peut faire retour. Et à peine peut-on dire qu’avec de telles habitudes le même bien fait récurrence puisqu’il n’a même pas d’occurrence. Il n’y a aucune conscience, ni du bien ni du mal. Les  habitudes figées sombrent sous le niveau de toute signification possible. Et pour autant que nous vivons dans un monde mouvant, elles nous plongent en définitive dans des situations pour lesquelles elles ne sont pas adaptées et conduisent au désastre.)

Nous ne sommes là pas très éloignés d’une conception héraclitéenne du temps (on songe aux fragments 49a, 91 : Пοταμώ ούκ έστιν εμβήναι δις τώ αυτώ (on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve et 6 : (Ηλιος) νέος έφ’ημέρη (le soleil : nouveau chaque jour) qui rend impossible le retour du même : « the same good does not recur, does not even occur”. Comme le soleil héraclitéen, le bien, comme « résolution des complications » est chaque fois nouveau. Un habitus qui se rigidifie en habitude « sombre en dessous de tout sens possible. » Toute reproduction à l’identique dans un monde sans cesse changeant ne peut que dénier les conditions auxquelles il s’agit de s’adapter. Il n’y a pas de vieilles recettes du Bien. La reconduction d’un bien ne peut que tourner au désastre. Conclusion éminemment discutable tant l’analyse qui la porte fait fi de l’existence avérée de situations appréhendables dans leur similarité. Mais Dewey ne peut accepter l’éternel retour de ces états de choses, ce serait brader l’idée de croissance (growth), véritable vecteur de toute sa pensée. Le Bien, on l’a vu et le reverra encore, n’est autre que la croissance elle-même, celle-ci ne peut donc marquer la pause dans une stase qui tournerait sur elle-même. Le Bien ne sert qu’une fois, étant toujours la résolution originale d’un conjoncture unique. Le présent est le seul temps du pragmatisme parce qu’il présente une présence inédite. La présence du présent ne peut se conserver ni se réchauffer.

L’idée d’une définition du bien comme résolution de problème vient de l’utilitarisme, et Dewey ne rechigne pas à payer sa dette à Bentham, mais, par un argument socio-historique souvent mis à contribution, il souligne que si l’intuition utilitariste est intellectuellement pertinente, elle est politiquement calamiteuse, puisque la révolution industrielle en libérant la pensée du dogmatisme des deux mondes, a promu l‘idée de progrès sous toutes ses formes, mais sans s’affranchir complètement des anciennes institutions et des vieux schèmes de pensée. Les révolutions ayant changé les conditions d’existence, d’emprise sur les forces naturelles, sans faire table rase du passé, ont dévié de la trajectoire de leur lancement. “The new industrialism was largely the old feudalism, living in a bank instead of a castle and brandishing the check of credit instead of the sword.” Le seigneur féodal a quitté son donjon pour planter son fauteuil dans une succursale de banque.  La féodalité persistante maintient le préjugé théologique d’une paresse (laziness) originelle que seule l’appât du plaisir ou l’évitement de la douleur peut animer. Obtenir et ne pas perdre devient le nouveau credo de l’âge industriel (bien que faisant fond sur une vielle conception de l’action qui fait du « gain l’objet de toute action »). L’action se comprend comme mise en œuvre de la raison dans la recherche du gain. L’identification du gain au plaisir et de celui-ci au bonheur permet alors de rassembler le bonheur et les affaires (business) dans une même psychologie qui procède au compte et décompte d’unités commensurables de plaisir (« commensurable units of pleasure »). Dans le bonheur, comme dans les affaires, il ne s’agit que de se procurer des gains et éviter des pertes (« procuring gain and averting loss »). Aussi la pensée se résume-t-elle à un calcul. On aura reconnu la psychologie attribuée à Jeremy Bentham. (p.214)

Mais cette assimilation du bonheur (Happiness) aux affaires (business) n’est pas soutenable car le processus de pensée guidant l’action n’est pas le même dans les deux cas. Pour le business, la finalité (end in view) n’est pas en délibération, seuls les moyens pour l’atteindre le sont. Le bonheur, lui, délibère sur la fin qu’il poursuit. Pour le premier, le but à atteindre va de soi, et non pour le second. Dewey développe une conception du bonheur qui ne serait qu’une idée vague, un concept sans intuition dirait Kant, un concept sans objet, qui n’acquerrait du contenu que chemin faisant. On ne sera pas surpris d’apprendre que la voie menant au bonheur procède d’un problème, d’une croisée des routes devant laquelle je dois me déterminer. L’exemple donné concerne le choix entre me dégourdir en promenade ou tenir compagnie à un ami un peu soporifique. L’utilitariste analyse la situation en quantité et non en qualité. La seule différence entre les deux options étant que l’une est susceptible de me procurer davantage de plaisir que l’autre, et c’est uniquement ce qu’il s’agit de calculer. Quel est comparativement le montant du plaisir escompté ? Il ne s’agit donc pas d’une alternative mais d’une pesée, non d’un choix problématique mais d’une mesure comparative.

L’utilitariste méconnaît la nature de la délibération. Sa théorie l’empêche d’admettre une donnée fondamentale de l’expérience, le conflit des habitus et des pulsions. La délibération ne consiste pas à évacuer l’opposition qualitative par un décompte quantitatif. « C’est la tentative de dévoiler le conflit dans toute son étendue » (« It is an attempt to uncover the conflict in its full scope and bearing”). La querelle du quantitatif et du qualitatif, du calcul et de la délibération, débouche à terme sur la question de la formation, car l’utilitarisme empêche de voir, par l’intérêt exclusif porté sur le quantitatif et l’indice de satisfaction, l’individu et le monde que le choix façonne (« what sort of self is in the making, what kind of a world is making ») (p.217). Leibniz avait forgé une théorie des petites perceptions. Dewey pourrait revendiquer celle des petites décisions. Celles-ci en effet, qui scandent les alternatives les plus banales, construisent le sens du monde quotidien, si bien que « les décisions cruciales ne sont guère plus que la révélation de la puissance cumulée des choix les plus triviaux  ».    L’utilitarisme manque donc complètement la question de la délibération puisqu’il la suppose d’emblée connue. L’action n’est pour lui qu’une question d’investissement, de retour sur investissement, alors que la véritable délibération concerne prioritairement le choix d’activité dans lequel on s’engage.

Tout ce passage doit être lu attentivement puisqu’on a souvent reproché au pragmatisme son allégeance à l’utilitarisme. Certains on même dénoncé en lui la transposition philosophique du monde des affaires et du capitalisme sauvage. On voit ici que si Dewey se montre toujours indiscutablement « libéral » (au sens politique, anglo-saxon du terme), il s’en faut de beaucoup qu’on puisse l’accuser de libéralisme (au sens restrictivement économiciste cette fois). L’économie n’est pour lui qu’une abstraction, une activité « qui n’existe pas par elle-même » puisque les stimuli qui l’excitent sont à trouver dans des sphères extra-financières. Seuls les spéculateurs achètent de l’argent. Et s’ils demeuraient en permanence dans leurs fonctions, ils rejoindraient le roi Midas dans sa terrible détresse dorée de ne plus rien pouvoir toucher qui ne se transformât en or. Le commun s’en sert seulement comme d’un moyen en vue d’une fin qui lui est hétérogène, comme d’un équivalent universel pour obtenir des satisfactions particulières. Seul l’utilitarisme cautionne théoriquement le libéralisme économique en réduisant toute activité à la « poursuite calculée d’un gain ». L’homo oeconomicus s’adonne à cette activité sociale qui n’est pas psychologique par nature. Elle ne concerne qu’un type socialement défini de désir « comme il y en a tant d’autres, comme les collections de timbres ou l’observation astronomique ». Dewey  cherche à démontrer que l’économie ne saurait représenter une finalité désirable, elle n’est que le moyen par lequel on peut se procurer ce qui est recherché : du pouvoir, du plaisir, de la notoriété…

 

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17 décembre 2007 1 17 /12 /décembre /2007 09:14

Raisonnement II

 

 

Revenons sur le schéma du raisonnement proposé par Dewey qui en différencie ainsi les étapes :

1)      Une difficulté est ressentie (il ne s’agit d’abord que d’un sentiment, ce que l’exemple ne dit pas : l’anxiété, la contrariété liée à la perspective du retard. « The feeling of a discrepancy »,p.73).

 

2)      Définition de la difficulté. Celle-ci devient problème, elle advient à l’expression et prend la forme d’une question (ici : comment combler ou diminuer le retard).

3)      Suggestion d’une possible solution (Hypothèse)

4)      Développement des orientation suggérées (Raisonnement).

5)      Expérimentation de l’hypothèse retenue.

Cette série a été réinterprétée comme appartenant à la procédure que C.S.Pierce, le père du pragmatisme, à appelé Abduction. Je vous en rappelle les phases :  

-A est une série de données (fait, observation, phénomène).

-H (Hypothèse) explique A ou expliquerait A si H était vrai

-il n’y a pas d’autre hypothèse qui puisse fournir une meilleure explication que H

-par conséquent, H est probablement vrai.

On voit bien que les deux séries sont à peu près identiques, si ce n’est que manque ici la deuxième étape, essentielle, agrégée à la première. Il faudrait ajouter :

            -A est une série de données

            -A présente une difficulté D que H tente de résoudre.

On n’insistera jamais assez sur le caractère d’embarras qui seul peut susciter la formulation du problème. Si les faits ne sont pas perçus comme problématiques, aucune question ne s’ensuit et donc aucun raisonnement. Dans l’optique dans laquelle nous nous sommes placés, dès le début, celle de la persuasion, ce premier point est d’une très grande importance car je ne peux me laisser convaincre par une démonstration, si logiquement contraignante soit-elle, que si je suis dans une disposition d’écoute, qui en permet la réception. Si je possède par avance, par principe, toutes les réponses préconçues aux questions que je ne me suis pas encore posées, jamais quelque chose comme un raisonnement ne verra le jour. C’est le propre du dogmatisme. Un corps de doctrine verrouillé dont toutes les propositions répondent a priori à toute interrogation possible. Pour nous divertir un instant, disons que le modèle du dogmatisme me semble parfaitement résumé dans cette vieille blague que certains cafetiers  affichaient en gros caractères derrière leur comptoir :

-article premier : le patron a toujours raison

-article second : dans tous les autres cas, se reporter à l’article un.

