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Philosophie en Sciences de l’Education

 

Vous êtes sur le blog de Patrick G. Berthier

Maître de conférences à l’Université de Paris 8

 

Ce blog est principalement destiné aux étudiants qui suivent à Paris 8 mes cours de Licence et séminaires de Master 1 & 2. Ils y retrouveront l’essentiel de chaque séance en différé, avec la distorsion plus ou moins importante que ma retranscription imprimera à ce qui aura été dit en présentiel, et que l’ajout de notes non utilisées pourra éventuellement enrichir. Entre le cannevas discursif prévu et sa « performance » où l’improvisation joue souvent un rôle essentiel, largement guidé par les questions de l’assistance, se creuse un écart qu’il me paraît utile de maintenir et d’évaluer.

Le but est ici de fournir, en sus des notes prises, un texte susceptible de servir de base à une réflexion et une investigation sur le thème proposé. Ce sobre dispositif devrait permettre aux étudiants de dépasser la simple « participation » aux cours, pour entrer dans une véritable discussion au début du cours suivant, discussion préparée grâce au travail mené sur la mise en ligne de l’intervention, ou du moins de ses éléments.

 

L’utilité de ce blog sera testée durant ce second semestre 2006-2007 sur le séminaire de Master 1 consacré à la notion d’Expérience, essentiellement chez John Dewey.

Première séance : Mardi 27 Février 2007.

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24 mars 2008 1 24 /03 /mars /2008 13:13

M1 18 03 08

J’ai tenté de faire un sort, la fois dernière, à la notion importante et délicate  que l’on traduit généralement par « assertibilité garantie ». Vous avez pu alors légitimement vous demander en quoi la critique épistémologique concernait l’éducation. 

Et bien chaque fois que vous aurez le sentiment, plus ou moins taraudant, que je traite certain aspect de la philosophie de John Dewey apparemment éloigné du champ de l’éducation, souvenez-vous, si possible une bonne fois pour toutes, que notre auteur définit expressément la philosophie comme « la théorie de l’éducation ». Partant, pour lui, et donc pour nous ici, tout ce qui a trait à la philosophie concerne directement l’éducation. Je vous renvoie au chapitre XXIV de Democracy and Education, déjà commenté, où vous trouverez, entre autres, ces deux phrases explicites et décisive à l’appui de cette équivalence :

 “If we are willing to conceive education as the process of forming fundamental disposition, intellectual and emotional […] philosophy may be even define as the general theory of education” [la philosophie peut même être définie comme la théorie générale de l’éducation].

“The most penetrating definition of philosophy which can be given is, then, that it is the theory of education […]” [la définition la plus profonde qu’on peut donner de la philosophie, c’est qu’elle est la théorie de l’éducation].

(Democracy and Education (1916), pp. 153 & 154).

La citation de la page 153 nous indique que l’éducation doit s’entendre comme formation, et plus précisément comme formation de « dispositions ». On sait à quel point Dewey peut mettre l’accent sur le caractère pratique, utile, du savoir à dispenser. C’est assez dire que la reconstruction en philosophie  « va main dans la main » avec la reconstruction en éducation (DE p.155). Reconstruction radicale puisqu’il s’agit en fait d’en finir avec cette culture encyclopédique qui tient lieu de programme à l’enseignement traditionnel. Sans vouloir longuement épiloguer sur le mot encyclopédie dont les référents ne sont tout de même pas sans panache, rappelons seulement que l’étymologie renvoie à cet ensemble de connaissances qui, vingt siècles avant l’Encyclopédie de Diderot & D’Alambert, définit le bagage d’un Grec éduqué, l’έγκυκλιος παιδεία. N’en retenons que l’idée d’une culture générale composée des disciplines littéraires qui formeront au Moyen-âge le Trivium (rhétorique, dialectique et grammaire) et des sciences qui constitueront le Quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie et théorie de la musique). On le voit immédiatement, l’έγκυκλιος παιδεία, la pédagogie encyclopédique, n’enseigne que des disciplines abstraites, livresques, théoriques…On pourrait multiplier les adjectifs indiquant que ce savoir n’est pas appliqué, et qu’il n’a pas vocation à l’être dans la mesure où il dispense des connaissances propédeutiques, ce qu’il faut savoir pour accéder à des études supérieures qui elles, pourront bien avoir en vue une finalité concrète ou professionnalisante. C’est donc contre l’instruction encyclopédique que la reconstruction conjointe de la philosophie et de l’éducation, de la philosophie comme « théorie de l’éducation », va se déployer, contre un savoir purement logique et même logologique, contre un savoir qui perpétue le passé au lieu de vivre le présent problématique de l’expérience. C’est si vrai que, lorsque dans son école expérimentale de Chicago, Dewey voudra enseigner l’histoire des Etats Unis, il tentera de faire reconstituer par ses jeunes élèves l’habitat des premiers émigrants, afin qu’ils revivent leur expérience au lieu de la lire.

 

Après ce rappel, je voudrais aujourd’hui revenir et réfléchir sur la notion de « réalité » entrevue la dernière fois. Pour ce faire, je vous invite à considérer quelques extraits d’un article de 1908 indisponible en Français mais que vous trouverez sur le Web (www.brocku.ca/MeadProject/Dewey/Dewey_1908b.html ) :

Does Reality Possess Practical Character. "On the Variability of Individual Judgment.”[1]

(Je relègue les dits extraits en fin d’article et n’en conserve que les quelques phrases qui font ici l’objet d’un commentaire).

 

 « La réalité comporte-t-elle un caractère pratique ?» Dewey commence par donner à sa question la réponse de la philosophie en vigueur : « tout ce qui est de nature pratique est considéré comme « simplement » personnel ». C’est ce qui est ici méprisé que Dewey entend bien réhabiliter, le « practical and personal », fer de lance d’une renaissance de la philosophie.

La sphère du personnel-pratique, puisque ces deux aspects semblent indissociables, c’est ce qui est « authentiquement vital » dans les choses et qui, en tant que tel, intéresse au plus haut point la philosophie. Au moment où Dewey écrit, ce qui ressortit à l’expérience pratique personnelle est stigmatisé du mot de « phénoménalisme » qui réfère à une perception purement subjective. On remarquera que ce terme qui jette l’opprobre sur une appréhension toute sensorielle et émotionnelle de la réalité, et que Dewey présente donc comme péjoratif (disparaging), est parfaitement contemporain du développement de la phénoménologie européenne qui deviendra rapidement le courant le plus puissant de la philosophie de langue allemande puis française de la première moitié du XX° siècle, et même au-delà (dans le courant des années 1960, la phénoménologie de Sartre et de Merleau Ponty tient encore le haut du pavé et représente la cible privilégiée, la véritable tête de Turc des structuralistes et de ceux, qu’à tort ou à raison, le public cultivé enrôle sous cette bannière. Paul Ricœur, beaucoup plus tard encore, et très près de nous, puisqu’il vient de s’éteindre, demeure une référence phénoménologique de toute première importance). A l’évidence, la phénoménalité évoquait des représentations bien différentes de part et d’autres de l’Atlantique. Aux USA, le phénoménalisme désigne une sorte de psychologie sensualiste, empiriste et personnaliste éloignée de l’investigation scientifique alors qu’en Autriche, Husserl, logicien et mathématicien cherche à remonter la généalogie de la découverte scientifique jusqu’aux sources de l’intuition dans le « monde de la vie » (Lebenswelt).

The Century Dictionary de 1889 (et constamment réédité jusqu’en 1914, puis abrégé en 1927 en New Century Dictionary), dictionnaire encyclopédique de référence dont Dewey devait disposer donne pour phenomenalism :

The philosophical doctrine that the phenomenal and the real are identical - that the phenomena are the only realities. Also called externalism.

Et pour phenomenon:

            An appearance or immediate object of experience, as distinguished from a thing in         itself.

Et pour phenomenal :

            Pertaining to the occurrences or changing phases of matter and mind.

Pour le phénoménalisme, il n’y a donc pas d’arrière-monde, de chose en soi. La phénoménalité exprime la motilité et la plasticité de la matière et de l’esprit.

Il faut, dit carrément Dewey, que la philosophie ne se dérobe pas et « regarde la situation en face ». Situation de l’état de la science portée par l’idée d’évolution, et situation des forces sociales qui vont discréditant les dogmes et l’autorité. Double situation, scientifique et sociale, qui ne permet plus de s’en tenir à une version stable et systématisée de la réalité. Désormais, la réalité, c’est ce qui change, ce qui apparaît à chaque fois changeant dans le phénomène. Un phénomène qui ne s’appréhende plus comme illusion des sens abusés par le mirage de l’apparence, mais comme la seule réalité. Rien ne se cache derrière les phénomènes. La réalité se donne tout entière, sans reste, dans l’épiphanie du phénomène. Cette réalité comprend indistinctement l’objectivité des choses et la subjectivité des personnes puisque la réalité consiste justement dans l’appréhension des choses. La réalité c’est l’impossibilité pour le mode d’être du sujet d’échapper à sa nature pratique. Le personal est irréductiblement practical. Aussi Dewey donnera-t-il du courant qu’il revendique, le pragmatisme, cette définition à la fois personnelle et provisoire : c’est « la doctrine dans laquelle la réalité possède un caractère pratique ». Objectivité et subjectivité sont par là renvoyés dos à dos en raison de la nature pratique de la réalité, nature qui exprime l’indissociabilité du sujet et de l’objet.

« Toutes les existences sont en transition » écrit Dewey, et cette assertion implique que toute tentative de les connaître en les fixant, à la manière d’un cliché photographique, les pervertit :

« And if all existences are in transition, then the knowledge which treats them as if they were something of which knowledge is a kodak fixation is just the kind of knowledge which refracts and perverts them. » [Si toutes les existences sont transitoires, alors la connaissance qu’on en prend dans une appréhension qui les traite comme un cliché photographique, est justement le genre de connaissance qui en les réfractant les pervertit].

 L’image est intéressante car Eastman, le fondateur de la firme Kodak doit son succès à l’innovation qui remplace les vieilles plaques en verre par la pellicule en 1888. Vingt ans plus tard, au moment où Dewey écrit l’article, les appareils kodak vulgarisent la photographie et font de l’instantané la reproduction familière de la réalité. Contrairement au portrait, au tableau, qui nécessite la médiation de la subjectivité du peintre, la photographie enregistre, directement, ce qui fait face à l’objectif. Elle semble donc fournir la captation sans déformation du réel, sa prise directe. Or, ce saisissement du réel en exprime au contraire la perversion. En quoi le cliché photographique est-il pervers ? En ce qu’il suspend le mouvement, qu’il « fixe » une réalité dont la nature est de se mouvoir et de changer. Quatre ans seulement après l’invention de la pellicule, Léon Bouly, avant les frères Lumières, invente le cynématographe, instrument « réversible de photographie et d'optique pour l'analyse et la synthèse des mouvements ». Au tout début du XX° siècle, ces deux inventions récentes font l’objet d’une industrialisation rapide, et l’on peut se prendre à rêver d’un philosophe méditant sur les rapports de l’une à l’autre. Le saisissement, la pétrification définitive d’un instant (à l’époque où la photographie imite la peinture : on prend la « pose » chez le photographe comme le modèle devant l’artiste), contre l’enregistrement du mouvement. Le cliché n’est plus que le découpage, le prélèvement d’une image dans la continuité de la bobine, un extrait, un arrêt sur image. Un arrêt, justement, et c’est ce qui le disqualifie. Le transit de l’existence est fixé, à la manière des collectionneurs de papillons qui les épinglaient sur des bouchons de liège pour les exposer dans leurs vitrines d’où l’essentiel disparaît aussitôt puisque l’essence du lépidoptère, c’est de voler. La photographie témoigne du meurtre du mouvement. Elle abat la vie en plein vol, cadavérise le geste. La connaissance photographique est le sarcophage de la réalité. Le cliché est donc plus qu’une métaphore opportune de la connaissance objective, il en révèle le caractère profondément inadéquat puisque se trouve par lui fixé ce qui est fluide, pétrifié ce qui est par nature changeant, bref, un procédé anatomique, au sens étymologique de « coupure » (le τομή de l’ανατομή qui donnera anatomia (dissection) signifie d’abord coupure, incision puis, ablation, mutilation, castration).

 

Extraits de : Does Reality Possess Practical Character. "On the Variability of Individual Judgment.”

In current philosophy, everything of a practical nature is regarded as "merely" personal, and the "merely" has the force of denying legitimate standing […]

[…] it is sheer prejudice, a culture-survival. If we suppose the traditions of philosophic discussion wiped out and philosophy starting afresh from the most active tendencies of to-day, — those striving in social life, in science, in literature, and art, — one can hardly imagine any philosophic view springing up and gaining credence, which did not give large place, in its scheme of things, to the practical and personal […]

Why, putting it mildly, should what gives tragedy, comedy, and poignancy to life, be excluded from things ? Doubtless, what we call life, what we take to be genuinely vital, is not all of things, but it is a part of things ; and is that part which counts most with the philosopher — unless he has quite parted with his ancient dignity of lover of wisdom. What becomes of philosophy so far as humane and liberal interests are concerned, if, in an age when the person and the personal loom large in politics, industry, religion, art, and science, it contents itself with this parrot cry of phenomenalism, whenever the personal comes into view? [disparaging terms, such as phenomenal, merely subjective, and so on.]

When science is carried by the idea of evolution into introducing into the world the principles of initiative, variation, struggle, and selection ; and. when social forces have driven into bankruptcy absolutistic and static dogmas as authorities for the conduct of life, it is trifling[2] for philosophy to decline to look the situation in the face. The relegation, as matter of course, of need, of stress and strain[3], strife[4] and satisfaction, to the merely personal and the merely personal to the limbo of something which is neither flesh, fowl[5], nor good red herring[6], seems the thoughtless rehearsal of ancestral prejudice.

[…] pragmatism — by which I mean the doctrine that reality possesses practical character and that this character is most efficaciously expressed in the function of intelligence [1]

Note [1] : This definition, in the present state of discussion, is an arbitrary or personal one. The text does not mean that "pragmatism" is currently used exclusively in this sense; obviously there are other senses. It does not mean it is the sense in which it ought to be used. I have no wish to legislate either for language or for philosophy. But it marks the sense in which it is used in this paper; and the pragmatic movement is still so loose and variable that I judge one has a right to fix his own meaning, provided he serves notice and adheres to it.

If things undergo change without thereby ceasing to be real, there can be no formal bar to knowing being one specific kind of change in things, nor to its test being found in the successful carrying into effect of the kind of change intended. If knowing be a change in a reality, then the more knowing reveals this change, the more transparent, the more adequate, it is. And if all existences are in transition, then the knowledge which treats them as if they were something of which knowledge is a kodak fixation is just the kind of knowledge which refracts and perverts them. And by the same token a knowing which actively participates in a change in the way to effect it in the needed fashion would be the type of knowing which is valid. If reality be itself in transition — and this doctrine originated not with the objectionable pragmatist but with the physicist and naturalist and moral historian — then the doctrine that knowledge is reality making a particular and specified sort of change in itself seems to have the best chance at maintaining a theory of knowing which itself is in wholesome touch with the genuine and valid.

Common sense regards intelligence as having a purpose and knowledge as amounting to something. I once heard a physicist, quite innocent of the pragmatic controversy, remark that the knowledge of a mechanic or farmer was what the Yankee calls gumption — acknowledgment of things in their belongings and rises, and that to his mind natural science was only gumption on a larger scale: the convenient cataloguing and arranging of a whole lot of things with reference to their most efficacious services. Popularly, good judgment is judgment as to the relative values of things : good sense is horse sense, ability to take hold of things right end up, to fit an instrument to an obstacle, to select resources apt for a task. To be reasonable is to recognize things in their offices as obstacles and as resources. Intelligence, in its ordinary use, is a practical term ; ability to size up matters with respect to the needs and possibilities of the various situations in which one is called to do something; capacity to en-visage things in terms of the adjustments adaptations they make possible or hinder. Our objective test of the presence or absence of intelligence is influence upon behavior. No capacity to make adjustments means no intelligence ; conduct evincing management of complex and novel conditions means a high degree of reason. Such conditions at least suggest that a reality-to-be-known, a reality which is the appropriate subject-matter of knowledge is reality-of-use-and-in-use, direct or indirect, and that a reality which is not in any sort of use, or bearing upon use, may go hang, so far as knowledge is concerned.

 

Certainly one of the most genuine problems of modern life is the reconciliation of the scientific view of the universe with the claims of the moral life.

occasion for asking how moral judgments — judgments of the would and should —relate themselves to the world of scientific knowledge.

The pragmatist has at least tried to face, and not to dodge, the question of how it is that moral and scientific "knowledge" can both hold of one and the same world.

The brain, the last physical organ of thought, is a part of the same practical machinery for bringing about adaptation of the environment to the life requirements of the organism, to which belong legs and hand and eye. That the brain frees organic behavior from complete servitude to immediate physical conditions, that it makes possible the liberation of energy for remote and ever expanding ends is, indeed, a precious fact, but not one which removes the brain from the category of organic devices of behavior.[2] That the organ of thinking, of knowledge, was at least originally an organ of conduct, few, I imagine, will deny.

Note [2] : It is interesting to note how the metaphysical puzzle regarding the relation of "consciousness” to "body," evaporate when one ceases isolating the brain into a peculiar physical substrate of mind at large, and treats it simply as one portion of the body as the instrumentality of adaptive behavior.

But if the aim of knowing be precisely to make certain differences in an environment, to carry on to favorable issue, by the readjustment of the organism, certain changes going on indifferently in the environment, then the fact that the changes of the organism enter pervasively into the subject-matter of awareness is no restriction or perversion of knowledge, but part of the fulfilment of its end.

{Dewey identifie ici knowledge  et awareness, savoir et conscience, ce qui ne va pas de soi. Conscience de soi (self-awareness) et connaissance de soi, ce n’est pas la même chose, et toute la psychanalyse repose justement sur cette distinction}

 

It is the business of that organic adaptation involved in all knowing to make a certain difference in reality, but not to make any old difference, any casual difference. The right, the true and good, difference is that which carries out satisfactorily the specific purpose for the sake of which knowing occurs. All manufactures are the product of an activity, but it does not follow that all manufactures are equally good. And so all "knowledges" are differences made in things by knowing, but some differences are not calculated or wanted in the knowing, and hence are disturbers and interlopers when they come — while others fulfil the intent of the knowing, being in such harmony with the consistent behavior of the organism as to reinforce and enlarge its functioning. A mistake is literally a mishandling ; a doubt is a temporary suspense and vacillation of reactions ; an ambiguity is the tension of alternative but incompatible mode of responsive treatment; an inquiry is a tentative and retrievable (because intra-organic) mode of activity entered upon prior to launching upon a knowledge which is public, ineluctable -- without anchors to windward — because it has taken physical effect through overt action.

{Une erreur, un doute, une ambiguïté, ne sont pas des atermoiements, des ratés, des difficultés de la vie mentale, mais des « maladresses » de la vie pratique. Je ne sais plus quel critique s’étonnait naguère du fait que dans les FNAC et autres librairies des  grands centres commerciaux multimedias, la fonte des rayons philosophies et sciences humaines semblait proportionnelle aux excroissances des rayons « vie pratiques ». On en a là l’explication : la philosophie devenant la théorie du bricolage, elle s’entend désormais comme philosophie pratique, au sens le plus courant du terme, et non plus dans l’acception que Kant avait conféré à l’adjectif. }

For ordinary purposes, that is for practical purposes, the truth and the realness of things are synonymous.

{L’assimilation du pratique à l’ordinaire suit la promotion de l’ordinaire par Emerson et anticipe sur son apologie par Cavell}

Awareness means attention, and attention means a crisis of some sort in an existent situation ; a forking of the roads of some material, a tendency to go this way and that. It represents something the matter, something out of gear[7], or in some way menaced, insecure, problematical. and strained. This state of tension, of ambiguous indications, projects and tendencies, is not merely in the "mind," it is nothing merely emotional. It is in the facts of the situation as transitive facts ; the emotional or "subjective" disturbance is just a part of the larger disturbance. And if, employing the language of psychology, we say that attention is a phenomenon of conflicting habits, being the process of resolving this conflict by finding an act which functions all the factors concerned, this language does not make the facts "merely psychological"— whatever that means.

If this be true, then awareness, even in its most perplexed and confused state, a state of maximum doubt and precariousness of subject-matter, means things entering, via the particular thing known as organism, into a peculiar condition of differential — or additive — change.

 

Sub specie aeternitatis ? or sub speciegenerationis ?

[…]there is danger that the philosophy which tries to escape the form of generation by taking refuge under the form of eternity will only come under the form of a by -gone generation. To try to escape from the snares and pitfalls of time by recourse to traditional problems and interests — rather than that let the dead bury their own dead. Better it is for philosophy to err in active participation in the living struggles and issues of its own age and times than to maintain an immune monastic impeccability, without relevancy and bearing in the generating ideas of its contemporary present.

 

 

 



[2] Dérisoire (trifle=bagatelle, broutille) à ne pas confondre avec strife=querelle, discorde.

[3] Pression, effort

[4]  querelle, discorde, dissension

[5] neither flesh nor fowl=ni chair ni poisson (fowl=volaille)

[6] hareng saur (mais aussi=diversion).

[7] détraqué

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15 mars 2008 6 15 /03 /mars /2008 12:01

M1 11 03 08

Un concept reconstructeur : la warranted assertibility.

 

 

Bien que ne jurant que par le paradigme des sciences expérimentales auquel il entend soumettre tout type d’enquête (inquiry) possible, invitant, ou plutôt enjoignant à la philosophie de se mettre à l’école de la science, Dewey n’en a pas moins, paradoxalement, souligné l’écart entre la résolution de problèmes largement subjectifs et la prétention scientifique à l’objectivité. Pour le dire plus brièvement, il ne faut pas confondre objectivité et réalité, comme le remarque Cornel West p.98[1] :

« Science in no way provides us with the fundamental nature of reality » (la science ne nous fournit d’aucune façon la nature profonde de la réalité). A l’appui de cette déclaration surprenante, il cite assez longuement un passage tiré de The Quest for Certainty :

« There is something both ridiculous and disconcerting in the way in which men have let themselves imposed upon ; so as to infer that scientific ways of thinking of objects give the inner reality of things, and that they put a mark of spuriousness upon all other ways of thinking them, and of perceiving and enjoying them. It is ludicrous because these scientific conceptions, like other instruments, are hand-made by man in pursuit of realization of a certain interest. (Il y a quelque chose d’à la fois ridicule et déconcertant dans la manière dont les hommes s’en laissent imposer, jusqu’à croire que les modalités scientifiques de penser les objets donnent la réalité intérieures des choses et frappent de fausseté toutes les autres façons de les penser, de les percevoir et d’en jouir. C’est grotesque parce que ces conceptions scientifiques, comme tous les autres instruments, sont façonnés par l’homme dans le but de réaliser ce qui l’intéresse).

 

[…]there is no kind of inquiry which has a monopoly of the honourable title of knowledge. The engineer, the artist, the historian, the man of affairs attain knowledge in the degree they employ methods that enable them to solve the problems which develop in the subject-matter they are concerned with. As philosophy framed upon the patterns of experimental inquiry does away with all wholesale scepticism, so it eliminates all invidious monopolies of the idea of science. By their fruits we shall know them.» (Aucune espèce d’enquête n’a le monopole du titre honorable de “savoir”. L’ingénieur, l’artiste, l’historien, l’homme d’affaires atteignent au savoir dans la mesure où ils utilisent des méthodes qui leur permettent de résoudre des problèmes qui apparaissent dans leur champ d’activité. La philosophie issue des schèmes de l’enquête expérimentale évince tout scepticisme radical et, par là, élimine tout monopole indu de l’idée de science. C’est par leurs fruits que nous les connaîtrons).

 

Le premier paragraphe cité fait un peu écho, pour le lecteur contemporain, à l’analyse de Heidegger lorsqu’il décrit l’intérêt que présente le Rhin pour le poète, et celui, tout différent, lorsqu’on considère le fleuve du point de vue des ingénieurs de la centrale hydro-électrique. Le Rhin « muré dans l’usine d’énergie » et le Rhin, titre d’un hymne d’Hölderlin.[2] Mais, là où Heidegger juge « monstrueux » le captage et penche évidemment pour une appréhension poétique, Dewey semble accepter la multiplicité des intérêts : nul intérêt ne doit nous en imposer, toutes les « manière de voir » (ways of thinking objects), en tant qu’instruments, ne sont ni plus ni moins que des « produits de la main de l’homme en vue de satisfaire un certain intérêt ». D’où les précisions du second paragraphe. L’intérêt de l’artiste ou de l’homme d’affaires n’a rien à envier au scientifique. Tous atteignent au savoir que leur intérêt propre postule, celui qui résout les problèmes spécifiques impliqués dans leur champ de compétence (the subject-matter they are concerned with). By their fruits we shall know them ; brutal adage pragmatique, reprenant curieusement un verset biblique, qui fait porter toute validité d’un savoir sur ses conséquences pour l’intérêt qui l’a initié. « L’ai-je bien descendu ? » s’enquérait de façon toute rhétorique sous les applaudissements l’actrice Cécile Sorel reconvertie sur le tard dans le Music-Hall. Ce pourrait être une allégorie du pragmatisme : Intérêt-Problème-Méthode-Succès. End-in-view-Problem-Method-result (consequence). Pour filer la métaphore, disons que la façon de descendre dépend de l’escalier et de l’effet recherché (vitesse, grâce…). On jugera les moyens employés à l’aune du résultat obtenu.

[…] Dewey is saying that there are a variety of knowledges, each rigorously regulated by procedures […] that this epistemic pluralism gives no procedure priviledged access to Truth and Reality […] (Dewey affirme qu’il existe une diversité de savoirs, chacun rigoureusement réglé par des procédures…et que ce pluralisme épistémique ne confère à aucune de ces procédures un accès priviliégié à la Vérité et à la Réalié.)

For Dewey, the only alternative for pragmatists is to settle for truth-as-warranted-assertibility […] (p.99). (Pour Dewey, la seule alternative pour les pragmatistes est de fixer le sens de la vérité comme assertibilité garantie).

[…] logical forms themselves emerge owing to and within the operations and aims of inquiry […] he distinguishes ontological truth from epistemic validity. (les formes logiques elles-mêmes émergent de l’intérieur des opérations et des objectifs de l’enquête…il distingue la vérité ontologique de la validité épistémique.)

Cette distinction est capitale puisqu’elle permet tout simplement de congédier le concept même de vérité. L’assertibilité garantie nomme cette validité qui vous fait connaître l’adéquation de votre intention avec la conséquence de vos actes dans le cadre de l’intérêt manifesté. De la procédure qui a mené au résultat, on peut simplement dire qu’elle a réussi, non qu’elle à découvert une vérité irréfragable et pérenne. On ne peut donc dégager de l’enquête, toujours particulière et propre à un domaine d’activité, d’intérêt, une structure ou une procédure qui vaudrait pour toute enquête possible. La logique ne constitue pas la théorie close du système des inférences. Elle émane, chaque fois plus ou moins neuve, des opérations propres à l’enquête menée.

            « The pragmatic conception of truth can be viewed as a kind of Americanization of the notion of truth, an Emersonian effort at democratization and plebeianization of the idea of truth that renders it ‘’various and flexible’’ […]» (p.100) (la conception pragmatique de la vérité peut-être perçue comme un genre d’américanisation de la notion de vérité, un effort Emersonien de démocratisation et de vulgarisation de l’idée de vérité qui la rend variable et flexible).

Cette intrusion du politique dans l’épistémologique a évidemment de quoi surprendre, mais West ne trahit pas la pensée de Dewey qui indexait explicitement le logos grec sur l’économie politique esclavagiste de l’Hellade. Les méthodes scientifiques ne sont pas déconnectées des modes d’action et de production d’une culture. Les domaines de l’activité humaine ne se répartissent pas en îlots protectionnistes. Aussi, réalité et vérité ne sont-elles pas l’apanage de la science :  « Science in no way provides us with the fundamental nature of reality ». (D’aucune façon la science ne nous fournit la nature fondamentale de la réalité).

« But the chief characteristic trait of the pragmatic notion of reality is precisely that no theory of Reality in general, überhaupt (en fait), is possible or needed… it finds that ‘’reality’’ is a denotative term, a word used to designate indifferently everything that happens…(p.94, from Dewey : Need for a Recovery of Philosophy). (le trait caractéristique majeur de la notion pragmatique de réalité tient précisément à ce qu’aucune théorie de la réalité en général, somme toute, n’est requise ni possible…il voit dans la « réalité » un terme dénotatif, un mot employé pour désigner indifféremment tout ce qui arrive…).

Il n’y a pas d’ontologie possible, de théorie générale de la réalité, puisque le pragmatisme substitue l’événement à la réalité. Dire que « réalité » est un terme dénotatif, simplement indicatif, c’est lui ôter la force du concept. « Réalité » n’est pas une idée, susceptible d’une définition univoque, mais une sorte de déictique pointant « indifféremment vers tout ce qui arrive ». Le pragmatisme identifie le réel à l’événement, ou plutôt inscrit l’événement dans l’expérience qui en constitue le développement. Dans une telle constellation pratique, il n’y a pas de place pour une réalité que définit surtout sa permanence, sa stabilité, sa « vérité » immuable.

Ce renversement de la réalité–vérité au profit de l’événement n’est pas sans évoquer la critique nietzschéenne que Marcel Gauchet a placé en tête de sa Crise du libéralisme.[3]Cette critique aurait enregistré, dès la fin du XIX°, « les premières secousses […] du tremblement de terre » qui devait effondrer toute stabilité, toute unité. « Surmonter la volonté de vérité afin de s’ouvrir à la volonté de puissance […]» commente Gauchet (p.42). La référence à Nietzsche, pourtant, ne va pas de soi puisque le philosophe allemand semble fort peu présent, nommément, dans l’œuvre de Dewey. En témoigne l’index de la biographie de Westbrook où figurent une trentaine de mentions de William James, une vingtaine de Kant et seulement quatre de Nietzsche, encore deux d’entre elles sont-elles très indirectes. Tout porte à croire cependant que, si Nietzsche est peu cité, ses idées irriguent largement, mêlées à celles d’Emerson qui leur sont proches, le travail de Dewey. Ce qui peut se vérifier aisément.

« Nous sommes historiques de part en part » s’exclame Nietzsche qui, dans Humain trop humain ajoute : « Tout résulte d’un devenir ; il n’y a pas plus de données éternelles qu’il n’y a de vérités absolues ».[4] Le vent de l’histoire, les flux du devenir emportent donc dès 1878 l’essentiel de la modernité contenue dans la « volonté de vérité », cette association de l’Absolu métaphysique avec la science, ce mysticisme scientifique, ce positivisme du pharmacien Homais qui croit à la science comme l’abbé Bournisien croit en Dieu. « L’homme [post]moderne ne croit plus à aucune valeur » dit Nietzsche qui congédie les concepts de fin, d’ unité et de vérité.

« L’avènement du nihilisme sourd, en dernier ressort, de l’épuisement de la volonté de vérité à laquelle nous devons l’ensemble des fictions métaphysiques et religieuses qui se sont succédé à travers les siècles » écrit Gauchet.[5] L’expression « volonté de vérité » vient du Gai Savoir §344.

Volonté de vérité, la vérité est voulue et c’est, pour Nietzsche, ce qui la ramène sur le terrain de la morale : « je ne veux pas me laisser tromper », « je ne veux pas me tromper ». « La croyance en la science » traque l’illusion, l’erreur et l’apparence au nom d’une « vérité divine » qui prolonge l’illusion.

La volonté de vérité tient à la « fiction fondatrice de la stabilité de l’étant ».[6]Aussi, « la volonté de puissance ne s’entend elle-même, du reste, que comme l’inversion de la volonté de vérité ».[7] On voit que le projet de se débarrasser du concept de vérité, au sens ontologique du terme, est commun au nihilisme nietzschéen et au pragmatisme deweyen. Mais il y a plus. Dans un passage dense, M. Gauchet évoque en des termes qui sont ceux-là même de Dewey, la volonté de puissance nietzschéenne. Qu’on en juge :

« Si puissance il y a, c’est que celle-ci s’inscrit dans une tension vers la croissance de l’espèce et que cette croissance s’effectue en s’affrontant à des résistances qu’elle s’efforce de surmonter. […] ‘’cette volonté de surmonter ne connaît elle-même aucune fin’’ ».[8]Ce rapprochement ne peut paraître incongru, nihilisme et pragmatisme s’abreuvant ici à la même source évolutionniste. Le thème omniprésent chez Dewey de la croissance (growth) se trouve déjà chez Nietzsche qui voit l’« évolution tendant à une abondance de vie plus grande ».[9]Je laisse-là, en plan, la critique nietzschéenne de la volonté de vérité qui mériterait pourtant qu’on s’y attarde, tant, sur ce point, la convergence du pragmatisme et du nihilisme paraît probante dans la commune annonce d’un crépuscule de l’Absolu de la connaissance. Il ne faut pas oublier que la lecture d’Emerson ravissait Nietzsche et qu’elle est à l’origine de la philosophie américaine.

 

On trouve dans la Logic de 1938 quelques remarques intéressantes sur la warranted assertibility[10] :

            « […] inquiry is a continuing process in every field with which it is engaged. The ‘’settlement’’ of a particular situation by a particular inquiry is no guarantee that that settled conclusion will always remain settled. The attainment of settled beliefs is a progressive matter ; there is no belief so settled as not to be exposed to further inquiry. […] (l’enquête est un processus continu dans chaque domaine où elle intervient. L’établissement d’une situation particulière par une enquête particulière ne garantit pas que ce résultat auquel on parvient demeurera durablement bien établi. Accéder à des opinions bien établies relève d’une progressivité, il n’y a pas d’opinion si établie soit-elle qui ne soit exposée à un surcroît d’enquête).

What has been said helps to explain why the term ‘’warranted assertion’’ is preferred to the terms belief  and knowledge . It is free from the ambiguity of these latter terms, and it involves reference to inquiry as that which warrants assertion. […] The use of a term that designates a potentiality rather than an actuality involves recognition that all special conclusions of special inquiries are parts of an enterprise that is continually renewed, or is a going concern.» (Ce qui précède aide à expliquer pour quelles raisons on préfère le terme “assertibilité garantie” aux termes opinion et savoir. Il est exempt de l’ambiguïté inhérente à ces deux-là, et il implique une référence à l’enquête comme l’opération qui garantie l’assertion… L’usage d’un terme qui désigne la potentialité plutôt que l’effectivité suppose la reconnaissance du fait que les résultats spécifiques d’enquêtes spécifiques ne sont que les moments d’une entreprise continuellement renouvelée, d’une affaire en cours.)

Suit une note dans laquelle Dewey reconnaît sa dette envers C.S. Peirce qui, le premier, a « make inquiry and its methods the primary and ultimate source of logical subject-matter. » (a fait de l’enquête et de ses méthodes la source première et ultime de la Logique).

On voit par l’insistance du verbe settle et de ses dérivés qu’il vient préciser l’ancienne conception ontologique de la réalité-vérité. Est vrai, est réel, ce qui est settled, établi, fixé. Je ne veux pas entrer dans une discussion difficile sur les sens du mot ontologie, me contentant de citer Lalande dont la définition nous suffit ici : « […] de nos jours, le mot ontologie sert surtout […] à désigner sans équivoque la métaphysique substantialiste, qui se propose pour objet de saisir, sous les apparences, les choses en soi » (p.715). La réalité est substantielle, voilà la proposition quasiment tautologique que va renverser le pragmatisme. Rien ne peut être établi, fixé définitivement car ce à quoi on atteint est toujours précaire, temporaire. L’enquête ne connaît pas de fin. L’utilisation de l’expression ‘’settled belief’’, opinion établie, montre à quel point Dewey cherche à montrer que la doxa ne peut jamais être dépassée vers quelque alêthéia. Jamais l’opinion ne peut se transcender en vérité, et si l’on peut parler, approximativement, d’opinion vraie, se sera justement au sens de l’assertion garantie. Je dirais plus tard pourquoi cette traduction me semble insuffisante, sans pouvoir en proposer une meilleure ; disons simplement tout de suite que l’assertion garantie n’est justement pas garantie, ou que cette garantie est labile, incertaine, provisoire. Voilà, il faudrait pouvoir dire « vérité provisoire », ce qui présente une apparente antinomie.

« L’enquête est un processus continu » et, en tant que tel, elle produit des jugements qui tombe toujours sous le coup d’une further inquiry, d’un supplément d’enquête, d’un cours ininterrompu de l’enquête qui jamais ne permet de s’établir (settle) dans quelque chose comme une vérité, une conclusion, un constat définitif.

D’où la réticence de Dewey à utiliser le mot savoir (knowledge). Nous n’avons jamais affaire à un véritable savoir, constitué, fixé et répertorié dans une encyclopédie car une telle encyclopédie ne fait que recenser les états passés d’un savoir constamment en voie de constitution dans un processus sans fin. C’est ce qui incite Dewey à renoncer au « savoir », à la « vérité », à la « réalité » qui sont les trois piliers de la trinité ontologique, et à leur préférer une expression controuvée et peu explicite, l’assertibilité garantie.

Le verbe  warrant signifie garantir, assurer, affirmer, attester, comme dans : « I warrant it is my sister ». (je vous assure que c’est ma sœur). C’est aussi disposer d’une attestation qui fait autorité ou preuve. Enfin, ce peut être le synonyme de allow, afford ground for, comme dans : « If the sky warrant you to go out » (si le temps le permet, vous pourrez sortir). Cette dernière acception fait glisser warrant de l’assurance à la condition de possibilité. Warranted assertibility pourrait donc se traduire par assertibilité possible ou permise, qui indique justement que la garantie n’est pas garantie, ou plus exactement que ce qui garantit l’assertion est un paramètre variable. L’opinion ainsi produite constitue un arrangement momentané des conditions subjectives et objectives : « A belief is true when it satisfies both personal needs and the requirements of objective things » écrit Dewey qui troquera bientôt cette opinion vraie contre l’assertibilité garantie qui a l’avantage, dans son obscurité, de ne pas évoquer de fantasmes ontologiques. (Une opinion est vraie lorsqu’elle satisfait à la fois des besoins personnels et ce qu’exige l’objectivité des choses).