Le dogmatisme est une assurance tous risques contre la pensée réflexive. Il figure l’exact contraire de la pensée heuristique, celle qui cherche. Chercher veut justement dire construire en pensée quelque chose qui n’est pas donné, qui n’a pas été fourni. Les historiens de la philosophie répètent souvent ce mot de Platon que toute réflexion, et donc tout raisonnement surgit d’une situation initiale d’étonnement. Je ne pense que si quelque chose m’étonne. Je m’étonne (θαυμάζω) et toute pensée rationnelle est une tentative d’apaisement, d’élucidation de ce trouble. Le tonnerre peut bien fortement impressionner mais il n’étonne véritablement que lorsqu’on cesse de l’appréhender comme la manifestation de la colère de Zeus et qu’on s’interroge alors sur ses causes et sa nature. Bref, pas de raisonnement sans problème.

Mais raisonnement doit  prendre la marque du pluriel car Pierce, en bon logicien qui partait du schéma général du syllogisme aristotélicien que nous avons eu l’occasion d’évoquer dans les premières séances, en a remanié l’ordre des composants en une triple dynamique relevant de trois procédures différentes.

Le syllogisme canonique est, vous en vous en souvenez, celui-ci :

 

 

            -Tous les hommes sont mortels (Règle)

            -Socrate est un homme              (Cas)

            -Socrate est un mortel              (Résultat)

Sous cette forme, il s’agit, selon Pierce, d’une déduction. Des deux prémisses, la majeure et la mineure, de la confrontation de la règle et du cas, je déduis la conclusion, le résultat.

Mais, je peux aussi induire une conclusion de la confrontation du cas et du résultat, ce qui donne, énoncé formellement :

            -S est H (cas)

            -S est M (résultat)

            -Tout H est M (règle)

On a recours très souvent à l’induction dans le débat argumentatif (et même scientifique), mais le procédé, contrairement à l’imparable déduction, n’est pas sans risque. L’exemple suivant est bien connu des logiciens, au moins depuis le moyen âge :

            -Je n’ai jamais vu que des cygnes blancs

            -donc Tous les cygnes sont blancs.

(Le lecteur attentif, et sourcilleux, remarquera que ce syllogisme n’est pas conforme puisqu’il ne comprend que deux propositions et non trois. C’est ce qu’on appelle depuis Aristote un enthymème. Ce qui signifie deux choses : un syllogisme elliptique, qui sous-entend une des prémisses ou plus souvent contracte les deux prémisses en une seule ; une inférence basée sur des indices ou des vraisemblances).

Il suffit que d’aventure j’avise un cygne noir, pour que cette induction se révèle abusive. Un seul contre-exemple ruine l’induction. Or c’est exactement ce que les scientifiques instituent méthodiquement lorsqu’ils veulent valider la généralisation d’une découverte. Ils s’ingénient à exhiber un cas, un seul, où la loi (la règle) qu’ils viennent de découvrir ne s’applique pas. Le grand épistémologue Karl Popper en a fait l’indice même de la vérification scientifique sous le nom de falsifiabilité. Un énoncé est scientifique si et seulement si l’administration de la preuve du contraire est possible. Par définition, les énoncés dogmatiques ne sont pas falsifiables. Les Byzantins sont passés à la postérité la plus populaire pour avoir gravement devisé sur des propositions radicalement infalsifiables traitant par exemple du sexe des anges. On peut soutenir avec véhémence que les anges sont de sexe féminin, ou qu’ils se présentent sous la forme de bambins mâles, ou encore qu’étant complètement innocents et purs, ils ne sont pas sexués, sans que jamais quelqu’un puisse exhiber un ange réel dont les attributs, ou le manque d’attribut, viendrait démentir la proposition avancée. Induire revient à avancer une généralité, une règle qu’un seul cas peut infirmer. Mais, bien sûr, çà n’est pas parce qu’on n’a pu présenter un seul cas contraire que la proposition est vraie, elle est seulement supposée vraie, jusqu’à preuve du contraire. Tous les cygnes sont blancs…jusqu’à ce que j’en rencontre éventuellement un noir ! Je me place ici dans la perspective du pragmatisme de Dewey pour lequel, on l’a vu, tout provient des faits (réels) et y retourne aux fins de vérification, selon le modèle expérimental que nous étudions (le modèle logico-mathématique d’administration de la preuve ne recourt évidemment pas à l’expérience, il procède selon la méthode géométrique illustrée par Pascal et Spinoza, par définitions, axiomes, propositions et  démonstrations, éventuellement corollaires et scolies. C’est par adéquation ou inadéquation à un système formel clos d’axiomes et de définitions, qu’un énoncé purement logique est vrai, faux ou indécidable. Dans une géométrie plane de type euclidien, la proposition « par un point extérieur à une droite on ne peut faire passer aucune parallèle à cette droite » est faux ; pour une géométrie courbe, non euclidienne, cet énoncé est  vrai).

L’article raisonnement médical du dictionnaire de Lecourt, déjà cité (voir la première partie de ce cours), donne un exemple intéressant, car au plus haut niveau, des dangers de l’induction. Il concerne Claude Bernard lui-même, le promoteur de la médecine expérimentale qui, cherchant à valider l’hypothèse qu’un herbivore à jeun devient un carnivore autophage en consommant son propre sang, fait l’expérience suivante : quand on prive de nourriture un lapin, ses urines deviennent claires et acides, quand on l’alimente (en herbe), elles redeviennent troubles et alcalines. Voici le compte rendu de l’expérience par son auteur : « Le raisonnement inductif que j’ai fait implicitement est le syllogisme suivant : les urines des carnivores sont acides ; or les lapins [à jeun] que j’ai sous les yeux ont des urines acides ; donc ils sont carnivores » (Claude Bernard, Introduction à la médecine expérimentale, 1863, Introduction de la troisième partie, chapitre I). Commentaire de A.C. Masquelet qui signe l’article : « la conclusion constitue une faute logique car l’acidité des urines des lapins peut avoir d’autres causes que l’alimentation carnée. En effet, le conditionné étant posé, la condition n’est pas posée nécessairement : positio conditionato non ponitur conditio » (p.950).

Un exemple plus bucolique fera ressortir la « faute logique » ici en question :        

-Les coquelicots sont rouges

-la fleur que j’ai sous les yeux est rouge

-donc la fleur que j’ai sous les yeux est un coquelicot (c’est une rose rouge !)

Mais cette « faute logique » n’émane pas, à proprement parler, d’une induction, elle ne suit pas le schéma cas-résultat-règle, mais l’ordre règle (tous les coquelicots sont rouges ; tous les carnivores ont des urines acides) –résultat (la fleur que j’ai sous les yeux est rouge ; les lapins que j’ai sous les yeux ont des urines acides) –cas (Cette fleur est un coquelicot ; ces lapins sont carnivores). Ce n’est pas parce que tout A est B, que tout ce qui présente la qualité B est A. Tous les carnivores ont des urines acides, mais tous les animaux ayant des urines acides ne sont pas des carnivores. La relation n’est pas réversible. En termes mathématiques : le rapport de A à B n’est pas commutatif. On ne peut permuter les termes de la relation (l’addition est une opération commutative parce que 1+2 = 2+1, mais pas la soustraction parce que 2-1 n’est pas égal à 1-2. On a exactement la même chose avec nos rongeurs et nos fleurs rouges : ce n’est pas parce que tout A est B que tout B est A).

Outre la très démonstrative déduction (Règle-cas-résultat), et la prospective induction (cas-résultat-règle), il reste donc une possibilité de raisonnement qui illustre précisément le problème qui nous intéresse : l’abduction (règle-résultat-cas) :

            -Tout A est B (règle)

            -C est B (résultat)

            -C est A (cas)

 

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15 décembre 2007 6 15 /12 /décembre /2007 12:14

Je commence par rappeler quatre aspects fondamentaux de l’argumentation sur lesquels repose l’enseignement de ce semestre qui cherche à définir les éléments d’enseignement nécessaires à la « compétence démocratique »:

a) L’éristique sophistique du face à face, de la controverse, de la dispute. Rhétorique concurrentielle du débat contradictoire dont le modèle est le tribunal, avec la joute oratoire du réquisitoire et de la plaidoirie.

b) La dialectique de style platonicien par laquelle les interlocuteurs cherchent, dans un effort mutuellement assisté, une vérité, la clef conceptuelle d’un problème qui se hausse au fur et à mesure de l’enquête, du particulier au général.

c) L’art de persuader pascalien, dédoublé en convaincre et agréer, qui a fait l’objet de votre précédente lecture.

d) Le raisonnement, qui sous-tend les trois entreprises précédentes, qui le mettent toutes trois en œuvre même si c’est seulement pour la (mauvaise) raison dénoncée par Pascal d’enrober « logiquement » une persuasion qui ne vise qu’à plaire. On s’adresse implicitement à l’agrément et explicitement à la raison qui n’est ici que son faire-valoir.

A la source de la persuasion, qu’elle qu’en soit la nature, rationnelle ou émotionnelle, il y a le raisonnement, la pensée. Le raisonnement, logique ou erroné, est la forme même de la persuasion. Tout argumentaire est l’expression développée d’une pensée. Il faut donc terminer par ce qui fonde toute argumentation et comprendre « comment nous pensons ». C’est l’objet du livre de Dewey de 1910.

 

 

HOW WE THINK

 

Part Two

 

Chpt 6 : The Analysis of a complete act of thought.

 

Le livre est consultable en français dans la traduction d’Ovide Decroly : Comment nous pensons, les empêcheurs de penser en rond, 2004 (disponible à la BU).

 

 

Dewey commence par proposer trois cas de « reflective experience », très simples mais authentique. Je n’en retiens que le premier, exemple de réflexion la plus simple et courante qui soit. Il s’agit de quelqu’un qui a rendez-vous à 13h. et qui constate en voyant l’heure à une horloge de rue, qu’il risque d’être en retard. Retard qu’il évalue à une vingtaine de minutes s’il poursuit son chemin en tramway. Il se dit alors qu’il pourrait rattraper ce retard en empruntant le métro. Mais il ne sait pas où se trouve la station et peut errer un certain temps à la chercher. Il songe alors au métro aérien mais la ligne le déporterait assez loin de l’endroit fixé pour le rendez-vous.

Ces quelques indications suffisent à pointer ce qui intéresse Dewey dans cet exemple emprunté à une situation des plus ordinaires : elle présente un embarras, une difficulté. C’est la source de tout acte de pensée, son véritable lancement. On commence à penser lorsque les choses ne vont plus de soi, que le cours de la vie s’obstrue. S’ensuit une analyse de cet acte sous forme d’une décomposition en cinq étapes (p.72) :

1)      Une difficulté est ressentie (il ne s’agit d’abord que d’un sentiment, ce que l’exemple ne dit pas : l’anxiété, la contrariété liée à la perspective du retard. « The feeling of a discrepancy »,p.73).

 

2)      Définition de la difficulté. Celle-ci devient problème, elle advient à l’expression et prend la forme d’une question (ici : comment combler ou diminuer le retard).

3)      Suggestion d’une possible solution (Hypothèse)

4)      Développement des orientation suggérées (Raisonnement).