Larry Hickman éclaire d’un commentaire cette notion assez opaque au premier abord[11].

Le syntagme comprend deux termes, chacun pointant dans une direction différente, et même opposée.

-« ‘’Warranted’’ points backward in time toward something that has been accomplished. What is warranted is the result of reflection that has been effective in the sense that some specific doubt or difficulty has been resolved. (“Garantie” retrograde dans le temps vers quelque chose qui a été accompli. Ce qui est garanti, c’est le résultat d’un réflexion qui a été menée a bien au sens où un doute ou une difficulté particulière a été levée).

-‘’Assertibility’’ points forward in time toward something yet to be done. What is assertible is something general, and therefore something potentially applicable to future cases that are relevantly similar to the ones by means of which it was produced. Unlike the alleged knowledge (or justified true belief) […] warranted assertibility is claimed to be neither certain nor permanent. The best it can offer is a measure of stability in an otherwise precarious world.»

(“Assertibilité” anticipe dans le temps vers quelque chose qui reste encore à faire. Ce qui est assertible est quelque chose de potentiellement applicable à des occasions futures qui relèvent d’une similarité avec les moyens qui ont permis de le produire. Contrairement au prétendu savoir de l’opinion vraie…l’assertibilité garantie ne revendique ni certitude ni permanence. Le mieux qu’elle puisse offrir est une once de stabilité dans un monde par ailleurs précaire).

Et Hickman de rappeler que Dewey cherchait à faire pour la philosophie ce que Darwin fit pour la biologie, à savoir, montrer qu’il n’y a pas plus de vérités fixes qu’il n’y a d’espèces définitivement fixées.

Ce qui est donc garanti, assuré, c’est une sorte de certitude rétrospective, passée sinon obsolète. Cela a marché, un problème a été résolu de cette façon là, avec ces moyens là.

Ce qui est asserté, au contraire, pointe en direction de ce qui est à faire. On s’appuie donc sur une efficacité passée pour s’aventurer dans sa reproduction future, reproduction plus ou moins modifiée en fonction des conditions de réalisation. Le rappel darwinien indique qu’il n’y a pas de différence de nature entre adaptation et évolution, ni entre évolution et mutation. Les « personal needs » et les « requirements of objective things » sont tous deux sujets à variations selon le thème de l’indissociabilité évolutive de l’organisme dans son environnement.

            « Dewey identifies inquiry as the primary means by which reflective organism seek to achieve stability through adaptation. […] Because inquiry is an organic activity […] new warrants must continually be issued.»[12] (Dewey identifie l’enquête aux premiers moyens par lesquels l’organisme intelligent cherche à assurer sa stabilité en s’adaptant… Parce que l’enquête est une activité organique…de nouvelles garanties (possibilités) doivent sans cesse être produites).  

C’est sans doute cette référence obsédante à l’organicité qui différencie fortement l’héritage évolutionniste chez Nietzsche et Dewey. Le premier ne disait-il pas : « le monde n’est absolument pas un organisme, mais le chaos » ? Le chaos, au sens grec d’une vitalité béante, telle qu’Hésiode la nomme : « πρώτιστα Χάος γένετ » (aux tout premiers temps naquit Chaos, l’Abîme-béant)[13].

 

            Je vous propose pour terminer, et comme en annexe, l’intégralité du § 344 du Gai Savoir, pour me faire pardonner le caractère très (trop) allusif de la référence à la volonté de vérité chez Nietzsche dans le cours de cette séance. J’y ai souligné le passage qui concerne le paradoxe d’une « croyance en la science » qui rabat le rationnel sur le religieux et la vérité sur la Morale.

 

 

« Dans quel sens nous sommes encore pieux. -Dans la science, les convictions n'ont pas droit de cité, voilà ce qu'on dit à juste titre; ce n'est que lorsqu'elles se décident à s'abaisser modestement au niveau d'une hypothèse, à adopter le point de vue provisoire d'un essai expérimental, d'une fiction régulatrice, que l'on peut leur accorder l'accès et même une certaine valeur à l'intérieur du domaine de la connaissance - avec cette restriction toutefois, de rester sous la surveillance policière de la méfiance. - Mais si l'on y regarde de plus près, cela ne signifie-t-il pas que la conviction n'est admissible dans la science que lorsqu'elle cesse d'être conviction? La discipline de l'esprit scientifique ne débuterait-elle pas par le fait de s'interdire dorénavant toute conviction?...Il en est probablement ainsi: reste à savoir s'il ne faudrait pas, pour que pareille discipline pût s'instaurer, qu'il y eût déjà conviction, conviction si impérative et inconditionnelle qu'elle sacrifiât pour son compte toutes autres convictions. On le voit, la science elle aussi se fonde sur une croyance, il n'est point de science "sans présuppositio". la question de savoir si la vérité est nécessaire ne doit pas avoir trouvé au préalable sa réponse affirmative, cette réponse doit encore l'affirmer de telle sorte qu'elle exprime le principe, la croyance, la conviction que "rien n'est aussi nécessaire que la vérité et que par rapport à elle, tout le reste n'est que d'importance secondaire." - Cette volonté absolue de vérité : qu'est-elle? Est-ce la volonté de ne pas se laisser tromper? Est-ce la volonté de ne point tromper? ce serait dans ce dernier sens, en effet, que la volonté de vérité pourrait être interprétée: à condition que l'on subordonnât à la généralisation:"Je ne veux point tromper", et même le cas particulier: "je ne veux point me tromper". Mais pourquoi ne pas tromper? Pourquoi ne pas se laisser tromper? - Remarquez que les raisons du premier cas résident dans un domaine tout différent de celui du second cas: on ne peut pas se laisser tromper parce que l'on suppose qu'il est nuisible, dangereux, fatal de l'être, - dans ce sens la science constituerait une perspicacité soutenue, une précaution, une utilité contre laquelle on serait cependant en droit d'objecter : Qu'est-ce à dire? vouloir-ne-pas-se-laisser-tromper serait-ce réellement moins nuisible, moins dangereux, moins fatal? Que savez-vous au préalable du caractère de l'existence pour pouvoir établir s'il est de plus grands avantages du côté de l'absolue méfiance ou de l'absolue confiance? Mais dans le cas où l'un et l'autre seraient indispensables, beaucoup de confiance et beaucoup de méfiance: Où donc la science prendrait-elle son absolue croyance, sa conviction sur lesquelles elle repose, à savoir que la vérité serait plus importante que toute autre chose, voire plus que toute autre conviction? Cette conviction-là précisément n'aurait pu du tout naître, si la vérité et la non-vérité se révélaient constamment utiles l'une en même temps que l'autre : ainsi qu'il en est effectivement. Par conséquent - la croyance à la science qui existe indubitablement, ne saurait avoir pris son origine dans pareil calcul d'utilité, elle est née bien plutôt en dépit du fait que l'inutilité et le danger de la"volonté de vérité", de la "vérité à tout prix" sont constamment démontrés."A tout prix" : oh! nous comprenons cela parfaitement, pour avoir sacrifié et égorgé une croyance après l'autre sur cet autel! -par conséquent la "volonté de vérité" signifie non pas: "je ne veux pas me laisser tromper", mais - il n'y a pas d'autre alternative -"je ne veux pas me tromper, pas même me tromper moi-même:- nous voilà sur le terrain de la morale. que l'on s'interroge donc sérieusement : "Pourquoi ne veux-tu pas tromper?" lors même qu'il y aurait apparence - et il y a apparence en effet - que la vie n'est faite que pour l'apparence, j'entends pour l'erreur, l'imposture, la dissimulation, l'aveuglement et l'auto-aveuglément, alors que d'autre part la grande forme de la vie s'est en effet montrée toujours du côté des scientifiques les moins scrupuleux. pareil propos, on pourrait peut-être l'expliquer avec aménité comme une donquichotterie, une petite facétie enthousiaste: il pourrait tout aussi bien s'agir de quelque chose de pire, d'un principe destructeur hostile à la vie... "Volonté de vérité" - elle pourrait être secrètement une volonté de mort. - Ainsi la question posée : Pourquoi la science? ramène au problème moral : à quoi bon, somme toute, la morale? quand la vie, la nature, l'histoire sont "immorales"? Sans nul doute, l'esprit véridique dans ce sens audacieux et dernier, tel que le préssuppose la croyance en la science, affirme par là même un autre monde que celui de la vie, de la nature, de l'histoire, et pour autant qu'il affirme cet "autre monde", eh bien, ne doit-il pas nier son contraire, ce monde-ci, notre monde?...Mais l'on aura déjà compris à quoi j'en veux venir, à savoir que c'est encore et toujours une croyance métaphysique sur quoi repose notre croyance en la science, - et que nous autres qui cherchons aujourd'hui la connaissance, nous autres sans dieu et antimétaphysiciens, nous puisons encore notre feu à l'incendie qu'une croyance millénaire a enflammé, cette croyance chrétienne qui était aussi celle de Platon, la croyance que Dieu est la vérité, que la vérité est divine... Mais que dire, si cela même se discrédite de plus en plus, si tout cesse de se révéler divin,sinon l'erreur, l'aveuglement - et si Dieu même se révélait comme notre plus durable mensonge?-

Nietzsche, Gai savoir § 344

 

 

[1] Cornel West (1989) The American Evasion of Philosophy, A Genealogy of Pragmatism, Madison, The University of Wisconsin Press.

[2] Martin Heidegger (1958) « La Question de la Technique » dans : Essais & Conférences, Paris, Gallimard, p.22.

[3] Marcel Gauchet (2007) L’avènement de la démocratie II : La crise du libéralisme, Paris, Gallimard, chapitre 1.

[4] Cite par M.Gauchet, op.cit. p. 23

[5] ibid. p. 28

[6] id. (la phrase est de Gauchet).

[7] Ibid.p.35.

[8] ibid. p.38

[9] cité par Gauchet (2007) p.38

[10] John Dewey ([1938] 1960) Logic : the Theory of Inquiry, New York, Holt, Rinehart & Winston, pp. 8 & 9.

[11] Larry A. Hickman (2007) Pragmatism as Post-modernism, New York, Fordham University Press, p.37 & 207 sq.

[12] ibid. p.208

[13] Hésiode, Théogonie v.116.

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2 mars 2008 7 02 /03 /mars /2008 19:14

26 02 08

 

DEMOCRACY & EDUCATION  John Dewey

Commentaire du Chapitre 24 : Philosophy of Education

 

Presque parvenu au bout du parcours que Démocratie & Education s’était fixé, Dewey souligne que, bien que ne traitant que de philosophie de l’éducation, l’essai n’a encore donné aucune définition de la philosophie. C’est ce à quoi le chapitre 24 prétend remédier. On sait l’exercice difficile et, de fait, peu de philosophes se sont souciés de donner une définition de l’entreprise à laquelle ils ont consacré leur vie. Dewey fait donc un peu figure d’exception. Toutefois, dans cet ouvrage, il n’est pas question de la philosophie en général. Celle-ci n’est interpellée que sous deux domaines inhérents à l’éducation, la théorie de la connaissance et la morale ou théorie des mœurs (morals en anglais étant un mot polysémique désignant aussi bien l’un que l’autre, ce qui poserait quelques problèmes à un kantien pour qui la philosophie pratique qui décrit la loi morale, n’est pas du tout la même chose que l’anthropologie d’un point de vue pragmatique qui traite des moeurs).

On comprend vite pourquoi démocratie et éducation ont partis liés dans la visée instrumentaliste de Dewey. Rappelant que dans les sociétés traditionnelles, les groupes sociaux ne cherchent qu’à maintenir telle quelle leur existence, ces sociétés ne visant que « leur propre perpétuation par l’éducation » et donc « la préservation des coutumes », il souligne l’originalité des sociétés « progressives », entendant par là celles qui permettent à leur membre de s’affranchir de la coutume par l’intérêt, ce qui définit proprement la liberté individuelle (qui consiste essentiellement à privilégier son intérêt sur l’habitude socialement contrainte que Bourdieu, s’inspirant très largement du pragmatisme, a conceptualisé en habitus). 

Le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés progressives se fait dans la reconfiguration de l’expérience. Dans les premières, l’expérience est pour ainsi dire circulaire puisque la transmission consiste à doter la nouvelle génération des cadres ancestraux dans lesquels le monde prend sens. Ces sociétés sont fondamentalistes au sens où l’éducation doit prodiguer aux nouveaux membres la connaissance des fondements de l’espace social dans lequel ils auront à s’inscrire. On pourrait parler de société auto-reproductrices dans la mesure où elles tendent à redupliquer indéfiniment les structures dont elles se soutiennent. (Je ne discute pas ici le fait évident que aucune société n’est anhistorique, non touchée par une évolution historique. Il s’agit d’un type pur qu’on ne rencontre jamais comme tel. Parler de fondamentalisme en philosophie, c’est repérer une tendance à la reproduction, et non une reproduction effective, pure et simple, indemne de toute compromission avec le cours de l’histoire). A l’inverse, dans les sociétés « progressives » ou démocratiques, l’expérience doit être continuellement « reconstruite ou réorganisée ». Des unes aux autres, on passe donc de la société des sujets à la « société des individus », pour reprendre un titre de Norbert Elias. Dans un cas les sujets forment la société dans la mesure où ils sont sujets, c’est-à-dire soumis à un cadre fixe d’obligations et d’interdits dont ils ne peuvent s’affranchir. Dans l’autre, les individus sont les acteurs d’une réorganisation continue de ces cadres. C’est bien sûr à raison même de cette réorganisation que la philosophie intervient, dès lors qu’il ne s’agit plus de se soumettre à une tradition qui fait absolument loi. La question « que faire ? » ne se pose pas là où la Loi indiscutable est connue (les mœurs sont réglés a priori par la coutume). Or, c’est cette question que la philosophie pragmatique analyse dans toutes ses dimensions.

Il se trouve que les sociétés démocratiques, toutes progressives qu’elles soient, c’est-à-dire sujettes plus que d’autres à l’évolution, n’en sont pas moins tributaires de leur propre passé traditionnel. Ces sociétés sont donc elles aussi en proie aux entraves de l’expérience continue qui définit pour Dewey la vie même. Elles accusent des « ruptures de continuité » qui tiennent à leur organisation sociale rémanente, résiduelle. Les divisions de la société, notamment en classes laborieuses et classes possédantes oisives ont produit l’opposition entre activités pratiques et activités intellectuelle qui mène aux dichotomies de la philosophie classique : « matière et pensée, corps et esprit, individu et société… »

La disparité du champ de l’expérience, et ses clivages, ne seraient dus qu’à la ségrégation sociale à l’origine de tous les dualismes. Dewey a toujours cru que l’essor de la philosophie en Grèce ancienne ne s’est pas détaché d’un mépris pour le travail irrémédiablement lié à l’inconscient esclavagiste. L’idée que le travail productif est vil (y compris chez Platon l’œuvre de l’artiste, peintre ou poète !) constitue l’impensé des cultures antiques. Toutefois, cette explication généalogique suffit-elle à légitimer la réduction de tous les dualismes philosophiques à des causes socio-historiques, pour ma part, j’en doute. C’est un cas assez exemplaire de réductionnisme sociologiste faisant bon marché de l’opposition vita activa / vita contemplativa qui a peut-être d’autres ressorts. La vie spirituelle, la vie de l’esprit, la curiosité intellectuelle dont Aristote remarquait la généralité, la pensée « abstraite », non directement investie dans les affaires courantes, pratiques, a sans doute d’autres sources. Mais revenons à Dewey pour qui la philosophie dualiste représente un corpus traditionnel, c’est-à-dire des impedimenta, des entraves dont il s’agit de se déprendre par une nouvelle conception de la philosophie qui comprend  « l’intelligence comme la réorganisation délibérée, par l’action, du matériau de l’expérience ». La formule présente l’avantage de rassembler les concepts-clefs du pragmatisme qui se définit comme philosophie de l’action, philosophie de l’expérience et last but not least, comme philosophie de la reconstruction de la philosophie.

Philosophie de l’action et de l’expérience qui refuse de considérer la pensée uniquement comme mode d’accès à la connaissance. La pensée est prospective dit Dewey. Elle naît d’une perturbation : « thinking is occasionned by an unsettlement and it aims at overcoming a disturbance » (le fait de penser vient d’une instabilité et vise à surmonter une perturbation).

La cause de la pensée n’est ni le doute cartésien ni l’étonnement platonicien (θαυμαζω) mais un dérangement, un certain désordre (c’est le sens de unsettlement : quelque chose qui n’est pas fixe, stable, en ordre). On ne commence vraiment à penser que lorsque rien ne va plus, lorsque les repères habituels viennent à faire défaut ou se révèlent inopérants, inadéquats. Bref, c’est le moment privilégié où la vie ne peut se satisfaire d’automatismes, d’habitudes. « Quelque chose doit être fait » (assignment of something to be done) qui ne peut l’être sans le recours à une élucidation de la difficulté à laquelle on se trouve confronté. Penser signifie alors problématiser la difficulté, c’est-à-dire analyser celle-ci en composantes articulées dans des  propositions logiques. Ce qui fait donc de la philosophie l’activité propre à résoudre, du moins à élucider, les problèmes pratiques. En régime démocratique, l’éducation représente le type même du problème pratique dans la mesure où il ne s’agit pas de reproduire mais d’innover, de suivre le progrès continu de la société et de penser ses ratés et ses fourvoiements. L’éducation selon Dewey procède à la « formation des dispositions fondamentales, intellectuelles et émotionnelles ». De ce fond dispositionnel, l’individu tirera les talents, aptitudes et compétences modulables par lesquels il s’adaptera aux conditions toujours nouvelles qui lui seront imposées. La définition de l’éducation ainsi proposée rencontre nécessairement une conception non spéculative de la philosophie, rencontre qui incite à définir la philosophie comme « théorie générale de l’éducation ». Non plus une branche, un domaine de la philosophie, mais la philosophie elle-même, dans son intégralité. Qu’est-ce qui autorise une telle promotion de la philosophie de l’éducation ? D’abord et avant tout, l’origine de la philosophie, apparue « sous la pression directe des questions éducatives ». Et, en effet, toute l’œuvre de Platon se présente comme une série d’objections aux Sophistes sur leur propre terrain, celui de l’éducation. Presque tous les dialogues mettent en intrigue le débat avec un Sophiste. L’Organon ne tourne-t-il pas, bien au-delà de ce seul titre, autour des Réfutations sophistiques ? Bref, le coup d’envoi athénien du IV° siècle rend indissociables les éléments du syntagme : philosophie politique de l’éducation, et c’est ce que Rousseau avait bien vu dans l’Emile à propos de la République de Platon. La philosophie est intrinsèquement politique et constitutivement éducative. Elle naît de la critique du premier grand système d’éducation jamais conçu, système qui justement prenait au sérieux l’énorme bouleversement politique qu’instaurait l’avènement de la démocratie. Ce pourquoi le pragmatisme rend irrépressiblement solidaires démocratie, philosophie et éducation. L’investigation philosophique surgit des problèmes issus de la réorganisation politique de la société athénienne. La philosophie ne peut donc figurer un corps de doctrine appliqué après-coup à l’éducation. C’est d’emblée que la philosophie a trait à l’éducation. Aussi Dewey la définit-il comme la « théorie de l’éducation dans ses aspects les plus généraux ».

Cette définition n’est acceptable, bien sûr, que si l’on admet que cette philosophie n’est plus classique, ni même moderne, mais qu’elle ne s’entend qu’à partir de sa « reconstruction ». « La reconstruction de la philosophie, de l’éducation, et des méthodes et idéals sociaux vont ainsi main dans la main », écrit Dewey. Triple reconstruction donc, mais la première de toutes reste celle, qu’on peut presque qualifier d’involontaire tant elle sourd de la force des choses, du changement social. Changement qui nécessite une « réforme », au sens fort que Spinoza pouvait donner à ce terme dans son traité de la « Réforme de l’entendement ». Que veut dire changement ? Rien d’autre que ce qui avait cours relève d’une « révision ». Ce qui avait cours, c’était « les idées et idéals hérités des cultures précédentes désormais étrangères (« ideas and ideals which are inherited from older and unlike cultures »). Ce terme, unlike, me semble très fort. Il commande le recours à une reconstruction. Le « changement complet » (thoroughgoing change) survenu au tournant du XX° siècle nous fait différents, unlike, sans ressemblance avec ce qui précède. Le lien de filiation semble rompu. L’ancien n’est plus seulement vieux, il ne nous ressemble plus. Il ne nous dit rien de nous, ne s’applique pas à nous. Le progrès de la science, la révolution industrielle, le développement de la démocratie nous déportent vers un nouvel environnement, un nouveau monde, où le principe actif de la philosophie prend un nouvel élan et une autre allure. Triple confluence du développement scientifique, technique et politique qui bouleverse et submerge l’ancienne culture.

 

            Sur le terme Reconstruction

 

Si le terme de « reconstruction », qui donnera son titre à « Reconstruction en philosophie », est si fort, c’est qu’il réfère à une phase fondamentale de la constitution de l’Etat fédéral américain. Voici la définition 2 de l’entrée « reconstruction » extraite d’une encyclopédie américaine, The Century Dictionary, dans son édition de 1914 :

« Specifically, in US history, the process by which, after the civil war, the States which have seceded were restored to the rights and privileges inherent in the Union » (se dit particulièrement, dans l’histoire des USA, du processus par lequel les états qui firent sécession furent rétablis dans les droits et privilèges propres à l’Union).

Plus haut, à l’entrée « reconstruct », on pouvait lire une citation d’Emerson : « The aim of the hour was to reconstruct the South ; but first, the North had to be reconstructed » (Le but du moment était de reconstruire le Sud, mais il fallait d’abord que le Nord fut reconstruit).

Plus bas, on trouve les « reconstructions Acts » de 1867, dont le premier est clairement intitulé : « an act to provide for the more efficient government of the rebel states » (un acte pour doter du gouvernement le plus efficace les états rebelles).

La reconstruction des états du Sud consiste essentiellement dans la réalisation de deux conditions :

-réunir une convention afin d’élaborer une constitution soumise au suffrage populaire.

-ratifier, par cette constitution, le 14° amendement qui stipule la citoyenneté de toute personne née ou naturalisée aux USA ; la déchéance civile et militaire des insurgés ; la nullité de toute dette d’Etat envers les ex-propriétaires après l’abolition de l’esclavage. Le mot reconstructionist a même désigné un adhérant à la politique de reconstruction du Sud.

 Ces éléments confèrent à l’idée de reconstruction une tonalité spécifiquement américaine très offensive. Il s’agit d’un aggiornamento à marche forcée. Pas seulement un constat du dépassement du passé, mais une purge de ses séquelles. Exigence d’une nouvelle constitution, en philosophie comme en politique.

Pour reconstruire, il faut d’abord faire table rase des ruines de l’ancien édifice. Reconstruire n’est pas restaurer. Il faut que le old soit en quelque sorte gone with the wind.

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25 janvier 2008 5 25 /01 /janvier /2008 16:07

Commentaire sur l’article raisonnement .

 

« La raison est la faculté fondamentale de l'intelligence » dit la première phrase de l’article Raison. Le même auteur, Henri Marion, affirme dans l’article suivant que : « le raisonnement n'est pas autre chose que la raison même en action ». Fort de ces deux assertions, on peut faire glisser le raisonnement de l’intelligence à la raison. Que gagnons-nous à cette substitution? Apparemment peu de choses  puisque les deux mots semblent quasiment synonymes. En fait, plus qu’on ne croit car l’intelligence n’est qu’une notion commune, au demeurant assez vague, quand la raison désigne un concept, une « idée claire et distincte » comme aurait dit Descartes. On en voit la preuve dans le fait que la raison soit dotée d’une constitution susceptible d’une description aussi exhaustive que la constitution corporelle. Elle est faite de principes, de règles et de lois intangibles qui permettent de penser en articulant des idées comme les articulations du corps permettent de le mouvoir. Il y a donc un mouvement de la pensée : « C'est l'opération par laquelle l'esprit va du connu à l'inconnu ». Affirmation décisive puisqu’elle relègue la mémoire hors du processus rationnel. Raisonner c’est faire face à du nouveau, traiter de l’inédit. Non pas simplement et abusivement ramener l’inconnu à du connu, mais partir de ce qu’on sait pour se hisser à la compréhension de ce qui surprend. Le raisonnement s’apparente à l’exploration. Il s’agit de cartographier de nouveaux territoires, de découvrir de nouvelles régions. Il faut apprendre au fur et à mesure qu’on progresse. Apprendre en progressant pour progresser. Cette avancée présente un danger auquel les enfants sont particulièrement vulnérables : la crédulité. C’est elle qu’on doit éradiquer afin de « faire des hommes », comme le rappelle sentencieusement Marion. Nous sommes encore, avant la Grande Guerre, à l’époque où l’éducation est perçue et conçue comme le processus institutionnel chargé d’émanciper le jeune vers l’adulte, en levant l’hypothèque de la minorité. L’enfant était crédule, adulte, l’éducation l’aura rendu raisonnable. Le vingtième siècle n’aura de cesse de discuter et de contester cette opposition enfant/adulte, majeur/mineur, mature/immature, crédule/raisonnable. On ne devient jamais adulte écrivait à peu près Georges Lapassade, fondateur de notre département, dans son Entrée dans la vie (1963). Je n’y insiste pas, ce n’est pas notre sujet, mais il nous faut bien constater et mesurer ce qui nous sépare des conceptions éducatives d’ensemble de la troisième République, et qui va de pair avec les évolutions scientifiques et socio-politiques. Mais il ne faut pas s’exagérer non plus cet écart. Ce qui demeure d’actualité, et peut être plus que jamais en ces temps médiologiques où le sensationnel, la rumeur, les effets de mode le disputent aux stratagèmes de la manipulation de l’information, c’est le combat contre la crédulité. De ce point de vue, il est particulièrement éclairant que Marion s’attache dans son article à la prévention contre les paralogismes et les sophismes, ces « manières vicieuses de raisonner ». La démonstration, la déduction et toutes les formes d’inférence rencontrent en effet très vite leurs limites dès que la raison se trouve confrontée aux « choses concrètes », aux « questions politiques et sociales ». On peut bien sûr modéliser l’expérience toujours nouvelle dans des « prémisses d’ordre concret » que le raisonnement peut alors traiter, « mais ce n’est pas lui qui les trouve ni qui les contrôle ». Cette réserve, pour ne pas dire ce constat de relative impuissance de la force logique devant le réel, conduit à penser que la « puissance du rationnel », pour reprendre un titre d’ouvrage particulièrement suggestif, constitue plutôt un appareil défensif. L’esprit rationnel est dressé à détecter les raisonnements captieux, les arguments fallacieux, un peu à la manière dont le détective est formé à l’enquête criminelle, au comportement déviant  dont l’absence le laisse désœuvré comme le médecin face au bien portant. Je reprends, vous le voyez, les exemples paradigmatiques de Sherlock Holmes et du médecin, qui permettent d’insister sur cet objet négatif que représente sous des aspects différents le délit, la maladie et le paralogisme. Tous trois signalent un désordre que le raisonnement doit démêler. L’idée d’ordre n’est pas séparable de celle de raison. L’éducation vise ainsi moins à développer l’intelligence qu’à « délivrer la raison ». Celle-ci se conçoit comme l’ensemble d’une organisation réglée de façon presque aussi immuable que notre système solaire. Les principes en sont innés mais obscurcis, alourdis et entravés par les dépôts néfastes de la vie sociale. On retrouve Rousseau et son intuition d’une société intrinsèquement corruptrice (je vous renvoie à cette lecture indispensable en philosophie de l’éducation que représente l’Emile). En quoi consiste au juste cette corruption de la raison originellement pure de l’homme naturel ? Marion la dénonce d’abord sous un triple aspect : le préjugé (la fameuse Δόξα platonicienne, l’opinion, que nous avons entrevue à propos du Lachès), la superstition et la croyance (à noter que la foi ici n’est pas en cause, mais seulement « la croyance aux signes et aux présages »). Ces trois ingrédients constituent l’essentiel de l’obscurantisme qui se passe de raisonnement puisqu’il n’impose, avec la force de l’habitude et de la tradition que des propositions non articulées, sans autre fondement que celui de leur ancestralité. Le raisonnement suppose donc, en préalable à son exercice, l’éviction, ou au moins la suspension de ces trois blocages de la raison. A un niveau supérieur, on rencontre « les manières vicieuses de raisonner » qui présentent toute l’apparence du raisonnement, mais seulement l’apparence (trompeuse). Il faut donc « apprendre à se défier des raisons qui n'en sont pas ». Je ne reviens pas sur les paralogismes et les sophismes auxquels nous avions consacré une séance pleine. Il suffit de rappeler que la plupart de ces raisonnements captieux proviennent de deux causes principales.

La première, que dans un syllogisme la conclusion ne vaut que ce que valent les prémisses, et que si la majeure est fausse, l’enchaînement, quoique correct, ne garantit pas le résultat. C’est le vieux principe de la logique médiévale : ex falso sequitur quodlibet, d’une proposition fausse on peut conclure n’importe quoi. Le problème tient à ce que cette fausseté de la majeure n’est pas toujours aisément repérable. Il y a quantité de fausses évidences et de généralisations abusives qui peuvent bien faire un moment consensus mais qui n’en sont pas moins inexactes pour autant. Ce n’est pas pour rien que Descartes a placé le doute méthodique au fondement de l’activité philosophique et que Platon a fait de l’apparence et de l’opinion les adversaires privilégiés de la pensée. L’évidence n’est souvent qu’une idée reçue.

La seconde, que l’on emploie couramment pour forger les propositions des termes ambigus. Or il ne peut y avoir de rationalité discursive qu’à proportion de définitions précises. Pascal mettait en garde contre cette carence congénitale du langage usuel : l’équivoque. Je vous renvoie à L’art de persuader : « n’admettre aucun des termes un peu obscurs ou équivoques sans définition. N’employer dans les définitions que des termes parfaitement connus ou déjà expliqués ». Maurice Merleau Ponty (et d’autres philosophes avant lui) l’avait souligné : le sens n’est pas fixé dans les mots, Paul Valéry allant jusqu’à affirmer que les mots n’ont pas de sens, ils n’ont que des emplois. Bertrand Russel, pour sa part, considérait que philosopher revient pour l’essentiel à logiciser la langue dont le fonctionnement demeure toujours gravement lacunaire et erratique. C’est assez dire que le raisonnement passe nécessairement par un effort de définition qui ne nous est pas coutumier. La dialectique n’est pas la conversation mais sa critique. On ne peut partir que du « langage ordinaire », mais pour s’en défier et le dépasser. C’est la raison pour laquelle Marion clôt son article sur une remarque critique incitant à une sorte de pédagogie négative : « former au raisonnement » revient à « signaler tous ces écueils aux enfants ». Pour raisonner juste il faut commencer par comprendre pourquoi et comment la pensée naturellement s’égare, pourquoi la raison est d’abord embarrassée, encrassée, grevée de défauts. Les principes de la raison sont innés (c’est du moins ce qu’en bon kantien Marion admet) mais leur exercice s’empêtre dès l’origine dans le dévoiement que leur imposent les influences irrationnelles inhérentes à la vie en société. En effet, le statut d’enfant s’analyse essentiellement en termes d’influence, au sens fort et quasi psychiatrique d’être « sous influence ». De l’influence, le Trésor de la Langue Française donne au sens B. cette définition :

« Action (généralement graduelle et imperceptible) qui s'exerce sur les dispositions psychiques, sur la volonté de telle personne. »

Descartes ne disait pas autre chose, bien qu’en d’autres termes, en son Discours de la Méthode (deuxième partie) :

« je pensai que, pour ce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres et qui, ni les uns ni les autres ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils auraient été si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’eussions jamais été conduits que par elle. »

La raison est native mais son efficace est différée. Entre-temps nous sommes « gouvernés », de l’intérieur (appétits) comme de l’extérieur (précepteurs), c’est ce à quoi il s’agit d’échapper. L’éducation rationnelle se donnera donc pour objectif la libération de la raison par le tarissement de l’influence. En conséquence, il s’agit moins d’apprendre que de désapprendre, de se délester de ce savoir précocement incorporé sans le consentement de la raison.

Pour conclure, je vous invite à relire ces quelques articles du Dictionnaire de Pédagogie dirigé par Buisson, afin que vous réfléchissiez au chemin parcouru depuis cent ans au sujet de cet objectif de rationalité qui, on le voit, représentait une finalité éducative majeure pour autant qu’elle constituait le principal de ce que l’on entendait alors par « autonomie » (depuis la notion s’est beaucoup diversifiée et édulcorée). Bien sûr, le raisonnement demeure fondamental dans les cursus, mais l’idée de raison, elle, s’étiole incontestablement. L’idée d’une raison pure semble s’éloigner de nos conception et il ne se trouverait probablement plus personne aujourd’hui pour écrire que « le raisonnement n'est pas autre chose que la raison même en action », phrase qu’on ne pourrait s’empêcher de lire comme la personnalisation fantomatique d’un ensemble de processus intellectuels. Rationnel est un adjectif se rapportant à rationalité et non plus au substantif raison. La raison est une faculté au principe de la pensée, la rationalité, simplement le caractère de ce qui est rationnel, logique. Passer de l’un à l’autre n’est pas sans conséquences. Plus exactement, c’est la marque, lexicale, d’une différence d’appréciation, d’une vue d’ensemble sur l’éducation et ses finalités, qui ne va pas sans remaniements.

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21 janvier 2008 1 21 /01 /janvier /2008 11:34

 

Commentaires sur l’article Raison du dictionnaire de Pédagogie de Buisson

 

Ce qui frappe le lecteur contemporain, dès les premières phrases de l’article, c’est la référence implicitement kantienne à une « constitution » fixe, « innée », « universelle » et « éternelle » de l’esprit. Au point d’établir une symétrie entre les instincts et les principes de la raison, « véritables instincts intellectuels ». S’il y a bien une chose que la philosophie de l’éducation du XX° siècle remettra en question, c’est bien celle-là. Au moment même où paraît en France la seconde édition du dictionnaire de Buisson, John Dewey, aux USA, s’appuyant sur la psychologie de William James, a déjà fait un sort aux conceptions innéistes de la pensée. Pour le pragmatisme, philosophie qui sera déterminante pour les tenants de l’éducation nouvelle (je pense notamment à Célestin Freinet et Ovide Decroly), parler de « formes essentielles de la pensée » relève de l’abus de langage. Dewey ira jusqu’à prétendre ouvertement que la raison n’est pas au principe de l’activité mentale, elle en représente au contraire la résultante. La raison n’est plus, comme chez Kant, le cadre a priori de l’expérience, qui l’informe, la formate, mais le produit de l’expérience elle-même. Ce qui se volatilise au cours du siècle, c’est l’idée d’une faculté de pensée structurée comme un instinct qu’il s’agirait seulement d’exercer et d’affiner par un entraînement roboratif. La pensée n’est pas antérieure à l’expérience qui viendrait y rentrer comme un lion dans une cage, il n’y a pas de capture de l’expérience par la pensée, mais une activité mentale continue, extrêmement plastique et modulable en fonction des situations. Bref, on n’a pas affaire à des principes, immuables et antérieurs à l’expérience, mais, au mieux, à de simples hypothèses, validées ou infirmées par le cours de l’expérience. Tout cela mène à une dilution de la confiance que les anciennes philosophie plaçaient dans la Logique dont Kant disait qu’elle ne pouvait progresser puisqu’elle était déjà parfaite depuis Aristote. Ce qui n’est pas sans affecter profondément l’idée que nous nous faisons d’un raisonnement rigoureux. Ainsi, lorsque Marion assène comme une évidence indiscutable que  « deux affirmations contradictoires ne sauraient être vraies toutes deux », il se place du point de vue de l’ancienne logique formelle qui ne prend pas en considération un aspect anthropologique essentiel : le temps. Les propositions Jean est malade et Jean est bien portant  ne sont contradictoires qu’instantanément. On peut, bien sûr, invoquer d’autres éléments de relativité selon le point de vue (Jean est riche pour un SDF et plutôt pauvre pour un grand bourgeois), mais le temps est sans doute le paramètre déterminant dans la mesure où la contestation d’une raison pure, d’une intelligence a priori constituée de principes et de règles inaltérables, vient d’un changement de paradigme. Alors que la géométrie et la logique servaient de fondements aux philosophies classiques, c’est la théorie darwinienne de l’évolution qui, conjointement aux développements des sciences expérimentales, va assumer l’essentiel de la rationalité des raisonnements. Un raisonnement ne vaudra plus parce qu’il respecte les lois et règles de la « constitution de l’esprit », mais bien parce que les conséquences pratiques de sa mise en œuvre donnent satisfaction. Le raisonnement, devenu beaucoup plus souple, s’apparente donc de moins en moins à un ensemble de coups dans un jeu dont il convient de respecter les règles. Il faudrait presque imaginer un jeu dont, comme dit Deleuze, « tous les coups porteraient sur la règle ». Sans aller jusque-là, ce qu’il faut retenir de ce changement de paradigme tient à l’impossibilité de s’en tenir aujourd’hui à un raisonnement argumentatif qui se bornerait à l’ancienne logique. La constitution, donnée une fois pour toutes, de la faculté de raisonner serait un mythe. A la conception fondamentaliste de l’esprit s’oppose la critique constructiviste qui va toucher l’ensemble des sciences humaines. Le raisonnement ne serait pas l’application des lois générales de la raison à un problème particulier, mais une construction ad hoc, en réaménagement constant. Impossible donc d’établir un parallèle entre notre nature physique et notre nature psychique en concluant pour les deux, comme le fait Henri Marion : « notre organisation est donnée par la nature et préexiste à l'action du dehors ». Ce qui sera premier, en éducation comme ailleurs, ce ne sera pas notre « organisation » mais l’expérience qui conjugue indissolublement l’organisme et son environnement. Le raisonnement sera rationnel, non à proportion de sa soumission aux lois d’une constitution logique, mais seulement dans la mesure où il s’adapte à une situation et la maîtrise. On passe donc d’une logique des principes à une logiques des conséquences, soit un renversement complet. Dès lors, l’éducation au raisonnement ne peut plus se comprendre comme simple « orthopédie de l'intelligence ». La réflexion n’a pas à être redressée. Elle participe d’une progression d’ensemble directement dépendante des situations dans lesquelles on la place.