5)      Expérimentation de l’hypothèse retenue.

 

 

On part d’une perturbation émotionnelle (« emotional disturbance »), nébuleuse et psychologique, d’un « feeling ». Il faut ensuite clarifier la spécificité du problème (« make clear the specific character of the problem »), c’est-à-dire passer du ressenti, de l’éprouvé au linguistique. Le « fait » d’être en retard n’est pas l’expression d’un problème. Il ne le devient que lorsqu’on se pose la question de son éventuelle remédiation.

C’est à ce problème que tente de répondre la « suggestion », que Dewey appelle « inference ».

L’inférence est le cliquet permettant le saut (leap) des faits à l’idée, du plan empirique au plan idéatif, spéculatif. Saut préparé par le stade essentiel de la problématisation. Premier cliquet qui fait passer de l’impression à l’expression, de la perturbation (disturbance) à la question.

 

 

Dans le chapitre suivant, Dewey aura souvent recours à l’exemple du médecin, dévoilant ainsi le paradigme de raisonnement qu’il privilégie, celui de la médecine expérimentale.

On passe donc du paradigme géométrique, qui représente chez Pascal, mais c’est vrai de l’antiquité grecque jusqu’au XIX°, le modèle du raisonnement rationnel, celui de la démonstration logique à partir de règles et de définitions, au paradigme expérimental. Paradigme dans lequel la définition est sertie dans l’analyse des faits, puisque les faits, c’est ce dont on part et ce à quoi on retourne aux fins de vérification.

« Thinking must end as well as begin in the domain of concrete observation”, “l’acte de penser doit finir et commencer par l’observation concrete” affirme Dewey après avoir dit : “reasoning…will not settle the validity of that idea”, “le raisonnement n’établit pas la validité d’une idée », seule la confirmation expérimentale peut le faire, l’épreuve du réel (p.96). La conclusion d’un raisonnement est toujours une preuve tangible. Voilà pourquoi l’examen médical est ici privilégié. Il commence par la collecte d’indices et ne se termine vraiment que par la preuve de l’efficacité du remède qui confirme ainsi le diagnostic et la prescription, c’est-à-dire l’ensemble du raisonnement médical.

            Le raisonnement médical (tiré de l’article éponyme du Dictionnaire de la pensée médicale sous la direction de Dominique Lecourt, PUF, 2004, auquel je vous renvoie) se présente comme déchiffrement de la nosologie et se décompose ainsi :

-élaboration du diagnostic

-établissement d’un pronostic

-détermination d’une thérapeutique.

On a distingué paradigme logico-géométrique du paradigme expérimental, mais l’article pose cette question qui relance le rapport, plus que l’opposition, entre les deux : « les règles de la logique peuvent-elles rendre compte du raisonnement médical ? »

Le raisonnement expérimental est un jugement obtenu par une comparaison s’appuyant sur deux faits : l’un qui sert de départ, l’autre qui sert de conclusion au raisonnement (Claude Bernard, Introduction à la médecine expérimentale, 1863, où il s’agit d’appliquer à la médecine la démarche de la science galiléo-newtonienne).

« Voici comment procède l’investigateur dans une démarche expérimentale : il commence par constater un fait nouveau ou un phénomène imprévu. De cette observation naît une idée préconçue ou anticipée, l’hypothèse. A partir de l’idée, l’investigateur raisonne et institue une expérience dans un effort mental pour en imaginer les conditions matérielles. De cette expérience résultent de nouveaux phénomènes qu’il constate et observe…le raisonnement expérimental est en quelque sorte le cheminement qui va de l’hypothèse à ses conséquences, lesquelles seront mises en scène lors de l’expérimentation… »(p.949).

« Il n’y a pas à proprement parler une méthode pour trouver l’hypothèse, encore moins une logique de la découverte. Claude Bernard parle à ce propos de sentiment : c’est le sentiment qui a l’intuition de l’idée a priori. Le sentiment est à la fois intuition, imagination et conviction intérieure de la justesse de la réflexion. La démarche expérimentale met en scène trois acteurs : le sentiment, la raison et l’expérience. Influence d’Auguste Comte et de la loi des trois états. » On retrouve tous les termes de l’article dans l’ouvrage de Dewey, y compris et surtout la place du sentiment dans le processus inchoatif du raisonnement. Ce qui n’a rien de surprenant puisque : « l’ensemble de la réflexion de Claude Bernard nous semble mériter une mise en parallèle avec l’œuvre du logicien et philosophe américain Charles Sanders Pierce, fondateur du pragmatisme »(théorie piercéenne de l’abduction, fondement de la philosophie pragmatiste).

L’abduction est une inférence qui a pour point de départ les données descriptives d’un fait ou d’un phénomène et, pour point d’arrivée, une hypothèse en accord avec les données initiales :

-A est une série de données (fait, observation, phénomène).

-H explique A ou expliquerait A si H était vrai

-il n’y a pas d’autre hypothèse qui puisse fournir une meilleure explication que H

-par conséquent, H est probablement vrai.

L’inférence abductive est caractéristique du processus de raisonnement des détectives policiers. Le raisonnement par abduction est explicité par Sherlock Holmes dans Study in the Scarlett (1896) dans la première rencontre avec Watson :

Holmes surprend Watson qui n’a encore rien dit, en lui révélant qu’il est certain que celui-ci revient d’Afghanistan. Comme Watson ne comprend pas par quelle intuition fulgurante il a pu le découvrir, Holmes lui dévoile les arcanes de son raisonnement :

« voici un monsieur qui a l’air d’un médecin , il a l’air également d’un militaire ; c’est donc évidemment un médecin militaire. Son visage est brun , or ce n’est pas la couleur naturelle de sa peau puisqu’il a des poignets blancs ; il revient donc des tropiques. Il a souffert de maladies et de privations comme me l’évoque sa mine peu brillante. Il a été blessé au bras gauche car il le tient avec une raideur qui n’est pas naturelle. A quel endroit des tropiques un médecin de l’armée anglaise a-t-il pu en voir de dures et être blessé ? Evidemment en Afghanistan ».

« Il ne s’agit pas de déduction, contrairement à ce que prétend Holmes, mais de la formulation d’une hypothèse, abduction qui repose sur un faisceau d’indices, et un médecin ne raisonne pas autrement en établissant un diagnostic. La méthode de Sherlock Holmes s’inspire de la démarche médicale et non l’inverse. Conan Doyle, l’auteur des aventures de Sherlock Holmes,  était médecin. » (p.953).

 

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14 décembre 2007 5 14 /12 /décembre /2007 08:47

Les sources d’une science de l’éducation (suite et fin).

 

 

« Psychologie

 

 

Il reste peu de place pour traiter de la psychologie et de la sociologie en tant que sources d’une science de l’éducation. Toutefois, je pense que les considérations précédemment présentées  fournissent des indications suffisantes pour aborder  la plupart des questions qui intéressent ces champs. Par exemple, on s’accorde à reconnaître que la psychologie touche de plus près la question des moyens et les sciences sociales celle des fins, ou que, la première est plus proche de la démarche [how] suivie par les élèves dans leur apprentissage, et la seconde du  contenu [what] de ce qu’ils doivent apprendre, qu’il s’agisse de connaissance ou de savoir-faire.

Mais un tel constat ne nous mène qu’au seuil du problème posé par la relation de la « démarche » et du « contenu ». Si la démarche et le contenu, le psychologique et le social, la méthode et la matière, doivent interagir en coopération de façon à obtenir de bons résultats, une distinction tranchée et hâtive paraît très dangereuse. Il nous faut une méthode qui sélectionne la matière qui favorisera le développement psychique ; il nous faut une matière qui suscite l’usage de méthodes psychologiquement adéquates. Nous ne pouvons commencer par partager le champ d’investigation entre la psychologie de l’activité et du développement individuel, et les études ou disciplines socialement désirables, en espérant qu’au bout du compte, dans la pratique, les deux parties se contrebalanceront l’une l’autre.

Un examen impartial de la situation montrerait, je crois, que le danger n’est pas purement théorique. Lorsque nous tranchons dans le fait d’apprendre entre la démarche et le contenu, en attribuant la détermination des processus d’apprentissage à la psychologie et celle des disciplines à la science sociale, il en résulte inévitablement qu’on néglige l’impact de ce qui est étudié et appris sur le développement de l’apprenant, sur ses goût, intérêts et habitus qui règleront ses attitudes mentales et sa réactivité. Dans cette mesure, le compte-rendu psychologique du procès personnel d’apprentissage et de développement ne peut-être que défaillant et déformé. Il n’appréhende qu’un court fragment de l’acte d’apprendre et non sa continuité.

L’environnement social et ses besoins sont réputés imposer, entre autres, la nécessité d’enseigner à un âge précoce la lecture, l’écriture et le calcul. On reconnaît aussi qu’ils sont d’utiles facteurs du futur développement personnel, étant les moyens d’accès à une grande variété de sujets. Jusque là, les deux faces semblent en harmonie. Mais supposez maintenant que la démarche par laquelle les enfants apprennent le plus efficacement à maîtriser ces compétences soit isolée, et que des méthodes soient conçues afin de promouvoir l’acquisition toute prête des compétences en question. Le problème plus vaste est alors : quels autres habitus, dont ceux liés aux goûts et aux désirs, sont ainsi collatéralement formés ?

C’est une triste vérité d’expérience qu’on puisse apprendre efficacement à lire et ne pas pour autant développer un goût pour la bonne littérature, ou que cela n’éveille aucune curiosité menant à utiliser ce savoir lire pour explorer d’autres champs d’intérêt ou ce qu’on appelle par convention les bonnes lectures. L’apprentissage de la lecture peut engendrer des rats de bibliothèques, des enfants qui dévorent tous les livres aux dépens du développement des compétences sociales et des savoirs faire pratiques. 

Quand on apprend à lire, le contenu est donc inextricablement lié à la démarche. Hélas, l’expérience montre que les méthodes qui préparent et mènent le mieux à lire (ou à écrire, ou à calculer) au sens le plus étroit de la capacité à reconnaître, prononcer et agencer des mots, ne se soucient pas, dans le même temps, de la formation des dispositions qui décident des investissements de cette capacité. Et c’est le problème majeur. 

Il ne servira de rien au psychologue de se contenter de dire : « ces choses là ne sont pas de mon ressort. J’ai montré comment l’enfant pouvait le plus rapidement et le plus efficacement acquérir la compétence. Le reste est l’affaire d’un autre ». Ca n’est pas acceptable parce que lorsqu’une compétence est acquise, d’autres savoirs faire, penchants et handicaps sont par là même assimilés, qui tombent dans le domaine du chercheur en psychologie. Cette conclusion ne signifie pas que l’explication rationnelle de la façon dont une compétence particulière est le plus aisément acquise soit sans valeur. Mais elle signifie que, au plan éducatif, les diffusions, expansions et condensations concomitantes, sont finalement plus importantes, et qu’il est dangereux de prendre la partie pour le tout. Le refus de contester que la partie doit être maîtrisée avant le tout n’est pas plus satisfaisant. Car, par la nature même de ce qui nous occupe, le tout entre dans la composition de la partie, c’est-à-dire qu’il est un facteur déterminant de la manière  [way] dont on apprend à lire. Aussi, lorsqu’on examine la façon dont on apprend à lire en rapport avec ses effets sur le développement personnel et les intérêts futurs, faut-il réfléchir à la matière qui lui serait adéquate. Les aspects sociologiques et psychologiques sont jumelés.

 

 

 

Les valeurs en éducation

 

Ces considérations ouvrent le champ des valeurs et des finalités éducatives. Comment va-t-on les déterminer ? D’où va-t-on les tirer ? L’affirmation qui sous-tend les procédés qu’on vient de critiquer stipule que les conditions sociales déterminent les objectifs de l’éducation. C’est une erreur. L’éducation est autonome et doit être libre de déterminer ses propres fins, ses propres objectifs. Sortir de la fonction éducative pour emprunter des objectifs à une source extérieure, c’est abandonner la cause de l’éducation. Tant que les éducateurs ne feront pas preuve d’indépendance et de courage pour affirmer que les buts de l’éducation doivent être  conçus et mis en œuvre au sein du processus éducatif, ils n’accèderont pas à la claire conscience de leur fonction. D’autres pourraient en concevoir du dédain pour ces éducateurs qui sous-estiment leur propre statut social et leur métier. Un tel jugement paraîtra à beaucoup à la fois absurde et prétentieux. Ce serait prétentieux si on avait déclaré que les éducateurs devaient déterminer les objectifs. Mais on a seulement dit que c’est le processus éducatif  dans son intégrité et sa continuité qui devait les déterminer. Les éducateurs ont leur place dans ce processus, mais ils ne sont pas ce processus lui-même, loin s’en faut. L’absurdité vient du manque à voir la fonction dans son intégralité. Car l’éducation est elle-même une entreprise pour découvrir quelles valeurs méritent d’être érigées en objectifs. Voir ce qui se passe et observer ce qui en résulte de façon à en percevoir les conséquences dans le processus de développement, et ainsi indéfiniment, c’est la seule façon d’évaluer ce qui a lieu. Compter sur une source externe pour se pourvoir en finalités, c’est ignorer que l’éducation est un processus continu. Ce qu’une société est, elle l’est, dans l’ensemble, comme produit de l’éducation, pour autant qu’elle demeure en mouvement dans son esprit et sa raison d’être. Elle ne fournit donc pas une norme à laquelle l’éducation doit se conformer. Elle procure le matériau par lequel on peut juger plus distinctement de ce que l’éducation, telle qu’elle a été menée, a produit sur ceux qui lui ont été soumis. Une autre conclusion s’ensuit. Il ne peut rien y avoir de tel qu’un ensemble fixe et définitif d’objectifs, pas même pour l’instant présent ou temporairement. Chaque journée d’enseignement devrait permettre à un professeur de réviser et de bonifier en quelque façon les objectifs visés par le travail précédent. Disant cela, je ne fais que revenir sous une autre forme à l’idée que j’exposais au début. Le contenu scientifique de l’éducation consiste en n’importe quelle matière extraite d’autres champs qui rendra capable l’éducateur, qu’il soit administrateur ou enseignant, de concevoir et de penser plus clairement et profondément ce qu’il fait. Sa valeur ne consiste pas à le pourvoir en objectifs, pas plus qu’à lui fournir des règles toutes-faites. L’éducation est un mode de vie et d’action. En tant qu’acte, il excède la science. Cette dernière, cependant, rend ceux qui s’y engagent plus intelligent, plus sensé, plus conscient de ce dont ils traitent, et ainsi rectifie et enrichie dans le futur ce qu’ils ont fait par le passé. La connaissance des objectifs que la société cherche à atteindre et des répercussions réelles qui s’en sont suivies, peut s’obtenir par l’étude des sciences sociales. Ce savoir peut rendre les éducateurs plus circonspects, plus critiques sur ce qu’ils font. Il peut inspirer de meilleures intuitions sur ce qui se passe ici et maintenant à la maison ou à l’école. Il peut rendre capable les enseignants et les parents de porter leur regard plus loin pour juger par les conséquences de plus longs cycles de développements. Mais cela doit se faire par le truchement de leurs propres idées, organisations, observations et jugements. Sinon il ne s’agit plus du tout de science de l’éducation, mais seulement d’information sociologique.

 

Conclusion générale

 

Les sources de la science éducatives sont toutes les parcelles du savoir établi qui entrent dans le cœur, la tête et les mains des éducateurs, et qui, se faisant,  rendent l’accomplissement de la fonction éducative plus éclairée, plus humaine, plus authentiquement éducative qu’elle ne l’était auparavant. Mais il n’y a pas d’autre moyen de découvrir ce qui est « plus authentiquement éducatif » que par la poursuite de l’acte éducatif lui-même. La découverte n’est jamais faite une fois pour toutes, elle reste toujours à faire. Chercher une réponse aux questions hors de la sphère éducative, dans quelque matériau déjà doté d’un prestige scientifique peut procurer une satisfaction immédiate ou une efficacité  ponctuelle. Mais une telle recherche est une abdication, une reddition. A la fin, elle réduit les chances que l’éducation fournisse les matériaux pour une science enrichie. Elle met un coup d’arrêt au développement, elle entrave la réflexion qui est la source de tout progrès. De par sa nature même, l’éducation est un cercle sans fin, une spirale. C’est une activité qui incorpore la science. Dans son processus même, elle pose toujours plus de problèmes qui doivent être étudiés plus avant, et qui ensuite réagissent sur le processus éducatif pour le modifier encore, et ainsi elle exige davantage de réflexion, de science, et ainsi de suite, dans un enchaînement sans fin. »

 

 

 

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9 décembre 2007 7 09 /12 /décembre /2007 13:33

Sur l’art de persuader I.

 

 

 

Pour celles et ceux qui ne se sont pas encore procuré le texte, le lien suivant en permet une consultation en ligne (couplé avec  De l’esprit géométrique qui le précède) :

http://membres.lycos.fr/laphilosophie/ebook/Artdepersuader.pdf

 

 

 

D’emblée, Pascal procède à un renversement. Au lieu d’écrire un ouvrage technique, à la manière des Sophistes ou d’Isocrate, comme le titre le suggère, un traité de rhétorique listant les procédés oratoires susceptibles d’amener l’auditeur à partager l’opinion du locuteur, Pascal analyse ce qu’on appellerait aujourd’hui la réception. Il s’agit là d’un préalable méthodologique : on ne peut élaborer les moyens de persuader avant de comprendre les moyens par lesquels s’exerce le consentement, puisque persuader c’est forcer l’autre à consentir. Or ces moyens par lesquels on consent ne sont que deux : « l’entendement et la volonté ».

Ces deux termes pourraient se passer d’explication, Pascal les définissant à la fin du deuxième paragraphe : croire par la preuve ; croire par l’agrément. Je crois pourtant qu’il faut que nous nous y arrêtions. On le voit, l’entendement et la volonté sont des modalités de la croyance. Prenons donc ces trois termes : croire, entendement et volonté. Le seul à ne pas faire vraiment difficulté est le second. En voici la définition dans le Vocabulaire technique et critique  d’André Lalande (10° édition) : A.« Faculté de comprendre, au sens le plus général de ce mot ». B. « La faculté de comprendre par opposition aux sensations ». L’entendement est donc cette puissance de croire par laquelle on comprend, c’est-à-dire par laquelle on ne consent « qu’aux vérités démontrées », celles-ci étant, d’une certaine façon, indépendantes des sensations. On peut alors distinguer et même opposer, ce qui est appréhendé par l’intellect et ce qui est perçu par les sens, ou, en terme pascaliens, ce qui relève de l’esprit et ce qui relève du cœur, ce qui tient à la démonstration et ce qui tient à l’attachement. Celui qui cherche à persuader doit donc savoir à quelle faculté, à quelle puissance, à quelle créance il s’adresse, car, selon que ce sera à l’entendement ou à la volonté, il lui faudra toucher soit par l’agrément soit par la vérité, qui ne ressortissent pas du tout à la même compétence.

Mais cette  opposition de l’entendement et de la volonté ne nous suffit pas car on sent bien que le mot de volonté est ici d’un usage plus délicat que celui d’entendement. Pour l’éclairer, je propose de nous reporter au dictionnaire de Furetière de 1690 qui consigne les acceptions en cours moins de trente ans après la disparition de notre auteur.  Voici un extrait de ce qu’on trouve à l’entrée « volonté » dans ce dictionnaire : « Seconde puissance de l'âme qui se porte à la poursuite du bien, ou à la fuite du mal que l'entendement luy a fait connoistre. » Où l’on retrouve la même opposition des « deux puissances de l’âme » que dans notre texte, ce qui ne surprendra pas. Ce qui, en revanche, apporte un éclairage différent, tient à la référence à la liberté de jugement : « nostre libre arbitre, c'est à dire, nostre franche volonté ». Dans une autre entrée pour le même mot, Furetière écrit : « VOLONTÉ, signifie aussi la puissance, le désir, la résolution de faire quelque chose. »

 

 

Nous rencontrons ici une difficulté car la volonté comme puissance du libre-arbitre et comme puissance du désir, ce n’est évidemment pas du tout la même chose. Entendement ne signifiait qu’une seule et même chose mais volonté est un terme polysémique, à tout le moins ambivalent. Je rappelle que le libre-arbitre est cette faculté « de choisir ou de ne pas choisir…dans les choses où il n’y a aucune raison qui nous penche d’un côté plutôt que de l’autre. » (Bossuet, Traité du libre-arbitre). Ce qui serait la liberté de décider entre deux choses indifférentes, cas des plus rares, on en conviendra. Plus convaincante est la définition donnée par Descartes : « La volonté…consiste seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l’entendement lui propose, nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne » (Descartes, Méditations, IV, 7). Voilà pourquoi la volonté peut être dite franche ou libre. Ce pouvoir, cette puissance décisionnaire ne relèverait que de moi. L’entendement propose, la volonté dispose. Elle consent, ou refuse son assentiment. Elle agrée, ou non. Ce qui redonne du lustre à nos vieilles formules de politesse épistolaire, un peu compassées : Veuillez-agréer Madame, Monsieur, mes respectueuses salutations…On emploie ce mode virtuel composite, mi-subjonctif, mi-impératif, justement parce que l’autre, à qui l’on s’adresse, n’est pas du tout obligé d’agréer ce qui lui est ainsi proposé. Agréer, agrément, vocabulaire que Pascal utilise abondamment, renvoie lui aussi à une dualité de sens. Le Furetière, toujours lui, donne deux entrées pour Agréer : « Plaire, estre agreable » et « Ratifier, approuver ». On peut, cela va de soi, ratifier quelque chose qui ne vous est pas agréable, ou qui n’a même rien à voir avec l’agrément, comme lorsqu’on signe une convention ou un contrat après avoir écrit la mention « lu & approuvé ». L’approbation est souvent la condition de l’obtention de quelque chose, par exemple l’achat d’un bien pour lequel on signe un crédit. C’est bien en deux sens différent, quoique liés, que le bien en question vous agrée et que les traites tirées sur votre compte bancaire sont agrées.