Mais revenons à l’article qui va très vite délaisser la raison pure pour la raison pratique, c’est-à-dire la morale. Ce qui nous rappelle qu’en ces années là, l’éducation en général s’entend comme rassemblement d’une double tâche : instruction intellectuelle et instruction civique et morale. Toutefois, le canevas reste le même puisqu’il s’agit dans les deux cas d’introduire dans les événements « l’ordre et la règle », sous forme de principes dans un cas, de devoirs dans l’autre. Le jugement moral n’est qu’une sous-espèce du jugement logique. Aussi ne s’agit-il que de « développer en eux ce sens de l'ordre, de la règle. » C’est donc ce sens, et lui seulement, qui présidera à la formation des jugements. Le fait que l’enseignement de la morale soit tombé en désuétude (alors qu’il constituait un des deux piliers de l’éducation de premier degré, et corrélativement une part importante de la formation des maîtres sous la troisième République) indique que ce « besoin d’absolu » dans le jugement n’est plus prioritaire. J’y insiste, je crois qu’une des raisons de cet abandon tient à la promotion de l’expérience au détriment de la raison. Qui pourrait écrire aujourd’hui que « la raison est la forme de la pensée : l'expérience en fournit la matière. Sa fonction propre est de digérer l'expérience comme l'estomac digère l'aliment » ? C’est ce genre de formule que Jean Paul Sartre stigmatisait de « philosophie alimentaire ». La raison ne digère pas l’expérience, elle en émane, comme les algorithmes mathématiques ne soumettent pas l’expériences à leurs règles mais son utilisés par elle comme simples outils dans les sciences expérimentales. 

D’ailleurs, il n’est pas anecdotique que l’article de Marion se termine avec insistance sur le respect de l’expérience. « Négliger les faits pour les systèmes », « les ignorer ou les faire plier » devant l’absolu, ce serait prendre « la proie pour l’ombre ». Il y a là plus qu’un rectificatif ou une prudente réserve après le panégyrique de la Raison. On peut y voir l’empreinte du changement de paradigme dont il a été question. Or, si l’expérience est première, si les faits, les événements, les situations, ne sont pas si dépendants qu’on pouvait croire de la constitution absolue de la raison, elle même devenant d’ailleurs une instance assez douteuse, la conception que nous nous faisons d’un raisonnement change, moins directement liée qu’elle est à l’ancienne logique formelle avec son principe d’identité, de non contradiction et ses règles d’inférences. On ne peut plus affirmer sereinement, comme le fera Marion dans l’article suivant que « le raisonnement n'est pas autre chose que la raison même en action ». Il est devenu presque radicalement impossible d’isoler la raison de ce à quoi elle s’applique tant l’expérience porte en elle ses raisons. L’absolu cède le pas au relatif. C’est sans doute pourquoi l’argumentation semble beaucoup moins contrainte qu’elle ne l’était jadis. Les paralogismes sont plus difficiles à détecter dans une logique des conséquences que dans une logique des principes. Peut-être avons nous affaire à ce que Jacques Lacan a un jour appelé une « logique en caoutchouc », laquelle  demande une compétence, une vigilance et une intelligence accrue, et donc en effort éducatif toujours plus important et plus subtil.

 

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14 janvier 2008 1 14 /01 /janvier /2008 10:44

Afin d’étoffer encore un peu tout ce qui a cristallisé autour de la notion de raisonnement, je vous propose, après les articles Raison et Raisonnement, un autre texte tiré encore de l’édition de 1911 du Dictionnaire de Pédagogie sous la direction de Ferdinand Buisson. Il s’agit de l’article Jugement. J’attire votre attention sur l’opposition faite entre « juger et sentir », opposition aujourd’hui très contestée (je pense, entre autres au livre d’Antonio Damasio intitulé L’erreur de Descartes, erreur qui consiste justement, selon l’auteur, à séparer de façon étanche les sphères de la sensibilité et de l’entendement. L’ouvrage est sous-titré de manière éloquente : La raison des émotions[1]). Mais, me semble-t-il, cette contestation ne vaut pas discrédit tant cette vieille opposition paraît encore fructueuse en un temps où l’apothéose de la médiatisation et de la communication joue largement la sensibilité contre l’argument, obnubilant le jugement par l’émotion. Plus que jamais peut-être, l’éducation passe par la formation du jugement critique.

 

JUGEMENT. — Juger, dit Aristote, c'est affirmer une chose d'une autre chose. Le jugement est essentiellement l'opération de l'esprit qui consiste à affirmer un attribut d'un sujet. « Le feu est chaud, la terre est ronde, l'homme est un animal raisonnable, Dieu est bon », sont des jugements.

Exprimé par le langage, le jugement s'appelle proposition. Toute proposition a en effet trois termes : le sujet et l'attribut, mis en rapport par le verbe.

On sait que l'analyse grammaticale retrouve aisément ces trois termes dans les propositions mêmes qui ne sont formées que de deux mots. « J'aime » est pour : « je suis aimant » ; « j'existe » ou « je suis », pour « je suis existant », etc. Et ainsi l'expression du rapport qui unit le sujet et l'attribut est universellement le verbe être, à des personnes et à des temps différents. Ces remarques élémentaires jettent un grand jour sur la théorie philosophique du jugement. On s'est demandé si le jugement est toujours le résultat d'une comparaison entre deux termes antérieurement et isolément connus. C'est la doctrine des anciens logiciens et du grand psychologue anglais Locke. On objecte qu'il y a des jugements, dits primitifs, où cette comparaison n'existe pas. Soit, par exemple, cette proposition : « Je suis ». Peut-on raisonnablement soutenir que l'esprit ait d'abord conçu l'existence abstraite possible, puis un moi également abstrait et possible, et qu'il ait ensuite réuni ces deux termes, aperçu leur convenance, pour affirmer l'existence réelle et concrète du moi? Il est clair que le concret est connu avant l'abstrait, que je perçois mon existence avant de concevoir l'existence en général, que celle-ci ne m'est donnée que par celle-là ; qu'ainsi le jugement : « Je suis » est antérieur à toute comparaison des termes que l'analyse y découvre, qu'il est l'intuition directe, immédiate, irréductible, d'une réalité où le sujet et l'attribut se confondent absolument.

Telle est, en résumé, la critique adressée par Victor Cousin à la théorie de Locke. Elle est incontestablement fondée sur un point : l'esprit ne débute pas par des abstractions. Je connais mon existence avant de connaître l'existence en général, cela est hors de doute. Mais il ne s'ensuit pas que le jugement : « Je suis » ne soit que la simple appréhension de l'existence telle qu'elle est impliquée dans la première et la plus obscure manifestation de la conscience. A ce compte, dit très bien M. Janet, il faudrait dire que l'huître juge, car on doit lui supposer quelque sentiment d'elle-même. Or, il n'y a jugement que quand il y a réflexion, et la réflexion implique déjà quelque distinction entre le sujet et l'attribut, et la connaissance, au moins confuse, de celui-ci à titre de caractère général pouvant convenir à d'autres choses encore qu'au sujet dont on l'affirme. Quand je dis : « Je suis », je n'exprime pas seulement le vague sentiment que tout animal doit avoir de son existence ; je fais plus : je me distingue des autres êtres, et je circonscris en quelque sorte ma part d'existence dans le sein de l'existence générale. En d'autres termes, je me saisis et m'affirme comme une personne dont l'existence se pose en face et indépendamment de toute autre existence connue ou concevable. Donc le jugement : « Je suis » implique véritablement la notion de l'être en général ; donc il implique, au moins logiquement, la distinction des trois termes, Je suis étant, l'attribut possédant ce caractère de généralité que ne saurait, avoir le sujet je, qui est individuel. On doit conclure de là que le jugement n'appartient pas à l'animal, car il suppose l'abstraction et la généralisation, qui sont des opérations propres à l'entendement humain. On doit en conclure aussi, contre les sensualistes, que le jugement se distingue profondément de la sensation. « Juger et sentir, dit Rousseau, ne sont pas la même chose. Par la sensation, les objets s'offrent à moi séparés, isolés, tels qu'ils sont dans la nature ; par la comparaison, je les remue, je les transporte, pour ainsi dire, je les pose l'un sur l'autre pour prononcer sur leur différence ou sur leur similitude, et généralement sur leurs rapports. La faculté distinctive de l'être actif et intelligent est de pouvoir donner un sens à ce mot est. Je cherche en vain dans l'être purement sensitif cette force intelligente qui superpose et puis qui prononce ; je ne saurais la voir dans sa nature. Cet être passif sentira chaque objet séparément, même il sentira l'objet total formé des deux ; mais, n'ayant aucune force pour les replier l'un sur l'autre, il ne les comparera jamais, il ne les jugera point. » (Henri Joly.)

C'est uniquement dans le jugement que résident la vérité et l'erreur. La pure sensation est infaillible, car elle ne contient aucune affirmation explicite. Le jugement est vrai ou faux, selon qu'il exprime entre l'attribut et le sujet un rapport qui correspond ou ne correspond pas à la réalité des choses. Il est des cas où le rapport est tellement évident, que le jugement se prononce pour ainsi dire de lui-même ; la réflexion n'est pas sans doute absente, mais elle se borne à concevoir exactement les termes et à les mettre en face l'un de l'autre ; leur convenance ou leur disconvenance se manifeste immédiatement. Plus souvent une réflexion prolongée est nécessaire, et, comme la réflexion implique la volonté, le jugement est alors, au moins partiellement, un acte volontaire et libre. Aussi Descartes a-t-il eu raison de dire que là où il n'y a pas évidence, il est toujours possible de suspendre son jugement, et, par suite, d'éviter l'erreur. En ce sens, l'erreur est volontaire, et l'on est toujours plus ou moins responsable de s'être trompé.

Dans le langage ordinaire, le mot jugement n'est pas pris dans une acception essentiellement différente de celle que lui donne le langage philosophique. On dit d'un homme qu'il a du jugement pour dire qu'il perçoit naturellement, entre les choses, les rapports vrais qui les unissent ; en d'autres termes, qu'il distingue exactement ; et par une sorte d'heureuse disposition, le vrai du faux. Seulement, ainsi que le fait observer M. Janet, « dans le sens ordinaire, on réserve le mot jugement pour les cas importants, rares et difficiles : on ne dira pas que l'homme montre du jugement en disant que la neige est blanche : on le réserve pour les cas où il faut du discernement et de la pénétration. » Mais toujours il s'agit d'arriver à formuler une proposition qui n'est, en définitive, que l'expression d'un rapport entre deux termes.

La faculté de juger est commune à tous les hommes. On peut même avancer qu'elle est dans son essence identique à l'intelligence même. Mais tous les hommes ne jugent pas également bien, et les auteurs de la Logique de Port-Royal vont jusqu'à dire « qu'on ne rencontre partout que des esprits faux ». Avoir l'esprit faux, c'est méconnaître les rapports vrais entre les choses, ou en supposer de chimériques. Il est clair que la fausseté d'esprit ne saurait exister (au moins à l'état normal) pour les jugements où le rapport est manifeste ; nul homme raisonnable n'affirmera que deux et deux font cinq. L'esprit faux ne se trompe que sur les rapports un peu cachés ou éloignés. Les rapports les plus superficiels lui paraissent essentiels ; il prendra une simple coïncidence, une succession fortuite, pour une liaison constante et nécessaire de cause à effet. Mais la fausseté d'esprit n'est jamais incurable, car elle est toujours l'effet de la précipitation et de la prévention. Le remède est contenu dans ce précepte de Descartes, que nous rappelions tout à l'heure ;


suspendre son jugement. Ajoutons que cette suspension ne doit pas être indéfinie ni conduire au scepticisme ; il faut seulement suspendre son jugement jusqu'à ce que, par une observation plus scrupuleuse, une réflexion plus pénétrante, le rapport vrai se dégage et apparaisse en pleine lumière. Rien de plus utile, par conséquent, que de mettre les jeunes esprits en garde contre les affirmations hâtives, résultat ordinaire de l'ignorance ; il sera même bon de leur apprendre à douter, en leur présentant sur une même question plusieurs solutions également plausibles en apparence, ou en les amenant, par une série de questions appropriées, à une solution précisément contraire à celle qu'ils avaient d'abord avancée. C'était la méthode de Socrate. méthode excellente pourvu qu'elle n'aboutisse pas à l'indifférence, et qu'elle ne soit en quelque sorte que le point de départ d'investigations plus profondes,

[LUDOVIC CARRAU.] Philosophe, traducteur de Locke…



[1] Antonio Damasio, 1997, L’erreur de Descartes, la raison des émotions, Odile Jacob.

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13 janvier 2008 7 13 /01 /janvier /2008 22:59

Human Nature & Conduct III. 9 & IV.1

 

III.9 (The Present and Future).

Le chapitre 8 affirmait que toute action issue du désir se résout dans et par une situation qui la termine sans être exclusivement terminale (no terminal condition is exclusively terminal. p. 252). Le terme n’est pas un terminus. Toute situation finale est en effet en même temps condition initiale pour ce qui suit puisque il n’y a pas de conséquences d’une action qui ne se présentent aussitôt comme antécédents d’une autre. La même situation est conjointement conclusive et inchoative  : « It is initial as well as terminal. » Le chapitre 9 reprend l’idée : « Life is continuous », la vie est continue. Les tentatives pour la découper en séquences autonomes ne produisent que des abstractions qui, si elles favorisent l’analyse, doivent toujours se réinsérer dans le continuum du réel. Il en va un peu ici comme de l’étude de la vie à partir de l’anatomie du cadavre, dont vous savez que l’exemple en est tiré du tout début de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel. La référence n’en est pas ici mal-venue, Dewey a entamé sa carrière de philosophe à l’université John Hopkins sous l’étiquette alors en vogue de néo-hégélien. Rien d’anecdotique dans cette précision, le biographe Robert Westbrook considérant que Dewey n’a jamais évincé complètement Hegel de son système de pensée et rapportant, à l’appui, cette confession à un correspondant qui date de 1945 (Dewey a 86 ans) : « j’ai fait un saut qui  traverse Hegel, dirais-je, pas seulement un bond hors de lui. J’ai pris au passage ma part du panier, emportant avec moi l’essentiel de la dissertation dont il était plein ».[1]La citation mérite, sinon une explication en bonne et due forme, que je suis pour l’heure incapable de fournir, ne disposant pas du courrier envoyé à Arthur Bentley dont la phrase est extraite, du moins une interprétation. Il semble que Dewey joue ici sur la polysémie du mot hoop[2] (cerceau, panier) qui réfère à la fois à ce qui cintre un contenant susceptible d’être rempli (tonneau), et à ce filet cerclé et percé spécifique du basket-ball. Ce qui permet de comprendre comment on peut à la fois sauter pour traverser ce panier et grappiller son contenu. A ceux et celles qui trouverait l’allusion au panier de basket quelque peu tirée par les cheveux, je rappelle que ce sport fut inventé en 1891 dans un collège du Massachusetts, état limitrophe du Vermont natal de Dewey, proche aussi de New York où il enseigne dès 1904, à l’université Columbia où le basket a du connaître une très rapide popularité (il en reste, comme on sait, plus que des traces aujourd’hui). Donc, Dewey dans sa traversée (jump through!) de Hegel, s’en est imprégné. Rien de tel pour s’en convaincre que la lecture de ces quelques lignes de la préface à la Phénoménologie de l’esprit de 1807 qui, traduites en anglais, pourraient s’immiscer dans le texte que nous étudions comme étant de Dewey lui-même : « La chose, en effet, n’est pas épuisée dans son but, mais dans son actualisation ; le résultat non plus n’est pas le tout effectivement réel ; il l’est seulement avec son devenir ; pour soi, le but est l’universel sans vie, de même que la tendance est seulement l’élan qui manque encore de sa réalité effective, et le résultat nu est le cadavre que la tendance a laissé derrière soi ». But, résultat, actualisation, en italiques sous la plume du philosophe allemand, autant de termes conceptuels qui jalonnent notre texte (end, result, actual …).

 [Je citais supra la traduction de Jean Hyppolite qui remonte à 1941, mais j’en signale une autre, récente (1991), non à raison de cette proximité mais parce que Jean Pierre Lefebvre, le germaniste à qui nous devons cette nouvelle traduction, émet à l’encontre de son illustre prédécesseur une critique qui, pour s’insérer dans la forme d’un éloge d’ensemble, ne me paraît pas sans portée : «connaissant peu l’allemand », Hyppolite n’aurait eu accès qu’à la dernière édition de la Phéno (1937) et aurait dû s’aider « à l’occasion, des traductions existantes, en anglais et en italien ».[3] A titre indicatif, pour le plaisir du texte, et pour l’intérêt philosophique que représente l’écart d’interprétation, voici le début du même passage dans la nouvelle traduction : « La chose même, en effet, n’est pas épuisée dans la fin qu’elle vise, mais dans le développement progressif de sa réalisation, pas plus que le résultat n’est le tout effectif : il l’est conjointement à son devenir ; la fin pour soi est l’universel non vivant, de même que la tendance n’est que la pure poussée encore privée de son effectivité… » (p.29). Assez peu de modifications d’importance à première vue, mais à y regarder de plus près se creuse un écart significatif. Ce qui seulement en l’affaire nous intéresse concerne la frappe originale des formules hégélienne, que Lefebvre serre au plus près, dont on voit tout de suite que Dewey les a littéralement transposées dans cette troisième partie de Human Nature & conduct. Je pense notamment à celles-ci : « la fin qu’elle vise » (end-in-view) ; « le développement progressif de sa réalisation », « la pure poussée encore privée de son effectivité », toutes expressions dont il serait loisible de repérer l’exacte transposition dans maint texte de Dewey.]