 

 

Je rappelle ces distinctions parce qu’elles nous place devant un choix conceptuel que Pascal à tranché sans nous en faire part. Il est clair comme le jour que pour lui, la volonté au sens du libre-arbitre cartésien est un tour de passe-passe métaphysique. « Nous ne croyons presque que ce qui nous plaît ». Le libre-arbitre, cette puissance intermédiaire, tierce, entre l’entendement et le désir, ne peut-être qu’une fiction. Tout simplement parce que, pour Pascal, il n’y a que « deux entrées par où les opinions sont reçues dans l’âme ». On remarquera la forme passive. « Les opinions sont reçues ». C’est assez dire que ces deux puissances ne sont justement que des puissances de réception. Les démonstrations doivent « emporter la créance » et les objets du désirs ont « la force de nous plaire ». Toute la puissance se trouve donc du côté de l’extériorité. La vérité nous convainc et l’attachement nous plaît. L’idée d’une volonté franche, d’une libre-arbitre disparaît complètement. « Nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne », écrivait Descartes, plaçant dans le sujet l’initiative de l’action volontaire. Pascal, à rebours, montre que les objets de désirs sont assez forts « pour faire agir la volonté ». La volonté n’agit pas, en première instance, on la fait agir. Le désir la déclenche, si tant est qu’on puisse repérer une quelconque différence entre désir et volonté dans le texte qui nous occupe.

 

 

« L’esprit et le cœur sont comme les portes par où [les vérités et les caprices] sont reçues dans l’âme ». L’âme ne serait donc guère plus qu’une chambre d’enregistrement de ce qu’on lui présente, et elle est, soit convaincue, soit satisfaite par ces « puissances qui nous portent à consentir ». Toute la puissance de la conviction est dans la force contraignante de la démonstration. Toute la puissance de la volonté est dans la force de l’attachement que l’objet exerce sur nous. Furetière dit que persuader  revient à « Obliger quelqu'un à croire quelque chose ». Pascal montre qu’une telle obligation ne s’obtient que de deux façons, et deux seulement : le convaincre ou lui plaire, les preuves ou l’agrément. Malheureusement, « hors de la géométrie » (qui vaut ici pour toutes la mathématique), « il n’y a presque point de vérités dont nous demeurions toujours d’accord ». L’art de convaincre ne trouve donc que fort peu d’occasions de développer ses imparables démonstrations.

 

 

Descartes et Pascal, explorent donc chacun de leur côté (moins de vingt ans séparent les Méditations de l’opuscule sur l’art de persuader) les conceptions divergentes de la volonté portées par le sens commun ; ou le mouvement qui nous fait appéter, comme on disait à l’époque, les choses qui nous plaisent, ou une troisième puissance qui, entre l’entendement et le désir nous permet de trancher entre les différentes options que les deux autres puissances lui proposent.

 

 

Cette indépendance de la volonté aura une très importante postérité qui, passant par l’autonomie de la volonté chez Kant, mènera aux philosophies du sujet et de la conscience. La notion d’autonomie est d’ailleurs une des idées maîtresse de l’organisation des sociétés contemporaines, même si, là aussi, le sens en est pluriel et instable (l’autonomie de l’université, l’autonomie du sujet et l’allocation d’autonomie, pour ne citer que quelques exemples pris presque au hasard de l’actualité participent évidemment de significations assez éloignées !). Je ne veux ici que souligner cet embranchement qu’il s’agit d’élucider et qui concerne l’existence, ou non, de cette instance délibérative et décisionnelle de la volonté détachée du déterminisme des appétits, détachée de la force du plaire, de l’agrément. Autrement dit, puis-je vouloir quelque chose qui ne me plairait pas. En termes psychanalytiques, puis vouloir ce que je ne désire pas ? la réponse cartésienne serait affirmative, la réponse pascalienne négative, tout simplement parce que Pascal ne croit pas un seul instant à une volonté qui jouirait d’une efficace propre. La Pensée 539-99 est sur ce point explicite :

« La volonté est un des principaux organes de la créance, non qu’elle forme la créance, mais parce que les choses sont vraies ou fausses selon la face par où on les regarde. La volonté qui se plait à l’une plus qu’à l’autre détourne l’esprit de considérer les qualités de celle qu’elle n’aime pas à voir, et ainsi l’esprit marchant d’une pièce avec la volonté s’arrête  à regarder la face qu’elle aime et ainsi juge parce qu’il y voit. »

            La volonté se plait à considérer telle qualité et n’aime pas à voir tel autre. Plaire et aimer sont donc les motifs par lesquels la volonté organise la créance et détourne l’esprit de ce qui la révulse. Car la volonté ne « forme pas la créance », elle cherche simplement son plaisir dans ce qui lui est présenté de l’extérieur. Ce qui est bien sûr une façon de nier, avant l’heure, toute la prétention d’une autonomie de la volonté libre. La volonté est déterminée à pencher vers l’agrément selon un tropisme dont elle n’est pas maître. Elle se tourne en toutes choses vers les choses qui lui plaisent comme l’héliotrope se tourne vers le soleil. Est-ce à dire que par volonté Pascal entend simplement appétit, et pourrait-on substituer sans erreur volonté à concupiscence dans la Pensée 545-458 ?

« Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair ou concupiscence des yeux ou orgueil de la vie. Libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi… ». La première phrase de la Pensée est en fait une citation de Jean : " N'aimez pas le monde, ni les choses qui sont dans le monde: si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui; parce que tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, et la convoitise des yeux, et l'orgueil de la vie [la vantardise des ressources], n'est pas du Père, mais est du monde" (Première épître de Jean, II.15-16). Ce n’est pas le lieu de développer cette question d’un double monde, qui n’est pas précisément notre objet, aussi me contenterais-je simplement d’indiquer que ce dualisme est au cœur, sous une forme ou sous une autre (car il n’est pas spécifiquement chrétien, même si la théologie chrétienne, et plus largement monothéiste, l’a considérablement thématisé et développé ; on le trouve déjà chez Platon) de toute la pensée occidentale, à quelques notables exceptions près dans la philosophie classique et moderne (Spinoza, Schopenhauer, Nietzsche). C’est justement contre ce dualisme, contre ce double monde, spirituel et temporel, transcendantal et empirique…que vont s’édifier les monismes contemporains de John Dewey à Gilles Deleuze. Je referme cette parenthèse que je ne crois pas inutile, même si elle excède de beaucoup ce de quoi nous sommes occupés, parce qu’il importe au plus haut point de savoir ce que peut la volonté et ce qu’il faut entendre par ce mot pour évaluer l’impact sur notre consentement de la prestation de celui qui cherche à persuader. Dans quelle mesure peut-on « Obliger quelqu'un à croire quelque chose » ? Précisons, à la lumière de ce que nous dit Pascal : dans quelle mesure peut-on obliger quelqu’un à croire quelque chose qui ne lui plairait pas ? C’est bien la situation décrite par l’opuscule et qui seule fait problème : A-t-on la moindre chance d’être entendu quand « les choses qu’on veut faire croire sont bien établies » sur une argumentation parfaitement démonstrative « mais qui sont en même temps contraire aux plaisirs qui nous touchent le plus » ? Réponse de Pascal : on suit bien évidemment « ce qu’une volonté corrompue désire, quelque résistance que l’esprit trop éclairé puisse y opposer. » Argumenter revient à donner à l’agrément la forme de la démonstration, c’est, comme disait Marx, « chanter au peuple sa propre mélopée », prêcher les convaincus. On voit bien l’actualité de ce problème. Nos démocraties deviennent chaque jour davantage des démocraties d’opinion, des démocraties médiocratiques où le débat d’idées s’appauvrit en raison inverse de la promotion de l’image, de la communication. Démocratie de l’effet médiologique (je vous renvois aux travaux de Régis Debray sur le sujet) au détriment de la question seule véritablement politique de ce que Rousseau a nommé la Volonté générale (qui ne consiste pas dans la somme des intérêts particuliers). La volonté est au cœur du politique comme elle est au centre de l’individualisme, c’est-à-dire de la liberté, dont on sait qu’elle constitue la véritable boussole de la pensée occidentale, ce qui ne cesse d’orienter sa réflexion depuis la méditation grecque sur ce que signifie le statut de l’homme libre (ελευθερος).

 

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7 décembre 2007 5 07 /12 /décembre /2007 09:40

L’objectif d’une philosophie de l’éducation.

 

 

(Extrait de : John Dewey, The Sources of a Science of Education, 1929, New York Horace Liveright, III° partie, pp. 55 sq.).

 

J’ai légèrement modifié, pour une meilleure lisibilité, la présentation de ces quelques pages, introduisant un découpage chiffré (I.1,2,3 ; II.1,2) de l’argumentation et quelques incises entre crochets pour une meilleure compréhension.

 

 

« On dit parfois que la philosophie traite de la détermination des fins de l’éducation alors que la science de l’éducation déterminent les moyens à employer. En tant que philosophe plus que scientifique, je pourrais être enclin à accueillir favorablement un jugement qui confère à la philosophie une si honorable position. Toutefois, sans une bonne part d’interprétation, cela pourrait engendrer davantage de fausses conceptions que de bonnes. Dans cette interprétation il y a deux choses à considérer.

I. En premier lieu, même si elle ne l’implique pas logiquement, la notion prête volontiers à malentendu sur le rapport d’une philosophie de l’éducation aux pratiques éducatives et à l’expérience de terrain. Dans un sens dynamique, ce sont ces pratiques qui déterminent les finalités éducatives. L’expérience éducative concrète est la première source de toute recherche et de toute réflexion parce qu’elle pose les problèmes et vérifie, modifie, confirme ou réfute les conclusions de l’investigation intellectuelle. La philosophie de l’éducation ne produit ni n’établit de fins. Elle occupe une place intermédiaire et instrumentale ou régulatrice. Les fins une fois atteintes, en fait, continuent à s’accumuler comme conséquences, on les analyse et estime leur intérêt en fonction d’un schème général des valeurs.