La distinction entre fin visée et fin résultante conduit naturellement notre philosophe à s’intéresser aux rapports de temps. La fin visée ne risque-t-elle pas de reporter l’intérêt et la valeur de l’action envisagée dans le futur, dépréciant le présent relégué au simple statut de factotum du désir ?  « Is the value of that present also to be postponed to a future date, and so on indefinitely? ». Le présent serait le temps du travail, de la besogne, de la tâche, de la peine (qu’on songe à la vieille expression homme de peine désignant le tâcheron) effectuée, à la sueur du front, en vue de la réalisation de ce qui avait été projeté. On projette, on travaille, puis, enfin, on jouit du résultat obtenu. Axe du temps sur lequel le travail se conjugue au présent, et l’accomplissement au futur, voire à l’irréel du futur (mode que certains grammairiens préféreront appeler ici potentiel et qui exprime un fait futur considéré comme éventuel, de la forme : si je faisais ceci, je jouirais de cela). Ce qui n’est pas sans évoquer le Supplément au voyage de Bougainville : « quand finirons-nous de travailler ? quand jouirons-nous ? ». Grave question qui fait du présent le moyen réel d’une fin hypothétique et de l’action dans son ensemble une sorte de pari, de loterie (si je jouais à la roulette ou au loto, peut-être gagnerais-je). Le moyen est corrélé au présent et la fin à l’irréel du futur et c’est cette double corrélation que rejette Dewey, récusant le dualisme de la fin et des moyens, refusant la séparation substantielle du pendant et de l’après. Ce qui, pour nous, en sciences de l’éducation, revêt une particulière importance puisque l’éducation traditionnelle s’édifie sur le mode propédeutique. L’éducation vise l’homme accompli dans l’enfant. L’homme est la fin de l’enfant, ce qui faisait de toute pédagogie une entreprise téléologique. L’éducation traditionnelle « subordonne le présent vivant à un futur aussi lointain qu’incertain » (p.270). Elle se veut tout entière « préparation », c’est son maître mot. Toute la scolarité consiste en un interminable cours « préparatoire ». Il s’agit de se préparer à la « vie active », comme on disait, repoussée à plus tard et hors les murs de l’institution. Paradoxalement, cette préparation a accouché d’une inadaptation caractérisée. « L’exaltation du futur a tourné en pratique au suivisme traditionaliste aveugle, à la débrouille étirant de jour en jour sa pagaille ; ou bien, comme dans certains projets nommés éducation industrielle, à l’effort déterminé d’une classe sociale pour se garantir un avenir aux dépens d’une autre » (p.270). Le présent vivant se voit ainsi soit rabattu sur le passé, soit instrumentalisé vers le futur. Sa valeur propre lui est alors extirpée et différée. Le propos de Dewey œuvre pour une réhabilitation du présent comme fin, sinon en soi, du moins pour soi, et non comme moyen en vue d’autre chose. Rousseau semble hanter ces pages consacrées à la temporalité de l’action dans lesquelles l’éducation joue un rôle paradigmatique (« for an illustration on a larger scale, education furnishes us with a poignant example. » p. 269), lui qui écrivait dans l’Emile : « L’intérêt présent, voilà le grand mobile, le seul qui mène sûrement et loin » (Livre second). C’est sans doute Rousseau déjà qui inspirait dès 1897 cette maxime de l’article 2 du Credo pédagogique : “I believe that education, therefore, is a process of living and not a preparation for future living.” (Je crois que l’éducation est un processus de vie et non une préparation à la vie future). Aussi le fiasco de l’éducation préparatoire doit-il s’inverser dans un processus qui donne toute sa place à l’utilisation optimale des ressources et des capacités en présence. L’intérêt présent rivalise alors et supplante la finalité, ce en vue de quoi (end in view) il avait été sacrifié et aliéné comme moyen. La fin n’est plus alors le sens du moyen qui détient par lui-même sa propre signification. On pourrait dire que Dewey procède là à l’émancipation du présent, émancipation qui représente la condition même de l’enrichissement et de l’expansion du futur. Il ne peut l’être que s’il est vécu comme le temps de la jouissance : « Dès que le moment de production est coupé de sa satisfaction immédiate, il devient labeur, corvée, besogne effectuée de mauvais gré » (270).

 

IV.1 (The Good of Activity)

La quatrième partie de l’ouvrage s’intitule sobrement : conclusion, mais il apparaît clairement dans la table des matières que chacun de ses chapitres a trait à la morale, ou plutôt à la moralité. Je fais ce distinguo puisque, comme souvent, on trouve le mot au pluriel (morals) et que dès lors il se traduit plutôt par mœurs que par morale. Je dis « plutôt », parce que la translation est délicate, ce vrai-faux pluriel se conjuguant au singulier (morals has…et non pas have comme on l’attendrait). Je l’ai déjà dit, morals se traduit aussi bien (ou aussi mal !) par « morale » que par « mœurs »  et fonctionne donc comme une syllepse par laquelle les deux acceptions sont possibles. C’est à sa faveur que Dewey tire entièrement toute la « moralité »(terme qu’il préfère à morale, moral, qui existe aussi en anglais, au singulier, mais qui est d’un usage plus circonscrit qu’en français). Dès l’orée de cette conclusion, Dewey nous rappelle que « la morale (morals) a affaire à toute activité où entrent des possibilités alternatives. Car partout où elles pénètrent, surgit une différence entre meilleur et pire »(278). Dewey écrit bien better & worse et non : good & bad (en dépit du titre du chapitre). On peut y voir là l’effet du discrédit jeté sur l’objet, la finalité du désir et l’accent mis sur le processus inscrit dans une continuité. Le résultat d’une action n’est pas bon ou mauvais en soi. Il améliore ou il empire la situation présente en laquelle on se trouve impliqué. Aussi, à proprement parler, ne peut-on dire que le bien et le mal se livre assaut dans la conscience comme des chevaliers en joute portant leurs couleurs et armoiries. « Le mal est un bien rejeté » écrit Dewey en une formule dont on imagine sans peine qu’elle a du causer scandale dans une société encore très religieuse où on ne manie pas avec désinvolture des signifiants aussi connotés que good et evil. « Dans la délibération et avant que le choix n’opère, il n’est pas de mal qui se présente comme mal. Avant de se voir rejeté, c’est un bien en compétition ». Autrement dit, bien et mal ne sont aucunement des qualités substantielles et contraires, mais des possibilités d’action en concurrence. Enoncée en ces termes, la morale cesse alors de s’édifier sur des valeurs préétablies qu’on oppose au cours naturellement pervers de la force des choses. La morale, n’était-ce pas, quelle qu’en fût la doctrine, l’ensemble des objections sentencieuses qui prétendaient s’inscrire en faux contre toutes les turpitudes, dérèglements et déportements auxquels le désir et la passion s’adonnent ? Moraliser c’était affronter la nature, le naturel en ce qu’il a précisément de mauvais (à comprendre comme malin, diabolique, ce que dit evil). Mais le comble de la subversion est à venir, Dewey n’hésitant pas à identifier sa morale à la mission éducative elle même : « morals is education » (280). Il ne s’agit donc plus du tout d’apprendre le bien et le mal comme des critères préconstitués de la discrimination morale, mais d’exercer son jugement en fonction  du pronostic mélioratif ou dépréciatif de toute action qu’on envisage. Et pour ce faire, « il n’y a pas de recette, tout jugement moral est expérimental et sujet à révision selon ce qu’il entraîne »(279). Sur ce point, on ne pourra pas taxer Dewey de banalité ou de truisme. Promouvoir l’idée d’un « jugement moral expérimental » et faire de cette alliance de mots, assez antinomiques de prime abord, le ferment même de l’éducation, peut sembler, encore aujourd’hui, particulièrement osé, tant la morale réfère, dans la tradition occidentale, à un arrière-monde, « un domaine séparé de la vie », comme dit Dewey qui en fait l’erreur cardinale du dualisme en général et de Kant en particulier. En une formule ramassée et percutante qui pourrait servir de conclusion décisive à la dispute contre toute métaphysique possible, Dewey déclare que la « conduite concerne 100% de nos actions » (Potentially conduct is one hundred per cent of our acts. 280). L’action humaine ne constitue plus un plan global dans lequel il y aurait lieu de distinguer des comportements naturels mus par l’appétit et l’intérêt, et des conduites inspirées par la règle ou la valeur morales, comportements et conduites s’inscrivant dans le plan comme deux sous-ensembles inclus sans intersection. La moralité ainsi comprise récuse aussi bien « la purification des intentions, l’édification du caractère, la poursuite d’une lointaine et insaisissable perfection, l’obéissance à des commandements supra-naturels, la reconnaissance de l’autorité du devoir », toutes injonctions dont le respect détourne l’esprit des conséquences effectives de l’action. La morale et l’éducation ne font qu’un dès lors que par morale (toujours morals) on entend le « développement signifiant de la conduite…l’expansion de la teneur en sens » (Morals means growth of conduct in meaning). « La morale est l’éducation » pour autant que ce qu’il s’agit d’apprendre n’est autre que le sens de ce que nous faisons, et que ce sens n’est rien d’autre à son tour que l’ensemble des conséquences de l’action. Cette extrême insistance sur les conséquences indique, conformément à une formule déjà citée, qu’il s’agit de « ramener la morale sur terre » afin de ne pas scinder la vie en deux instances poursuivant des buts hétérogènes. Le Bien moral des philosophies idéalistes, tout entier investi dans la « vie de la raison » (life of reason) délaisse et méprise la réussite extérieure (external achievement), en cela il demeure étranger à l’expérience ordinaire et se montre donc incapable de la restructurer, de l’enrichir, de la régénérer. Il la contrarie et tente de la renverser, mais ses objurgations restent le plus souvent lettre morte car il est, sinon impossible, du moins éminemment problématique de se commander soi-même, comme le démontre Vincent Descombes dans son Complément de sujet, enquête sur le fait d’agir de soi-même, déjà cité. Le sujet est à la fois et indissolublement l’agent, le sujet qui fait l’action, et celui qui s’y trouve assujetti dans la mesure où agir implique un « coup » dans le système des conditions présentes, en vue d’une reconfiguration, mais ce « coup », en modifiant les équilibres en présence, déclenche un ensemble de conséquences en partie imprévisibles qui font de la mise en œuvre non un simple programme à suivre mais une opération incessante de réactualisation. Le mot doit s’entendre dans sa double dimension de présent et d’effectif. Actuel dit le réel en acte dans le présent et la présence. Réactualiser, ce sera donc appréhender à nouveaux frais les conditions qui déterminent la situation dans son évolution permanente. « En morale, l’impératif ne se conçoit qu’à partir du participe présent. Perfection veut dire perfectionnant, accomplir, accomplissant, et le bien advient maintenant ou jamais » (290).

(In morals, the infinitive and the imperative develop from the participle, present tense. Perfection means perfecting, fulfilment, fulfilling, and the good is now or never). La forme “ing” n’indique pas forcément ce que nos professeurs d’anglais nous ont souvent invités à reconnaître comme la célèbre « forme progressive », mais c’est ici à plus d’un titre le cas. Grammaticalement, le gérondif marque l’action « en train de se faire », ou, pour accorder la forme au fond, l’action se faisant. Perfectionner, accomplir, sont des verbes d’action qui relèvent expressément et exclusivement de la forme progressive dans la mesure où ils expriment l’expansion de l’action coextensive à elle-même dans la durée. Le Bon usage de Maurice Grévisse, Bible des grammaires normatives, donne cet exemple de gérondif qui pourrait ici servir d’emblème : « chemin faisant ». Il ne s’agit ni du point de départ, ni de la destination, ni du pas dans l’instant, ni du chemin lui-même, caillouteux ou sinueux, ni exclusivement de celui qui chemine, mais de la marche continue de l’ensemble, du paysage et du promeneur, dans son avancement, dans sa progression. Mais je pense bien sûr au fait que Dewey soit perçu comme l’apôtre de l’éducation « progressive » dont le mot d’ordre est le learning by doing des méthodes actives. Deux formes progressives pour exprimer l’éducation progressive ! Apprenant en faisant, sur le canevas du En lisant en écrivant du regretté Julien Gracq. Je ne résiste pas au plaisir de reproduire ici le début de l’accroche du livre aux éditions José Corti : « Le titre de cette œuvre est le plus explicite des quatrième de couverture ; l’absence de virgule entre les deux gérondifs rend le glissement de l’un à l’autre logiquement équivalant… ». Equivalence du faire et de l’apprendre dans l’intérêt d’un présent expérimental en expansion, telle serait la formule de la morale pédagogique de Dewey.



[1] Robert B.Westbrook, 1991, John Dewey and American Democracy, Cornell University Press, p. 14 : “I jumped through Hegel, I should say, not just out of him. I took some of the hoop…with me , and also carried away considerable of the paper the hoop was filled with”. Le paper dont il s’agit ici désigne, dans le langage scolaire américain les devoirs de rédaction, dissertation et exposé. Hegel réfère donc à la formation académique de Dewey.

[2] Hoop signifie panier de basket mais aussi cerceau, arceau et cercle, ce qui, pour Hegel, est tout indiqué !

[3] Jean Pierre Lefebvre, 1991, Avant propos à sa traduction de la Phénoménologie de Hegel suivant l’original de 1807, Aubier, p.15

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11 janvier 2008 5 11 /01 /janvier /2008 19:50

Recension et commentaire de HNC ( III. 7 & 8)

 

III.7

Dans ce chapitre, Dewey s’attaque à la nature des principes de la moralité. Il considère que ceux-ci, pris dans la fixité, l’immuabilité de leur constitution, redoublent l’ankylose des habitudes routinisées. Pris comme règles et commandements absolus de l’action, les principes éloignent de l’expérience dont, faut-il le rappeler, le matériau est sans cesse nouveau, imposant une relation, un rapport toujours inédit. S’en remettre à des principes fixés une fois pour toute engendre donc forcément une inadaptation caractérisée du comportement au problème qu’il rencontre.

De plus, l’origine de cet attachement à la certitude, aux premiers principes irréfragables, gravés dans le marbre de la Vérité immarcescible, peut-être retracée. Il naît d’un sentiment ambivalent, d’une tension contradictoire entre timidité et prestige autoritaire qui donne à penser que se dispenser des principes d’une moralité immuable conduit au chaos.

La fin du chapitre 6 avait développé cette paradoxale ambivalence de la timidité autoritaire. Dans un premier temps logique, c’est par crainte des aléas, de l’inconnu angoissant de l’avenir que le sujet s’en remet à l’autorité. Mais, en second lieu, c’est par vanité qu’il endosse lui-même la posture altière du Commandeur (« conceit moves him to be himself the auhority who speaks in the name of authority »). On retrouve là, l’agressivité en moins, les catégories fondamentale de l’état de nature hobbesien : peur et orgueil. Véritable homme-orchestre, le sujet joue en même temps les rôles opposés du pierrot craintif et du matamore. Le bravache et le pusillanime se rétracte d’un même pas pour se soustraire à « l’aventure de l’expérimentation » et se replier dans le giron de la certitude («Love of certainty is a demand for guarantees in advance of action »). Herder avait baptisé ce fier repli : « chaleur maternelle du préjugé ». Fins fixes et principes fixes constituent ainsi l’alpha et l’oméga de la timidité bravache par laquelle l’humanité procède à sa reproduction, au sens que Bourdieu donnera à la notion,  lui épargnant ainsi le risque de l’expérience. 

Loin de cette assurance tous-risques d’une morale intemporelle, Dewey opte pour l’historicité de la Morale qu’il semble envisager à la manière positiviste comme une science en développement (« Morals must be a growing science »). La  condition historique, comme dirait Marcel Gauchet, dont le pragmatisme est à un degré inégalable imprégné, soumet toute chose humaine à la caducité, la vérité et la morale comprise (« life is a moving affair in which old moral truth ceases to apply »). Les principes de la moralité naissent, vivent et meurent. Ils ne survivent pas aux époques qui les ont mis en œuvre. Ils sont irrémédiablement datés. La conséquence en est extrême puisque cela les fait passer du statut de premiers principes à celui de méthodes (« Principles are methods of inquiry and forecast »), puis dans la foulée, à celui d’hypothèses (« Principles exist as hypotheses with which to experiment »). L’extraction des citations du flux du texte assène évidemment toute la brutalité épistémologique de la position de Dewey : Qui pourrait affirmer sans ciller dans la même phrase que les grands principes ne sont que des hypothèses soumises à vérification ?

L’idolâtrie de la certitude, Dewey la fustige du syntagme de Nietzsche : « humain, trop humain » (« the all too human love of certainty »). Aveuglement sur le cours changeant, fluide, imprescriptible de la vie. Ce que la science, forcée et contrainte, a fini par prendre en compte, au point d’en faire son infini objet d’étude – la relativité de la certitude et la caducité corrélative de toute vérité établie – la morale se refuse à l’affronter. S’ensuit ce scandale qui prend forme d’antinomie: la Morale dédaigne les faits moraux (« Moral facts »), la Morale s’affranchit des mœurs. Au lieu d’être le symétrique éthique de la clinique médicale, elle répugne à étudier les comportements concrets comme des symptômes culturels. Ce disant, devient manifeste le glissement de la philosophie morale vers ce qui est en train de constituer depuis le début du siècle la Sociologie comme études des faits sociaux. Réduction donc de toute la philosophie morale à ce que Kant appelait l’anthropologie d’un point de vue pragmatique, mais c’était dans une tout autre optique puisque, justement, cette anthropologie ne participait pas, ne faisait pas partie, de la philosophie de la raison pure pratique, autre nom de la Morale.  Les mœurs et la Morale, dans une perspective kantienne, n’entretiennent pas de rapports, sinon dans l’appréhension téléologique d’une fin de l’histoire pour laquelle il faut bien que les unes se soumettent à l’autre à la faveur d’un mystérieux « plan caché de la nature » aux relents fortement théologiques.

On remarquera au passage l’irruption discrète autant que décisive du registre clinique, fonctionnant là encore comme paradigme de la vérité expérimentale. La médecine, telle que rénovée par Claude Bernard, on s’en souvient, représentait le modèle même du raisonnement pragmatique dans Comment nous pensons, l’ouvrage de 1910, vulgarisant l’entreprise logique qui devait aboutir à la fameuse Théorie de l’enquête. Face à la clinique médicale, devrait donc se tenir une clinique morale consistant en une analyse procédant par abduction, sur le modèle proposé par C.S.Peirce, des mœurs (des faits moraux, des actions morales), émettant des jugements sous forme de diagnostics et de pronostics, susceptibles de guider l’action en cours vers son optimum de croissance (growth).