Mais si une philosophie commence à démontrer ses conclusions sans égard explicite et permanent pour les expériences concrètes qui délimitent le problème pour la pensée, elle devient spéculative d’une façon propre à justifier le dédain. S’agissant des fins et des valeurs, le matériau empirique nécessaire à prévenir la philosophie de toute dérive fantaisiste dans le contenu et dogmatique dans la forme, est fourni par les buts et les valeurs produits au cours des processus éducatifs tels qu’ils sont mis en œuvre. La contribution de la philosophie de l’éducation réside dans la portée [des considérations], la liberté et l’inventivité constructive ou créative. Celui qui travaille sur le terrain a bien d’autres urgences en préoccupation.

1)  Lorsqu’on commence à élargir la portée, le champ de pensée, afin d’appréhender les conséquences collatérales et obscures qui apparaissent dans une temporalité étendue, ou en référence à un développement long, on commence à philosopher, qu’on donne ou pas ce nom au processus. Ce qu’on appelle philosophie n’est que l’accomplissement plus systématique et suivi de cette fonction.

2) Ce que j’ai qualifié de « liberté », de libération, tient au nécessaire accompagnement de cette amplitude de l’étude des fins réelles comme conséquences. Le praticien professionnel, quel que soit son terrain d’exercice, de l’usine à l’église et à l’école, est en grand danger de se voir entravé, prisonnier de l’habitude, ne compensant cette rigidité que par d’impulsifs soubresauts, suscités par le tempérament et les circonstances, lorsque la routine devient insupportable. Je ne dis pas que les philosophes appréhendent la vie avec assurance ni qu’il la considèrent dans son intégralité ; l’exhaustivité en cette matière apparaît humainement impossible. Mais tout un chacun philosophe pour autant qu’il fait un effort important dans cette direction. L’émancipation en résulte. Quand cette libération est confinée à l’esprit, la conscience intérieure de quelqu’un, elle offre d’intenses gratifications personnelles mais sans rien réaliser [it effects nothing], et partant, elle devient spécieuse. Ses effets ne peuvent s’éprouver que dans une opération. Pour une philosophie de l’éducation, cette opération n’a lieu qu’en permettant aux praticiens de poursuivre leur travail dans un esprit plus libéral, en s’affranchissant de la tradition, de la routine et des intérêt personnels et des lubies.

3)  Cet apport [d’une opération « libérale » qui délivre de l’habitude] est assuré par la troisième des fonctions évoquées, nommément par l’imagination constructive et l’invention. Il ne suffit pas de critiquer l’étroitesse des limitations des fins et des valeurs en vigueur. Cette tâche utile n’est que la face négative de la fonction insufflant de nouvelles finalités, de nouvelles méthodes, de nouveaux matériels. Dans l’exercice de cette fonction, la prévision, l’appréciation et la libération de l’esprit parviennent à une acmé [come to a head]. Si la philosophie de l’éducation produit quelque chose d’important, c’est ce qu’elle accomplit [dans la réalité] pour ceux qui l’étudient. Les idées sont les idées, c’est-à-dire des incitations à entreprendre des activités, à tenter des expérimentations. La preuve du gâteau c’est qu’on le mange[1]. Non seulement la philosophie de l’éducation tire son matériau original, sous forme de fins et de valeurs, de l’expérience éducative réelle, mais elle se tourne à nouveau vers ces expériences pour vérifier, confirmer, modifier et s’approvisionner en nouveau matériaux. C’est ce qu’on veut faire entendre quand on dit que son travail est intermédiaire et instrumental et non original et final.

II. Notre deuxième point concerne les rapports de la science et de la philosophie eu égard aux moyens et aux fins. Cette formulation, souvent usitée, donne lieu à mésinterprétation. Elle conduit à la notion que moyens et fins sont séparés, chacun occupant son propre territoire. En réalité, les fins qui se montrent incapable de réalisation ne sont fins que de nom[2]. Les fins doivent être conçues relativement à des moyens disponibles. On pourrait même affirmer que les fins ne sont que des moyens parvenus à leur optimum d’interaction et d’intégration. L’autre face de cette vérité est que les moyens sont des parties fractionnaires des fins. Lorsque les moyens et les fins sont perçus comme s’ils étaient séparés, et assumés par des personnes différentes, affairées dans des secteurs indépendants, un double danger menace.

1) Les finalités, les valeurs, deviennent creuses, verbales, trop lointaines et isolées pour en escompter davantage qu’un contenu émotionnel.

2) Par moyens, on entend des moyens à portée de main, des moyens reconnus parce qu’ils sont déjà en usage. Aussi longtemps que cette acception prévaut, le travail d’une science de l’éducation se réduit aux tâches de raffinement et de perfectionnement  du mécanisme actuel des processus de scolarisation. Manque d’efficacité et gaspillage superflu dans l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, du calcul, de l’Histoire, de la géographie sont dûment repérés pour être éliminés. Des méthodes plus efficaces pour parvenir aux fins proposées sont élaborées. Tout cela est très bien tant que çà marche. Mais on néglige un problème fondamental. A quoi aboutissent les finalités en vigueur, les conséquences effectives des pratiques courantes, quand bien même on les perfectionne ? La question centrale est d’élaborer de nouveaux moyens en opposition à l’usage amélioré des moyens déjà disponibles. Car « moyens nouveaux » ne signifie pas simplement de nouvelles manières de satisfaire plus efficacement des finalités déjà en cours, mais des moyens qui produiront des conséquences, des fins, qualitativement différentes. On peut bien attribuer les moyens à la science et les fins à la philosophie, à la condition qu’il y ait entre les deux une interaction persistante et assidu. »



[1] “The proof of the pudding is in the eating”. La formule proverbiale viendrait du Quichotte de Cervantes dans l’édition de 1615, mais on la trouve aussi à la fin du siècle chez Boileau (Le Lutrin, 1682). Ce proverbe so British est donc emprunté à l’espagnol ou au français!

 

 

[2] « In reality, ends that are incapable of realization are ends only in name. »

 

C’est le congé donné aux idées régulatrices kantiennes, qui illustrent justement ce type de fins qui n’ont pas vocation à se réaliser mais à guider, orienter l’action vers une polarité qu’on sait utopique (c’est le cas de la Moralité, par exemple, que Kant juge explicitement inaccessible, mais vers laquelle on peut tendre).

 

 

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30 novembre 2007 5 30 /11 /novembre /2007 10:02

Syllepse diachronique de la Paideia

 

 

 

Le terme, dans la Grèce archaïque, signifie simplement puériculture. Il en vient à désigner l’éducation culturelle au moment où le sens de ce mot  (παιδευειν) ne se limita plus à la formation des enfants (παιδες), mais s’étendit au jeune homme  comme si on avait voulu indiquer par là que l’éducation était susceptible d’être donnée tout au long de l’existence…comme notre mot culture qui, après avoir désigné le procédé de l’éducation, en vint a désigner l’état de celui qui est éduqué, puis le contenu de l’éducation et enfin, l’ensemble de l’univers intellectuel et spirituel révélé par l’éducation[1].

 

Le grand mouvement éducatif des V & IV° est à l’origine de l’idée européenne de culture.

 

 

 

Avec les Sophistes, on passe d’une αρετη physique, aristocratique, concrète et naturelle, à une Αρετη intellectuelle, démocratique, formelle et politique.

 

Au plan pédagogique, la valeur de la μιμησις disparaît au profit du παραδειγμα législatif. Aux forces de la nature, s’opposent les lois du langage. Il ne s’agit plus d’imiter des modèles incarnés ou légendaires, mais d’apprendre ce triptyque élaboré par les Sophistes et qui deviendra le Trivium médiéval : grammaire-rhétorique-dialectique.

 

Au modèle archaïque et pérenne du héros, succède le paradigme du moule. L’homme était brut, donné tout fait dans son « caractère », il devient plastique, à faire. La gymnastique et la sculpture, arts dominants du V°, induisent l’idée du modelage, du façonnage, aussi Protagoras regarda-t-il l’éducation comme la méthode de modelage de l’âme[2].

 

Entre-temps, l’αγων, la lutte des athlètes, était devenue éristique, lutte rhétorique dans les prétoires et les assemblées, déplacement.

 

 

 

In H.I.Marrou, Histoire de l’éducation dans l’antiquité, I.

 

 

 

Ils seraient donc les premiers professeurs d’enseignement supérieur.

 

Quelque chose comme Sciences-Po puisque cet enseignement vise l’art de la politique, πολιτικη τεχνη, conçu comme essentiellement oratoire en régime démocratique. Il s’agit d’apprendre à parler, à bien parler (ευ λεγειν) cad à persuader, ce qui implique une maîtrise de la langue, en soi (grammaire), dans l’emploi stylistique (rhétorique) et dans l’échange (dialectique).

 

La dialectique définit les principes d’une éristique, art pratique du débat avec cette finalité : l’emporter en toute discussion possible.[3]

 

En matière de rhétorique, l’essentiel est fixé avec Gorgias et ses figures gorgianiques : l’antithèse, le parallélisme de membres de phrases égaux, l’assonance finale de ces membres [importance continuée de la poésie].

 

Au trivium, les sophistes ajoutaient évidemment une solide culture générale, une « polymathie » [naissance de l’encyclopédisme !] indispensable à qui veut tenir tête à quiconque. En outre, Ils ont été les premiers à reconnaître l’éminente valeur formatrice de ces sciences [arithmétique, astronomie, géométrie, acoustique] et à les faire entrer dans un cycle normal d’études[4].

 

La devise de l’Académie Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre vient donc très expressément des Sophistes.

 

 De Pindare au Socrate de Platon, on assiste à un véritable débat-combat pour la « vertu ». Valeur par excellence de l’aristocratie guerrière, l’ αρετη devenait avec les Sophistes le fruit d’un utilitarisme foncier. A l’ « excellence » des biens nés se substituait en quelque sorte la « compétence » des cultivés. Mais l’utilitarisme démocratique confine bientôt au cynisme et c’est là (et là seulement !) que la traduction d’ αρετη par « vertu » prend toute sa pertinence. C’est la brèche de l’amoralisme dans laquelle Socrate s’engouffrera : pas de « vertu » sans « Vérité » (notion radicalement étrangère à la sophistique pour laquelle il n’y a ni vrai ni faux mais seulement des occasions propices pour faire ceci plutôt que cela, καιρος. L’opportunité contre la Vérité, le relatif contre l’absolu). Il s’agit moins de rechercher une vérité que de s’exercer à avoir toujours raison.

 

Amoralisme largement doublé d’athéisme : un des rares fragments de Protagoras qui nous soient parvenus dit à propos des dieux :  existent-ils ou non, je ne sais ; la question est obscure et la vie humaine trop brève[5]. Autrement dit : on a bien autre chose à faire que de s’occuper de pareilles calembredaines, passons aux choses sérieuse, cad utiles !

 

Au moment où les sophistes font fortune à Athènes, le sport périclite dans sa mission éducative. Pindare chantait les lauréats des jeux olympiques et pythiques qui honoraient leur cité. A la fin du siècle, aucun poète ne vient célébrer les exploits de professionnels  recrutés dans les régions rurales et reculées de l’Hellade. Le sport devient spectacle, comme bientôt le théâtre, leur valeur éducative s’estompe.

 

 

 

Sur le Tragique :

 

 Le double discours -Δισσος Λογος- rend compte de la duplicité du réel, laquelle n’est que la résultante d’un polythéisme conséquent, comme lutte qui oppose entre elles les puissances divines et que mènent entre eux les penchants qui s’opposent dans l’esprit de Zeus lui-même[6] . La délibération de Zeus- Διος βουλη- n’est elle-même qu’une solution ponctuelle de la discordance des forces.

 

Aussi le δισσος λογος avait-il déjà trouvé sa forme originaire et sa première incarnation dans le drame archaïque.

 

En outre, la doctrine héraclithéenne de la coexistence des contraires (εναντιοδρομια) contenait implicitement ce thème précis du δισσος λογος[7].

 

Voir le magnifique fragment 51 d’Héraclithe l’obscur, ici merveilleusement clair :

 

Ils ne comprennent pas comment ce qui est en désaccord (διαφερομενον) avec soi-même s’accorde (ομολογεει). Harmonie de mouvements opposés (παλιντροπος) comme celle de l’arc et la lyre.

 

L’arc est la lyre devenue arme et inversement puisqu’ils sont au fond la même chose prise sous deux guises différentes, l’arc est la même chose que la lyre comme Hadès est le même que Dionysos (frg 15).

 

La différence n’est pas distinction de natures hétérogènes, mais différence conjoncturelle. C’est l’occasion qui fait la corde tendue sur le bois lyre ou arc.

 

Voir aussi le frg 91 : on ne peut se baigner deux fois dans le même fleuve, et frg 49a :  dans les mêmes fleuves nous entrons et nous n’entrons pas.

 

Sur ce point, les Sophistes sont conservateurs, dignes héritiers de la tradition mytho-poétique, ignorant le principe d’identité. Que A soit égal à A ou dissemble de lui-même en non-A, dépend du καιρος. Ce qui est premier avec Protagoras c’est au contraire l’antithèse où chaque chose ouvre sur deux possibilités de discours opposés.

 

Pensée archaïque et théâtre classique préparent et annoncent ainsi une philosophie de la duplicité. Non comme malhonnêteté madrée, rouée, mais comme saisi de l’Etre dans ses mélanges et successions et scansions contradictoires. Philosophie de la duplicité qui se double d’une philosophie du hasard et de l’occasion (c’est ce qui donnera naissance à l’éthique de la Prudence aristotélicienne), une maîtrise théorico-pratique du καιρος.

 

 

 

καιρος.

 

Il exprime en fait le déséquilibre momentané d’un conflit qui suscite ainsi une opportunité, une occasion d’adapter le discours aux circonstances.  On peut donc distinguer un καιρος ontologique exprimant le fond originel de l’Etre, le Chaos, l’ambivalence de toute chose ; et un καιρος rhétorique qui s’adapte aux circonstances, à la diversité protéiforme de la vie, à la psychologie du locuteur, à celle de l’auditeur[8]. Acuité, pénétration, psychologie, d’une part et habileté, art d’improviser et de persuader de l’autre, « psychagogie ».

 

Il n’y a de vérité qu’accidentelle, lorsqu’une des forces domine l’antithèse, et située (dans un point de vue, un domaine, une aire de pertinence). C’est ce relativisme dont le Socrate de Platon tentera de venir à bout grâce à une métaphysique des Idées pérennes et absolues, qu’Aristote reprendra dans sa philosophie physique et morale largement empiriste. 

 

 

 

Petite philosophie du καιρος.

 

(à partir de Mario Untersteiner p.168)

 

 

 

Principe de variation et d’opportunité, le καιρος est saisie de l’armonia comme possibilité conjoncturelle d’unir les contraires selon la formule héraclitéenne .

 

La possiblité ponctuelle du καιρος tient au fait que le monde est irrationnel [9].

 

Voici pourquoi. Les dieux ne sont soumis à aucune règle et à aucune loi. Ils ne sont ni créateurs ni originaires (ils sont même usurpateurs et putschistes, ayant détrôné les Titans).

 

Ils sont mus par des émotions et impulsions, colère, jalousie, ressentiment, concupiscence, et leur puissance est fonction de leurs alliances et de leur capacité à tromper, à leurrer). Le divin est puissance multiple et aléatoire puisqu’il dépend de la composition imprévisible des forces.

 

En conséquence, le Réel est le lieu de perpétuelles tensions et contradictions.

 

On est donc dans un régime de pensée où la Vérité, que ce soit sous la forme de la Vérité révélée du monithéisme, ou sous celle de la Vérité démontrée du rationalisme, n’a absolument pas cours.

 

Ce sera l’apport de Platon que de propulser, contre la Sophistique, l’Alhqeia sur le devant de la scène.[10]

 

Au καιρος tragique, donné immédiate de la conscience grecque, correspondra donc , logiquement, un καιρος rhétorique, un art de l’improvisation comme capacité d’adapter le discours à la diversité protéiforme de la vie.[11]

 

Art  opportuniste, tecnh de navigateur qui sait prendre le vent et utiliser les courants, art des marins qui, justement, ont fait la richesse d’Athènes.

 



[1] WJ p351

[2] WJp363

[3] A.Schopenhauer écrira un traité sur l’art d’avoir toujours raison, chef d’œuvre sophistique.

[4] HIM p 95

[5] HIM p89

[6] Mario Untersteiner, 1993, Les Sophistes I, Vrin, p 48

[7] MU, 51

[8] MU p 284

[9] Eschyle, Choéphores, v.461.

[10] voir le cours de Heidegger de 1931-2 : De l'essence de la vérité, approche de l’allégorie de la caverne, Gallimard 2001. « À la vérité «ontologique» initialement entendue, chez les Présocratiques et Héraclite, comme ouvert sans retrait, se substitue la vérité «logique», conçue comme accord de la proposition et de la chose, conception qui, sous diverses formes, est la seule que nous connaissions aujourd'hui. L'idéalisme platonicien constitue de ce point de vue un tournant, et un événement majeur de l'histoire du concept de vérité où se joue le destin de la pensée occidentale ».

[11] M.Untersteiner, les Sophistes, p.284

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30 novembre 2007 5 30 /11 /novembre /2007 09:48
PHILOSOPHIE POLITIQUE DE L’EDUCATION ANTIQUE.

 

I. LES SOPHISTES

 

 

 

Les Sophistes, des aînés aux plus jeunes :

 

Protagoras d’Abdère (né en 485), Gorgias de Leontinoi, Antiphon d’Athènes, Prodicos de Céos, Hippias d’Elis, Socrate († 399).

 

 

 

Avec l’essor de la démocratie athénienne au V°, toute l’activité intellectuelle des colonies d’Ionie, d’Asie Mineure et de Grande Grèce (Italie du sud) vient se fixer à Athènes, avec des effets de choc (au sens de shoking). Anaxagore, par exemple est rapidement accusé d’athéisme, ce ne sera pas le seul.

 

Jusque-là, les jeunes gens étaient formés à l’excellence, à l’άρέτη, par la συνουσια, cad par la fréquentation du monde adulte, sans spécialisation. Les sophistes au contraire inventent l’éducation en milieu artificiel, qui restera une des caractéristiques de notre civilisation.

 

Ainsi l’άρέτη, l’excellence, cette fois conçue comme compétence, ….peut faire l’objet d’un apprentissage, contrairement à l’ l’άρέτη archaïque comprise  comme l’excellence requise par la noblesse du sang (la « valeur » des « âmes bien nées »).

 

Différence entre l’éducation (de l’aristocratie conforme à l’idéal de sa caste) et la culture (de l’homme tel qu’il devrait être, selon la philosophie). Culture qui, comme éducation, se dit en grec Παιδεια[1]. Le vocabulaire reste étonnamment stable alors que la conjoncture historique remanie considérablement les données de base de la société. On a affaire là à ce glissement caractéristique du signifié sous la permanence du signifiant que la rhétorique appelle syllepse[2].

 

Qu’il y ait entre deux utilisations du même mot par deux personnes, ou, si l’on préfère, qu’il ne s’agisse pas du même mot, c’est cela qu’essaie de penser, jusque dans ses dernières conséquences, la notion de syllepse, laquelle induit toute une conception du langage, attentive à l’opacité et à l’incompréhension.[3]

 

La syllepse est très exactement ce qui sous-tend tout le théâtre tragique, comme le montre notamment Vernant & Vidal-Naquet[4] : le même mot se rattache à des champs sémantiques différents, alors que chaque protagoniste , enfermé dans l’univers qui lui est propre (religieux, juridique, politique…), croit l’employer unilatéralement, avec un sens et un seul. Il se heurte alors, de façon opaque et incompréhensible à une autre unilatéralité. Les mots sont les mêmes, les référents différents. Dans la même langue, l’interlocuteur parle un idiome étranger irrepérable. C’est, par la syllepse, l’instauration du fameux Dialogue de sourds, qui donne justement son sous-titre au livre de P.Bayard.

 

On discute à partir de points de vue incommensurables[5] en utilisant différemment les mêmes mots.

 

 

 

            Sur la Syllepse Tragique.

 

 

 

L’univers divin étant conflictuel, on ne trouve pas dans la tragédie une catégorie unique du religieux, mais des formes diverses de vie religieuse qui apparaissent antinomiques et exclusives les unes des autres.[6]

 

Ainsi y a-t-il autant de dikh qu’il y a de dieux, voire davantage avec la dikh des morts, celle de la FusiV… Diversité antagonique donc, avec des couples irréconciliables comme Artémis & Aphrodite, les freères ennemis Zeus & Poséidon, Apollon & Dionysos et jusqu’au sommet de l’Olympe, les époux Zeus & Héra.

 

Le polythéisme grec a inventé le double bind, la double contrainte par laquelle satisfaire à l’un, c’est contrarier l’autre.

 

Les incompatibilités structurelles et vitales ne sont évidemment pas pour rien dans la recherche d’un consensus, de la « Prudence », précédés d’une nécessaire délibération.

 

Comment concilier les inconciliables que la tragédie donne en spectacle.

 

Ce que le spectateur athénien voit, ce sont des personnages qui emploient les mêmes mots et ne se comprennent pas.