Toutefois, et malgré le fréquent rappel de son modèle roboratif, l’imitation morale de la clinique médicale ne suffit pas, car le médecin à quotidiennement affaire à des symptômes convergeant vers une situation nosologique connue, contrairement au moraliste (mais le mot prête évidemment à confusion) confronté lui a une « situation unique », porteuse d’une « signification individuelle ». Il ne peut en conséquence traiter cette situation unique selon une classification préétablie. Le symptôme moral ne peut être préinterprété dans une nomenclature fixée. Il n’est pas le signifiant renvoyant à un signifié plus ou moins monosémique comme la fièvre signifie l’infection. Si la situation est chaque fois nouvelle, quelle impossible casuistique pourrait lui donner sens ? Devant cette apparente aporie, l’analyse de Dewey s’affine. En dépit de l’inédit que chaque situation présente, les catégories ne sont pas inutiles. Par contre, elles ne sont pas pleinement pertinentes. Tout simplement parce que les situations vécues, expérienciées dirait Dewey, si elles ne reproduisent aucune situation antérieure, ne sont pas pour autant absolument nouvelles. Elles sont des « altérations de l‘ancien ». Comme telles, elles se prêtent aux catégories déjà utilisées qui permettent de repérer les « ressemblances » avec d’autres situations, et du même coup, par contraste, de repérer également les « différences » qui spécifient la nouvelle situation. Recourant alors à sa métaphore instrumentaliste, Dewey compare toute généralisation catégorielle à un « outil ». Or, le propre de l’outil, contrairement aux catégories métaphysiques fixes dont la table semble aussi achevée et immuable que celle de la Loi, tient à son inscription dans le progrès. L’outil est bonifiable et même, selon un mot typique du vocabulaire pragmatique, il est adaptable. L’outil évolue en fonction de situations évolutives qui ne requièrent jamais tout à fait une utilisation parfaitement identique. Il nous faut alors envisager des catégories suffisamment plastiques susceptibles d’épouser chaque fois ce développement continu (« Continuity of growth ») que le pragmatisme identifie à l’essence même de la vie. On ne s’étonnera donc pas que Dewey consacre une pleine page à ce qu’il n’hésite pas un seul instant à appeler « l’erreur de Kant ». Faire de la catégorie une généralisation souple, adaptable et précaire, bref un outil instable et perfectible nécessite au préalable un rejet drastique de la raison kantienne. En séparant radicalement les principes de l’expérience, Kant ne pouvait qu’entériner l’exclusion de toute référence aux conséquence en matière de moralité. La morale kantienne fait fi des conséquences. C’est une morale du devoir, une morale de l’obéissance sans condition à la loi, bref, une morale dogmatique, au sens où elle ne tient aucun compte, justement, des conséquences effectives de l’acte. Ce n’est pas une morale des mœurs. Elle met en amont de l’acte une instance, la raison, qui ne se comprend que comme son résultat (« reason, let it be repeated is an outcome, a function, not a primitive force »). Voilà l’erreur. Un peu à la manière dont Marx voulait remettre la dialectique hégélienne sur ses pieds, Dewey entend remettre dans le bon ordre la séquence délibérative morale. Ce n’est pas la conformité à quelque principe universel qui confère la moralité, mais la teneur en bonification des conséquences. D’où une particulière attention portée à la vieille éthique de la délibération censée les anticiper. Or la délibération s’effectue presque toujours dans les conditions les plus mauvaises dominées par l’habitude et la pulsion. Aussi ne voyons-nous que ce que nous voulons voir (« We see what we want to see » p. 247). Nous ne délibérons que sur l’intérêt, lequel tort et perverti l’appréciation des conséquences logiques de l’acte, sans accorder la moindre attention à ce que notre parti-pris peut engendrer de conséquences collatérales, non désirées. Il s’agit donc de donner toute son extension à la délibération et, pour ainsi dire, d’envisager rationnellement les multiples implications de l’acte projeté. Non pas seulement : si p…alors q, c’est à dire ce que je veux obtenir, mais :

Si p…alors r, et s, et t ou v…et peut-être, parmi elles, q ; soit une heuristique des conséquences concevables, probables, éventuelles de ce que Kant appelait la « maxime de l’action ». Ce qui oblige à quitter le socle ferme et sécurisant de la certitude du devoir, et tout autant celui de l’intérêt personnel immédiat pour se projeter dans une logique des conséquences qui demande une décentration fondamentale. Non plus me demander ce que je dois faire, ni ce que je veux obtenir, mais raisonner sur les conséquences de ce que je m’apprête à faire. Nous sommes là au cœur des théories qu’on nommera plus tard conséquentialistes (je crois que la première mention de ce néologisme remonte à G.E.M. Anscombe, une élève de L.Wittgenstein, dans un livre de la fin des années 1950). La « morale » des conséquences s’opposera désormais avec un succès accru à la morale du devoir (déontologie) comme à la morale de la vertu qui considère la nature de la motivation.

III.8 ( Desire and Intelligence)

La “morale” des conséquences, qu’il vaudrait mieux baptiser « éthique », dans la mesure où elle ne relève d’aucune loi morale ni d’aucun principe ou valeur a priori, conduit Dewey à distinguer dans l’idée de finalité, la fin comme résultat de l’action (end-result) et la fin comme but, objectif de cette même action (end-in-view). Cette homonymie des fins (ends) est trompeuse. Elle obnubile l’analyse du désir. Il s’agira donc, dans un premier temps, de traiter séparément l’objet que le désir a en vue (end-in-view of desire) de ce qui le satisfait en le menant à son aboutissement réel (actual end of desire). L’objet désiré et le désir abouti sont aussi dissemblable, dit Dewey, qu’une station service l’est du panneau indicateur qui la signale sur la route à l’automobiliste. Et de définir le désir, en une forte formule lapidaire, comme l’avidité anticipante du vivant (Desire is the forward urge of living creatures), syntagme que j’aimerais traduire par « l’envie d’ensuite ». Suit une courte et décisive considération sur la génération du désir. La vie n’étant qu’un ensemble de déterminations et de pulsions (the push and drive of life), le désir ne peut en sourdre qu’à la rencontre de ce qui fait obstacle au continuum de cette activité que l’ensemble des réactions suffit à cerner. Le désir naît de l’obstruction de cette continuité. Il se présente comme un surcroît d’activité pour enfoncer ce qui le comprime et l’entrave. Le désir, avant même de s’exprimer comme désir d’objet, se forme comme désir de destruction d’objet. L’objet auquel il a d’abord affaire, c’est celui qui lui barre la route. Le désir naît de l’obstruction et contre elle comme dépassement, déblayement, insurrection. L’empêchement produit le désir comme le moyen de son éviction, à l’image de la puissance motrice de l’eau qui s’accumule dans le bassin de rétention et menace de faire céder le barrage. Ce qui ne s’écoule plus fait pression. Aussi ne peut-on considérer l’objet du désir, cet objet imaginaire, présent en pensée et absent en fait, comme la finalité du désir, le but (goal) vers lequel il tend. On ne désire pas cet objet pour lui-même mais pour la satisfaction qu’il procure et qui peut bien lui être, assez paradoxalement, relativement extérieure. Je songe ici à ce que dit quelque part Pascal en ses Pensées, que le lièvre n’est aucunement en lui-même et pour lui-même ce que le chasseur poursuit si opiniâtrement parce que « on n’en voudrait pas s’il était donné ». La proie fait le chasseur mais non l’animal comme tel à l’étal du tripier. C’est sur ce point essentiel que Dewey rejoint Jeremy Bentham et l’utilitarisme. L’objet du désir (end-in-view of desire) sert de leurre à une visée qui le traverse pour atteindre sa vraie finalité (actual end of desire). Le lièvre devient presque accessoire dans l’excitation que sa traque occasionne. Mais j’exagère, car le propos de Dewey cherche surtout à montrer que les fins du désir ne sont que les moyens qu’il se donne pour dégager l’obstruction et réunifier l’activité. Dans une hardie métaphore, il compare ces moyens à l’accrochage de wagons qui, s’il procède bien à la reconstitution de la rame, ne peut pas la faire confondre avec un train en marche (ongoing). Ainsi, l’objet du désir a-t-il peu à voir avec sa finalité, tout en se révélant indispensable : « The desired object is in no sense the end or goal of desire, but it is the sine qua non of that end » (L’objet désiré n’est en aucun sens la fin ou le but du désir, mais il en est la condition sine qua non). Les deux fins du désir sont incommensurables, raison pour laquelle la psychanalyse a eu beau jeu d’expliquer l’inévitable déception par laquelle se solde tout désir. On a tué le désir avec le lièvre. L’objet eu, selon une expression qu’en d’autres textes Dewey affectionne, se révèle vidé du désir que pourtant il inspirait. L’objet voulu et l’objet eu divergent (The object thought of and the outcome never agree). C’est le dépit de l’hystérique quand sa demande est satisfaite : çà n’est pas çà (que je voulais), à la réserve près que ce n’est pas exactement ce que Dewey analyse ici, la discordance, le dénivelé entre l’objet du désir et le résultat obtenu de sa quête (outcome). « Cà n’est pas çà » : très remarquable formule de la déception puisque le premier pronom démonstratif se voit contredit immédiatement par le second dans une dénonciation ramassée du principe d’identité. On cherche le Graal et trouve tout autre chose, non sans déclencher quantité d’effets complètement parasites. Il ne s’agit donc pas tout à fait du décalage repéré par la psychanalyse entre la demande explicite du sujet et sa demande insu qui est toujours demande d’amour, c’est-à-dire de reconnaissance. Raison pour laquelle Lacan avait bien vu que la question terrible entre toutes est Que vuoi ? Que veux-tu, toi ? dont ce n’est pas par hasard qu’elle est posée par le diable ! Et lorsqu’on répond et qu’on obtient ce que le vœu formule, et bien « ce n’est pas çà » !).

[Par ce Que vuoi, je fais bien sûr référence à la réplique célèbre du Diable amoureux de Jacques Cazotte publié en 1772, que Lacan commente dans Subversion du sujet et dialectique du désir (Ecrits). On pourrait longuement insister sur cette résonance analytique de la dialectique de la demande et du désir. Je me contente de rappeler que Lacan permet de mieux saisir, même si son entreprise suit un tout autre dessein, quelque chose de ce que discute Dewey. Notamment quand il dit, dans son séminaire sur Les Formations de l’inconscient, en 1958, que « toute tentative de réduire le désir à quelque chose dont on demande la satisfaction, se heurte à une contradiction interne ». En effet, en le comblant, la satisfaction procèderait à l’extinction du désir, à sa négation, mais ce ne peut jamais être le cas pour autant que le désir « comporte un au-delà de la demande, quand la demande est satisfaite ». Autrement dit : « La demande en soi porte sur autre chose que sur les satisfactions qu'elle appelle. » Le désir demeure perpétuellement résiduel par rapport à la demande. Il leur arrive même de se nouer en des tensions parfaitement contradictoires, comme cela apparaît dans le rêve analysé par Freud puis par Lacan connu sous le nom de « la Belle bouchère ». La pauvre étant à la fois très gourmande et très éprise de son mari, ne veut pas ce qu’elle désire : « Que désire-t-elle ? Elle désire du caviar. - Et que veut-elle ? Elle veut qu'on ne lui donne pas de caviar » ! Eh non, puisque si on accédait à son désir, elle prendrait de l’embonpoint, or son mari n’apprécie que les femmes sveltes, ce qui nous amène au désir du désir de l’autre et donc en des parages beaucoup trop lacaniens qui nous éloignent du pragmatisme. Retenons de cette excursion, simplement, que l’hystérie ne vaut pas ici au titre d’une psychopathologie particulière, mais qu’elle représente, au dire même de Lacan « une structure tout à fait primordiale » pour tous, et qu’elle pourrait s’énoncer sobrement ainsi : « il y a quelque chose toujours qui reste au-delà de ce qui peut se satisfaire ». C’est ce reste qui, entre autres, fait que la fin du désir n’en constitue pas le terme, et que ce que le désir a en vue (end-in-view of desire) s’évapore dans sa performance qui ne parvient pas à s’épuiser dans une situation demeurant toujours résiduelle (actual end of desire). Les derniers mots du chapitre, nous aurons peut-être à y revenir, sont : «no terminal condition is exclusively terminal. » Ce qui se passe de traduction. Le désir, la demande épuisée, c’est ce qui vous reste encore et toujours, interminablement, sur les bras, ce avec quoi on n’en a jamais fini.]

Tout en invoquant la psychanalyse, Dewey se situe donc dans une perspective un peu différente, fidèle qu’il reste sur ce point, celui du désir, à l’utilitarisme qui vise le plaisir (le plus de jouir du sujet) et non l’amour (la reconnaissance du sujet par l’autre).   La distinction end-result / end-in-view, soit la distinction de l’objet poursuivi et du résultat qu’on en escompte (satisfaction), n’est donc pas sans évoquer, quoique de façon plus fruste, l’objet de la demande et l’objet du désir dans la clinique lacanienne. Certes, il n’y va pas plus ici que d’une analogie, mais ce dénivelé reste éloquent. D’autant plus que la suite de la page 249 réfère explicitement au manque comme origine du désir :

“When the push and drive of life meets no obstacle, there is nothing which we call desire. There is just life-activity. Rut obstructions present themselves, and activity is dispersed and divided. Desire is the outcome. It is activity surging forward to break through what dams it up.”

Le désir est la résultante (outcome) de l’obstruction.

Le désir naît de la division-dispersion de l’activité vitale. Le désir est ce regain d’activité pour enfoncer le barrage édifié par la routine. La routine ou l’obstruction (de la pulsion). L’obstacle (obstacle, obstruction) fait sourdre le désir. Il amoncelle ce contre quoi l’activité démembrée, scindée, regimbe, dans sa coupure (comment ne pas songer au Banquet et à ses amants octanthropodes ?). Lorsque l’activité vivante est empêchée, coupée par endiguement, elle perd le cours uniforme de son push and drive pour se faire désir, et donc désir d’abord de rompre la digue, puis désir de se réparer, de se réunifier, comme l’indiquent les deux exemples parlants du garage et du couplage des wagons.

Autre exemple intéressant :

‘‘It is like the piece of paper which carries the reprieve a condemned man waits for.” (c’est comme le formulaire qui stipule le sursis qu’attend le détenu).

L’objet de la demande se situe très en-deçà de celui du désir, il n’en est que la condition. Demander une grâce, un sursis, revient à attendre, dans l’anxiété et l’excitation, ce « bout de papier » qui vous l’accorde. Mais il ne fait que signifier le sursis ou la remise de peine, l’indiquer, exactement comme le panneau routier indiquait le garage. Le sursis ne vaut que par ce qu’on va en faire, la jouissance qu’il délivre, de laquelle le prononcé du sursis ne souffle mot. D’autant plus que ce qu’on va réellement en faire demeure largement imprévisible puisque dépendant d’une situation évolutive composée de déterminants instables !  Pénélope cédant aux prétendants, le long périple d’Ulysse n’en eut pas été affecté, mais le discord entre le désir de retour et sa réalisation, entre la fin désirée et la fin avérée, si !

 

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9 janvier 2008 3 09 /01 /janvier /2008 10:54

RAISONNEMENT. — C'est l'opération par laquelle l'esprit va du connu à l'inconnu, passe de certaines propositions, posées comme vraies, à d'autres qui leur sont liées d'une façon plus ou moins nécessaire. Comme cette liaison nécessaire ne peut être telle qu'en vertu des principes de la raison, le raisonnement n'est pas autre chose que la raison même en action, la raison discursive, disaient les anciens, c'est-à-dire l'esprit appliquant à toutes les choses sur lesquelles il se porte ses lois fondamentales, ses exigences à priori, son besoin d'unité et d'ordre. Raisonner, c'est chercher pour soi-même, ou rendre évidentes à autrui, les raisons des choses. Or la raison d'une affirmation ou d'une négation ne peut jamais être que dans d'autres propositions, certaines ou jugées telles, dont on fait voir le rapport avec celle que l'on considère. Former le raisonnement d'un enfant, c'est donc lui apprendre à discerner les vrais rapports des idées entre elles et à enchaîner correctement ses pensées.

La question ici ne se pose plus de savoir si l'éducation peut quelque chose pour apprendre aux enfants à raisonner: c'est là, à vrai dire, une des fins principales, sinon la fin par excellence, de l'éducation intellectuelle. Si la raison même, malgré son caractère essentiellement intuitif, est susceptible de culture et s'affermit par l'exercice (pareille en cela, d'ailleurs, à la vision physique), comment l'exercice et la culture ne seraient-ils pas nécessaires pour habituer l'esprit à procéder toujours avec une sûreté imperturbable, soit qu'il ait à trouver par lui-même, ou seulement a suivre en les contrôlant, ces longues suites de raisons, ces combinaisons de pensées parfois si compliquées et si détournées, par lesquelles il va de ce qu'il sait à ce qu'il ignore ? Il est bien vrai que certains esprits sont, à cet égard, doués d'une justesse et d'une vigueur toutes particulières, tandis que d'autres sont d'une impuissance ou d'une gaucherie qui désespère ; mais les meilleurs ont quelque chose à gagner par une bonne discipline, et fort à perdre si elle leur manque ; et, quant aux autres, il y a d'inappréciables services à leur rendre, dont le moindre ne serait pas de leur apprendre à se défier d'eux-mêmes.

I. — Un moyen de former les esprits au raisonnement, c'est sans contredit de leur en apprendre les règles : il faut regretter, à ce point de vue, qu'un petit cours de logique élémentaire n'ait pas trouvé place dans le programme de nos écoles normales. On a beau dire que la logique ne fait pas l'esprit juste, et n'apprend pas plus à raisonner bien que la rhétorique à être éloquent ; il est clair que, toutes choses égales d'ailleurs, une bonne condition pour observer les lois du raisonnement c'est de les connaître, et que cela sert surtout à voir quand un autre les viole. J'incline donc à penser qu'une complète culture philosophique achève seule de donner à un esprit, sinon toute sa puissance de raisonnement (la puissance est affaire de nature avant tout, puis d'exercice), au moins toute sa force défensive contre les raisonnements captieux. Cependant, il faut prendre les choses comme elles sont. La culture du raisonnement peut être commencée et bien conduite, sinon poussée jusqu'à la dernière exactitude, sans un recours exprès aux traités de logique: voyons par quels moyens ; et puisque la logique classique n'est pas seulement ignorée des enfants, mais de la plupart des maîtres que nous avons en vue, n'y faisons que les emprunts les plus discrets.

L'enfant commence de très bonne heure à raisonner : à peine a-t-il acquis par l'expérience une légère provision d'idées, qu'on le voit les enchaîner à sa manière, demander et donner des raisons, discuter même celles qu'on lui donne. Dès qu'il se livre spontanément à ce mouvement d'esprit et y prend plaisir, il y a lieu de le diriger, de l'observer tout au moins, et, sans attacher une importance prématurée aux premières velléités de cette logique enfantine, d'en redresser déjà parfois les écarts, en passant, d'une main légère et dans le langage qui convient. Les pédagogues qui ne veulent pas qu'on raisonne avec l'enfant, de peur d'en faire un petit raisonneur indocile et insupportable, obéissent à un scrupule respectable: tout le monde leur accordera que les droits de l'autorité et les exigences de la discipline, dans la famille même, à plus forte raison dans l'école, ne peuvent s'accommoder d'un certain esprit de discussion fait d'impertinence et de révolte. Disons, si on le veut, qu'on ne discutera jamais avec l'enfant, qu'on ne lui laissera pas surtout discuter les ordres qu'on lui donne, quand c'est le moment d'y obéir et qu'on a lieu de douter de son bon vouloir. Mais sous ces réserves, à peine nécessaires à énoncer, c'est évidemment Locke qui est dans le vrai : il faut, dans l'immense majorité des cas, parler raison avec l'enfant, se prêter de bonne grâce aux questions qu'il fait de bonne foi, se réjouir de l'entendre demander des explications, et faire en sorte d'en avoir toujours de bonnes à lui donner, même quand on ne juge pas à propos de les lui dire. Cela fait partie de son éducation morale même, puisqu'il s'agit moins de lui faire faire ce qu'il doit que de lui faire comprendre qu'il le doit, et de l'amener à le faire par principe. A plus forte raison, au point de vue de son développement intellectuel, serait-


-il absurde de lui marchander les explications et les • raisons, à moins que ce ne soit pour lui laisser le plaisir de les trouver lui-même : trop heureux quand il éprouve spontanément le besoin d'en avoir ; c'est la marque de l'intelligence.