 

Duplicité foncière du langage où le mot nomoV dans la bouche d’Antigone signifie loi du culte des morts quand Créon l’emploie pour désigner la loi sacrée de la cité qui se doit de châtier la trahison. NomoV signifie originellement le mode musical, la tonalité irréductible, non tempérée, Dorien, Lydien…

 

De cette duplicité de la langue qui dédouble le sens en maintenant le signifiant, les Sophistes tireront l’essentiel de leur tecnh.

 

On est là dans un univers stratifié, sans unité, sans principe général de régulation, sans ordre autre que précaire et aléatoire. De ce désordre naturel, les Sophistes tireront l’idée d’ambivalence et d’opportunité.

 

L’idée de Destin, Tuch, rappelle que l’homme n’est pas le maître de son action. Les dieux lui sont incompréhensibles. Par parenthèse, vingt siècle plus tard, Luther ne dira pas autre chose, ce qui rappelle qu’au cœur du monithéisme le ferment d’un inconnaissable radical et pourtant souverain n’a jamais disparu.

 

Fond complètement agnostique de la religion grecque et que révèlent, si l’on peut dire, les oracles. Oracles toujours à double entente et qui souvent précipite dans le malheur par suite d’un malentendu, d’une incompréhension. Syllepse encore, comme Œdipe qui prend ses précautions pour effectuer ce qu’il croit éviter ou Cresus à qui l’on promet qu’il va détruire un empire…mais c’est le sien !

 

 

 

 

 

La première sophistique représente  une véritable « révolution pédagogique ».

 

Ils voulaient enseigner à parler en public, à défendre ses idées à l’assemblée du peuple ou au tribunal ; ils étaient donc en premier ressort des maîtres de rhétorique[7].

 

Référence au modèle de la médecine (le frère de Gorgias était médecin. Hippocrate né vers 460) : diagnostic, pronostic, remède (voilà ce dont vous souffrez, voilà comment la maladie va évoluer, voilà le pharmacon qui  peut y remédier).

 

Ce souci scientifique correspond au désir de fonder une τεχνη[8].

 

Essor de la démocratie directe : sans doute…le rôle de l’empire et celui de la flotte étaient-ils pour beaucoup dans cette évolution ; car les marins étaient du peuple et ils comptaient plus, désormais, que les chevaliers ou les hoplites.

 

Xénélasies à Sparte (expulsions d’étrangers) alors qu’Athènes accueille volontiers les étrangers.

 

Enseignement traditionnel grec repose sur trois maîtres :

 

-le « pédotribe », l’entraîneur sportif,

 

-le cithariste, qui forme au chant et à la danse les choristes.

 

-le « grammatiste » qui apprend à lire et à écrire.

 

Les jeunes athéniens ne recevaient aucune formation intellectuelle systématique. Ils apprenaient en vivant et en regardant autour d’eux[9] (συνουσια).

 

C’est précisément cette formation que les Sophistes vont vendre.

 

Formation au sens d’un enseignement professionnel, d’un art, comme celui du médecin ou de l’architecte, une τεχνη.

 

Cette τεχνη, immédiatement efficace et transmissible, reconnue comme telle justement parce qu’elle s’exerçait contre rétribution, s’oppose aux « écoles » philosophiques comme celles d’Empédocle, le maître de Gorgias. En fait d’ « écoles », ce n’étaient que de petits groupes de futurs philosophes…sans objet pratique et sans cursus régulier[10].

 

Alors que ceux-là cherchent de façon désintéressée la « Vérité », les Sophistes visent par leur τεχνη des fins pratiques.

 

L’enseignement de la médecine forme des médecins, la sophistique assurera la formation de l’homme politique. Avec les progrès de la démocratie, il faut donc former des gens capables de prendre part aux délibérations politiques et aussi de se défendre devant les tribunaux[11].

 

La révolution des sophistes est d’avoir dressé, en face de la nature et contre elle, l’enseignement, et d’avoir considéré qu’à leur contact le mérite s’apprenait. S’ouvre ainsi une querelle opposant l’hérédité à l’éducation (la παιδεια comme  τεχνη  à la φυσις, la διδαχη en lieu et place de la φυσις).

 

 

 

Une éducation rhétorique

 

 

 

La rhétorique serait née en Sicile au début du V° siècle, en liaison avec le grand nombre de procès qui prirent place alors. On voit ce que cet art nouveau eut de pragmatique, et à quel point il était lié au monde étroit des procès et de la chicane[12].

 

Enracinement dans la culture littéraire : Gorgias a composé un Eloge d’Hélène ainsi qu’une Défense de Palamède. Palamède était le type même de l’homme injustement condamné ; il avait été accusé par Ulysse devant Troie et, au V° siècle, Eschyle, Sophocle et Euripide lui ont tous trois consacré des tragédies, aujourd’hui perdues[13].

 

A propos de la rhétorique, Platon fait dire à Gorgias dans le dialogue éponyme que « il faut user de cet art comme de tous les autres arts de combat »[14].

 

Les débats sont en effet conçus comme des αγωνες où s’opposent deux points de vue contraires, ce sont les « antilogies » des Tragiques.

 

Protagoras avait écrit une « Méthode des controverses (τεχνη  εριστικων) et deux livres d’Antilogies. Il enseignait à défendre successivement deux points de vue, l’éloge et le blâme, l’accusation et la défense…(Δισσοι Λογοι, discours doubles).

 

Ces débats ne constituaient pas de purs exercices formels : ils correspondent à une réflexion neuve et sérieuse sur tous les problèmes de responsabilité ; et l’art dialectique aide à en préciser les données. Avoir tué par erreur, par imprudence, involontairement, sans pouvoir l’empêcher : ces notions se heurtent et s’affirment au cours de telles discussions et pénètrent peu à peu dans la conscience juridique[15].

 

Les deux formules qui résument pour nous l’enseignement de Protagoras :

 

-il existe sur tout deux thèses  (opposées)

 

-il faut apprendre à rendre plus forte la thèse la plus faible.

 

La méthode des questions et réfutations de Socrate doit beaucoup à l’art de Protagoras. (surtout les dialogues dits « socratiques » ou « aporétiques » dans lesquels Socrate « la Torpille » s’emploie toujours à déconstruire les évidences et à miner les convictions et les thèses les mieux établies. Il s’agit moins alors de renforcer la thèse la plus faible que d’affaiblir la thèse la plus forte. En tous cas, on comprend aisément pourquoi Socrate passait pour un sophiste aux yeux d’Aristophane. N’a-t-il pas été condamné d’ailleurs pour amoralité et corruption de la jeunesse, chef d’inculpation typique des adversaire de la sophistique).

 

 

 

In PAIDEIA de Werner Jaeger

 

 

 

La tension φυσις – νομος :

 

Pindare, représentant de l’aristocratique éducation traditionnelle, contre l’essor de l’esprit rationnel :

 

La fierté instinctive confère à l’homme une force redoutable. Mais celui qui doit se contenter de ce qu’on lui a enseigné est comparable à un homme qui marche dans l’obscurité. Son intelligence hésite ; jamais il n’avance d’un pas décidé mais, vu la carence de son esprit, ses innombrables vertus lui tiennent au bout des lèvres.

 

(Pindare, odes Néméennes, III, 38).

 

« Fierté » cad farouche, féroce, la qualité de celui qui est ferus, sauvage. « fierté instinctive », cad férocité naturelle qui s’oppose à la dégénérescence des éduqués :

 

Voyez-les sortir de leur pensoir  (Φροντιστηριον), maigres, pâles, abrutis. (Aristophane, Nuées, 184-6).

 

Et plus loin : Si tu fais ce que je te dis, tu auras toujours la poitrine robuste, le teint clair, les épaules larges, la langue courte, la fesse forte, la verge petite. Mais si tu pratiques les mœurs du temps, d’abord tu auras la poitrine resserrée, la langue longue, la fesse grêle, la verge grande, et longue la proposition de décret (1019).

 

Le personnage de Calliclès, clone littéraire du futur tyran Critias, reprend un siècle après la même antienne :

 

Nous façonnons à notre volonté les meilleurs et les plus vigoureux d’entre nous, les prenant en bas âge, tels des lionceaux, pour les enjôler et les asservir à force de leur raconter que tous les hommes doivent avoir des droits égaux et qu’en cela consiste le beau et le juste. Mais que survienne un individus comblé de dons naturels , il foulera aux pieds toutes nos lois antinaturelles et se dressera en maître devant nous. C’est alors qu’apparaîtra dans tout son éclat le droit de la nature. (Pl. Gorgias, 483e).

 

 

 

Nationalisme/cosmopolitisme

 

 

 

Circulant sans cesse de cité en cité, ils n’eurent pour ainsi dire pas de nationalité. Le fait qu’il fut possible pour des individus de vivre en Grèce, dans une indépendance aussi complète, prouve qu’un type de culture entièrement neuf et foncièrement individualiste était en train de voir le jour[16].

 

Antiphon, comme Hippias d’Elis, étend l’égalité jusqu’au cosmopolitisme, supprimant les identités nationales : Sous tous les rapports, nous avons tous une nature semblable, Grecs comme Barbares, ainsi que les classe sociales : Nous respectons les hommes issus de familles nobles et méprisons ceux issus de la plèbe. Comme s’il s’agissait de citoyens de nations différentes.

 

Quelques décennies après les guerres Médiques et en pleine guerre du Péloponnèse, on comprend que les « souverainistes » se soient récriés !

 

L’important est de remarquer que l’argument « naturaliste » s’inverse, de Calliclès à Antiphon et Hippias, l’égalité étant précisément définie comme naturelle contre l’artificialité de l’égalité démocratique qui exclut les esclaves, les pauvres et les étrangers.

 



[1] Pierre Hadot, 1995, Qu’est-ce que la philosophie antique ?,Folio essais 280, pp 31-34.

 

 

[2] Συλληψις appartient à la famille de Συλ-λέγω : réunir, rassembler des choses différentes, qui donne évidemment syllogisme (calcul, conjecture, raisonnement). Le sens premier de Συλληψις est …compréhension ! (action de com-prendre).

[3] (voir  Pierre Bayard, 2002, Enquête sur Hamlet, Minuit p34 :

 

 

 

[4] Jean Pierre Vernant & Pierre Vidal-Naquet, 1972, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, pp 35-6.

[5] Bayard, op.cit. p102.

[6] JP.Vernant, Mythe & tragédie en Grèce ancienne, p.33

[7] Jacqueline de Romilly, 1988, Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès, LP 12, p 23.

[8] J.de Romilly p 32

[9] id. p53

[10] ibid.

[11] id.p 62

[12] id.p 79

[13] id. p 82

[14] id.p 91

[15] id. p 102

[16] WJ p345

 

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