Bien loin de réprimer sa curiosité, il faut la faire naître, la susciter, lui apprendre qu'à tout il y a des raisons, que l'étude consiste essentiellement à les rechercher et la supériorité intellectuelle à les trouver. Que l'on ne craigne même pas de le rendre exigeant en fait de preuves, dans la mesure, bien entendu, que comporte son âge et son sexe: c'est la condition de la force. La crédulité naïve fait sans doute la grâce de l'enfant ; mais il s'agit de faire des hommes. Le maître qui remplit le mieux sa tâche est celui qui ne craint pas de se la rendre un peu plus difficile en aiguisant l'esprit des élèves, en provoquant leur critique, en ne faisant pas de la docilité passive leur vertu cardinale. Comme on l'a dit cent fois, tous les «travaux de la classe, tous les exercices bien conduits mettent en jeu plus ou moins le raisonnement, peuvent par conséquent le fortifier en l'exerçant. La lecture expliquée, les exercices de langue et de grammaire, l'enchaînement des faits historiques, la démonstration des vérités morales et de leurs rapports entre elles, — autant d'occasions d'accoutumer les enfants à mettre un lien logique entre leurs idées, à souffrir devant l'inexpliqué et à ne se payer que de bonnes raisons.

Cependant, les études proprement scientifiques forment le raisonnement d'une manière encore plus directe. Toute science, en effet, étant par définition un système de vérités étroitement liées entre elles et dépendantes les unes des autres, apprendre une science, c'est essentiellement apprendre à passer d'une vérité à une autre et à enchaîner des raisons. Dans les mathématiques, l'enchaînement est particulièrement nécessaire : de quelques vérités fondamentales, les définitions et les axiomes, on tire une longue suite de conséquences rigoureuses, et cela d'une manière si exacte, que l'esprit attentif dès le point de départ ne trouve à aucun moment le moyen de refuser son adhésion. La méthode de cette science est la démonstration, qui n'est que la mise en oeuvre du raisonnement appelé déduction par les logiciens, et dont la forme simple est le syllogisme classique, lequel consiste à tirer de deux propositions, appelées prémisses, une troisième proposition, appelée conclusion, qui en découle avec une nécessité absolue. La culture mathématique est incomparable pour exercer l'esprit à raisonner de cette manière particulière, à tirer des conséquences nécessaires, à déduire de propositions générales posées pour vraies tout ce qui s'y trouve impliqué. Mais il s'en faut que cette façon de raisonner soit la seule et suffise à tout : sa rigueur formelle ne doit pas nous cacher sa faiblesse. La conclusion sort nécessairement des prémisses ; mais par cela même elle serait fausse, quoique déduite correctement, si les prémisses étaient fausses. On peut comparer l'admirable mécanisme de la déduction à un moulin, qui ne moud que ce qu'on lui donne à moudre. L'exactitude des conclusions mathématiques tient à la simplicité tout abstraite des définitions et des axiomes : le plus grand des mathématiciens serait l'esprit le plus faux du monde et pourrait être le plus dangereux, s'il s'avisait de raisonner sur les choses concrètes comme il fait sur les nombres et les ligures, de poser, par exemple, dans les questions politiques et sociales, si complexes, des affirmations à priori d'où il voudrait tirer géométriquement la solution de tous les problèmes. Ses solutions ne vaudraient évidemment qu'autant que vaudraient ses prémisses ; or, des prémisses d'ordre concret le raisonnement déductif peut bien, comme des autres, tirer ce qu'elles contiennent, mais ce n'est pas lui qui les trouve ni qui les contrôle.

En dehors de la déduction, et avant elle, il y a donc place pour un autre mode de raisonnement, l'induction, par laquelle précisément l'esprit trouve les vérités générales, s'élève des faits que l'observation lui montre aux lois qui les contiennent et les expliquent. Avant de déduire il faut induire (dans l'ordre réel tout au

moins), puisqu'il faut trouver les vérités générales avant d'en tirer les conséquences. L'enfant induit comme il généralise (c'est d'ailleurs tout un), avec une facilité, une témérité incroyable ; quoique cette opération soit au fond plus délicate que la déduction, portant sur des choses mille fois plus complexes, comme elle est moins abstraite, elle lui paraît beaucoup moins difficile : il ne soupçonne pas même les conditions qu'elle suppose pour être légitime, ni les précautions qu'elle exige. La première chose à faire est de les lui apprendre. C'est à quoi servent les sciences physiques et naturelles, pour lesquelles il a un goût si prononcé. A la vérité, elles ne sont guère pour lui d'abord qu'un divertissement ; elles l'amusent par les détails, les expériences dont elles lui donnent le spectacle. C'est l'affaire du maître de lui montrer, dès qu'il peut la comprendre, la liaison des faits et comment s'en dégage la loi, qui seule répond au besoin de l'esprit.

L'important n'est pas tant d'apprendre aux enfants à généraliser : ils n'y sont que trop enclins ; c'est de leur apprendre à généraliser prudemment et méthodiquement, à interpréter les faits avec réserve, à multiplier les observations, à compléter et contrôler les expériences les unes par les autres. Bref, il y a deux façons d'enseigner les sciences de faits : l'une qui consiste à ne donner que les résultats, et celle-là meuble l'esprit sans le former ; l'autre qui consiste à montrer aux enfants comment on cherche et on trouve, comment on passe des laits observés à l'hypothèse, de l'hypothèse aux expériences contradictoires, des expériences à la loi : cette manière d'enseigner non seulement fait savoir mieux que toute autre, mais apprend vraiment à raisonner dans les questions de l'ait. Elle rend un service de premier ordre à l'esprit.

II. — Est-ce tout? Ne conçoit-on pas maintenant, soit en dehors des autres occupations scolaires, soit à leur occasion, certains exercices particuliers, expressément destinés à former le raisonnement? Je n'hésite pas, quant à moi, à regarder comme très utiles ceux qui auraient pour but de mettre les enfants en garde contre les manières vicieuses de raisonner qu'ils trouveront le plus en usage dans leur milieu et dont ils risquent le plus d'être dupes. On trouve dans tous les cours de logique, après l'exposé des principaux types de raisonnements corrects, l'énumération des raisonnements faux les plus habituels : on les appelle paralogismes, quand celui qui les fait est de bonne toi et se trompe tout le premier ; sophismes, quand un esprit qui n'en est pas dupe s'en sert avec l'intention de tromper. Bien ne saurait être meilleur que de signaler aux enfants, à mesure qu'ils peuvent s'en rendre compte, ces arguments fallacieux, en leur montrant expressément où est le piège, le vice de la prétendue preuve, ce qui lui manque pour être valable. J.-Stuart Mill, dans son Système de logique, consacre un livre entier à l'examen des principaux sophismes ; il est vrai que, à ce propos, il traite presque toute la question de l'erreur, même celle des erreurs dont les causes sont toutes morales et où le raisonnement n'est pas en jeu. Ce n'est pas à tort : il est bon de rappeler que si les règles de la logique servent à tout, elles ne suffisent à rien, que la justesse du raisonnement lui-même n'est pleinement garantie que par la rectitude de la volonté et la paix du coeur. A plus forte raison est-ce rendre service que de dénoncer les « diverses espèces d'évidence purement apparente, susceptibles d'être prises pour des preuves, quoiqu'elles n'en soient pas ».

Mill insiste d'abord sur les cas où il n'y a pas proprement de conclusion tirée, une proposition fausse étant acceptée, non comme prouvée, mais comme évidente de soi et comme n'ayant pas besoin de preuve. Les préjugés de tout ordre, les superstitions populaires, les croyances relatives aux signes et aux présages, fournissent d'innombrables exemples. Quel temps pourrait être mieux employé, pour préparer les enfants à exiger d'eux-mêmes et des autres de bonnes raisons, que celui qu'on passerait à leur apprendre à se défier des raisons qui n'en sont pas, des axiomes purement imaginaires touchant ce qui est possible ou impossible, conforme ou contraire à la


nature? Celui qui croit qu'il y a lieu de craindre quand on rencontre un lièvre, animal craintif, — qu'on prolonge sa vie en faisant bouillir ensemble des parties d'animaux qui sont censés vivre longtemps, — que les poumons d'un renard sont un spécifique contre l'asthme, parce que cet animal est remarquable par la puissance de sa respiration, — que le safran doit à sa couleur jaune la vertu de guérir la jaunisse, — que les liqueurs fortes rendent fort, etc., est évidemment hors d'état de raisonner sainement sur mille choses : l'empêcher pour jamais d'accepter, fût-ce tacitement, de telles preuves, c'est à coup sûr délivrer sa raison.

Dans une multitude de cas il y a les apparences d'un raisonnement proprement dit, mais les apparences seulement : on se laisse prendre à un argument qui tomberait de lui-même si la confusion qui l'enveloppe était dissipée. Quand on raisonne par exemple ainsi : « Les faiseurs de projets ne méritent pas confiance ; cet homme a fait un projet, donc il ne mérite pas confiance », le sophisme consiste à confondre l'homme qui forme un projet avec le faiseur de projets, qui en forme sans cesse de chimériques. Habituer les enfants à se défier de l'ambiguïté des termes, à. mettre tout raisonnement sur ses pieds pour voir si réellement il prouve ce qui est en cause, — comment ne serait-ce pas une autre façon de leur apprendre à raisonner juste?

Enfin, le raisonnement est sur ses pieds, mais il viole une ou plusieurs règles : c'est affaire d'attention de trouver par où il pèche. Bien que nombreuses et subtiles dans la logique de l'école, les règles de la déduction se ramènent à deux ou trois points essentiels. La conclusion doit toujours être contenue implicitement dans une proposition plus générale appelée majeure, et une proposition intermédiaire appelée mineure doit le faire voir ; toutes les fautes, ou à peu près, viennent de ce que la majeure ne contient pas réellement ce qu'on en prétend tirer, et de ce que la mineure fait illusion à cet égard. Ou encore, le raisonnement déductif consiste essentiellement à établir un rapport entre deux termes donnés, le grand terme et le petit, à l'aide d'un troisième terme, le moyen, dont on connaît le rapport avec les deux autres. Je veux savoir par exemple si les avares sont malheureux, et je trouve qu'ils le sont, parce qu'ils sont inquiets. Tout avare est inquiet, tout homme inquiet est malheureux, donc tout avare est malheureux. Or il est clair que la conclusion n'est valable que si, dans le rapprochement opéré entre le grand et le petit terme, mis en rapport par le moyen terme, ce moyen terme est pris les deux fois dans un seul et même sens et avec la même extension. Ainsi, de ce que les sages sont des hommes et de ce que les malfaiteurs sont aussi des hommes, il ne s'ensuit nullement que les sages soient des malfaiteurs. C'est que les sages ne sont pas tous les hommes, mais quelques hommes seulement, et que les malfaiteurs sont aussi quelques hommes seulement (et non les mêmes), si bien que le mot homme, ne s'appliquant pas aux mêmes personnes dans les deux cas et ne désignant rien de fixe, ne remplit pas réellement l'office de moyen terme. — Règle générale, quand une déduction est incorrecte, c'est presque toujours en ce qu'elle conclut subrepticement de quelques à tous, du particulier au général, en d'autres termes, en ce qu'elle tire le plus du moins. Une occasion d'erreur particulièrement fréquente, c'est la conversion des propositions, quand par exemple on prend pour équivalent de celle proposition : tous les enfants sont distraits, cette autre : tous les distraits sont enfants. Car les enfants ne sont pas tous les distraits, mais une partie seulement, et la seule conversion légitime est: quelques distraits sont enfants. Un autre danger, contre lequel on ne saurait trop mettre en garde, est de prendre dans un sens absolu, sans s'en apercevoir, une proposition qui n'est vraie que dans un sens déterminé et tout relatif. Ainsi, de ce que la fortune de chacun de nous se mesure à l'argent dont il dispose, certains économistes concluaient bien à tort que le commerce d'une nation n'est prospère qu'à condition de faire entrer chez elle plus d'argent qu'il

n'en fait sortir. L'argent, en effet, n'est de la richesse que parce qu'il procure ce dont on a besoin ; une nation qui pour garder son argent se condamnerait à manquer des produits que l'argent procure s'appauvrirait par cela même.

Quant au raisonnement inductif, il peut pécher de deux manières : par l'observation ou par la généralisation. L'observation quelquefois n'est pas faite du tout, et quelquefois l'est mal. Ceux qui prennent pour un vrai prophète le diseur de bonne aventure, oublient de noter soit les cas où ses prédictions sont démenties par l'évènement, soit les cas où il est de connivence avec un compère qui lui fournit les informations voulues. La plupart des erreurs en économie politique consistent à ne voir qu'une partie des phénomènes et à se figurer que cette partie est le tout. On sait d'autre part la tendance des voyageurs à voir superficiellement et à tout juger sur leurs premières impressions. La généralisation, qui est l'induction proprement dite, n'est presque jamais faite avec la réserve et les précautions qu'elle exige. Non seulement on passe de quelques cas à tous (c'est en cela précisément que consiste cette opération délicate), mais on érige en loi universelle ce qui tient à des circonstances tout accidentelles, on voit un rapport causal où il n'y a qu'une rencontre fortuite ou une simple succession, on se paie d'analogies purement verbales, on prend les comparaisons pour des raisons. Signaler tous ces écueils aux enfants, c'est vraiment les former au raisonnement, surtout si l'on a soin de mettre en regard de ces inductions téméraires la méthode sévère et scrupuleuse par laquelle la science moderne, d'expériences en expériences, avance d'un pas si ferme dans la découverte des lois de la nature.

[HENRI MARION.]

 

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9 janvier 2008 3 09 /01 /janvier /2008 10:48

Je mets en ligne ci-dessous deux articles du célèbre Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson dans son édition de 1911 : l’article Raison, suivi de l’article Raisonnement, tous deux rédigés par le philosophe Henri François Marion, titulaire de la première chaire de  Science de l’éducation (au singulier) en 1883, articles que je commenterai ensuite pour clôturer notre cours. J’ajoute en préambule à l’article de Marion (le deuxième suivra sur une autre page du blog) un court extrait de l’article de Daniel Hameline tiré de l’Encyclopedia Universalis qui, tout en servant d’introduction vous rappellera l’insistance d’époque sur le paradigme de la clinique médicale dont nous avons déjà beaucoup parlé. 

           

EU. (article « Pédagogie » de Daniel Hameline). « … dans sa leçon inaugurale de 1883, Henri Marion, ouvrant à la Sorbonne le cours de science de l’éducation, lave d’emblée les sciences morales du soupçon de moindre certitude. Pour lui «il y a science proprement dite partout où il y a un système bien lié de propositions certaines et générales, de notions et d’interprétations correctes entraînant une croyance de bon aloi, c’est-à-dire réfléchie, contrôlée et fondée en raison». L’art de l’éducation peut ainsi s’établir en un ensemble de «règles scientifiques déduites des lois de la psychologie», à l’instar de la médecine dans son rapport avec la biologie.

Voilà mis en place le couplage simple et étonnamment abstrait qui institue l’unité scientifique en légitimant la répartition des rôles. Voilà énoncée la comparaison symptomatique avec le couple médecine-biologie, dont on retrouvera jusque chez Jean Piaget la nostalgie, presque à l’état de naïveté: pourquoi, se demandera en 1936 le fondateur de l’épistémologie génétique, pourquoi la pédagogie échoue-t-elle comme science d’application là où nous constatons le succès de la médecine?… »

 

Dictionnaire de Pédagogie. Article de Henri Marion :

 RAISON. — La raison est la faculté fondamentale de l'intelligence ; à bien dire, c'est moins une faculté particulière que l'esprit lui-même considéré dans sa constitution, ses exigences innées, ses besoins universels et éternels. Ce que les instincts sont à l'activité proprement dite, les principes de la raison, véritables instincts intellectuels, le sont à l'activité mentale. C'est grâce à ces formes essentielles de la pensée que l'esprit humain est, en réalité, le même partout, quels que soient le temps, le milieu, le degré de civilisation, la matière enfin à laquelle il s'applique.

L'expérience d'un sauvage diffère profondément de celle d'un savant ; ils ont, en apparence, bien peu de connaissances et de croyances communes : pour l'un comme pour l'autre, cependant, il y a des règles de la conduite, quelque chose qu'on doit faire et quelque chose qu'on doit éviter. Leurs façons de juger du bien et du mal ont beau être différentes, ils s'accordent au moins en cela, qu'ils ont l'idée du bien et du mal ; c'est un trait commun de leur raison. L'un sent confusément (ce qui ne veut pas dire faiblement) qu'il y a des devoirs, et il s'en fait une idée grossière, tandis que l'autre en cherche la formule exacte et raffinée ; mais, tacitement ou explicitement, tous deux admettent un principe moral, identique au fond, à savoir, que la liberté est liée par des obligations. Pour l'un et pour l'autre, de même, en dépit de l'inégalité de savoir et de culture, il y a des principes de la connaissance, régulateurs de la pensée proprement dite, fondements du sens commun et bases premières de la science. L'un énonce des axiomes et les applique avec réflexion, tandis que l'autre s'en sert sans y penser, « comme on se sert, dit Leibnitz, de ses muscles et de ses tendons pour marcher » ; mais l'un comme l'autre savent sans avoir à l'apprendre que ce qui est, est, que ce qui n'est pas n'est pas, et qu'il n'y a point de milieu, que deux affirmations contradictoires ne sauraient être vraies toutes deux, mais que si l'une est vraie l'autre est fausse. Ces convictions a priori, si simples qu'exprimées elles ressemblent à des « vérités de la Palisse », sont si fortes chez tous, que l'esprit qui n'y souscrirait pas serait déclaré fou et pire que fou. Avant d'être les principes des sciences exactes, ce sont des conditions nécessaires de toute pensée, conditions sans lesquelles on ne saurait ni converser avec les autres hommes, ni s'entendre soi-même. — Est-ce tout? Non. Le sauvage, aussi bien que le savant, sent que tout ce qui arrive a une cause, que rien ne se fait qui n'ait sa raison, que les phénomènes de la nature sont liés, les mêmes causes ayant en général les mêmes effets, et les mêmes effets les mêmes causes. Voilà encore des principes de la raison. C'est ce fonds commun, cette identité d'organisation intellectuelle qui nous fait tous hommes, c'est-à-dire capables de penser au sens propre de ce mot, d'enchaîner nos idées, de coordonner notre expérience, de parler et d'avoir commerce entre nous, de prendre, vaille que vaille, une connaissance du monde qui nous entoure et de faire des progrès dans cette connaissance, enfin de recevoir une culture qui soit autre chose qu'un dressage.

La raison, ainsi définie, est-elle susceptible d'éducation, et, si elle l'est, en quoi cette éducation peut-elle consister ? Il est banal de dire qu'une des fins essentielles de l'éducation en général, la fin suprême de l'éducation intellectuelle, est de former la raison ; mais quand on le dit, on prend le mot, d'ordinaire, dans le sens large et faible, où il est simplement synonyme de jugement. Peut-on aussi former la raison, au sens étroit et fort de ce mot? Si elle est, par définition, ce qui dans l'esprit préexiste, réagit aux impressions du dehors (et pas un traité de philosophie ne présente autrement la raison de l'enfant, quelque divergence qu'il y ait quant à la question d'origine), n'est-ce pas dire qu'elle est soustraite à toute action modificatrice ? — Cette objection n'est que spécieuse. Au physique aussi, notre organisation est donnée par la nature et préexiste à l'action du dehors: cela empêche-t-il qu'il y ait une éducation physique? L'estomac préexiste aux aliments, il les reçoit et les digère ; mais ne sait-on pas qu'il profite ou souffre avec tout le corps du bon et du mauvais régime ?

Remarquons-le en effet, ce n'est pas tout à fait à tort que le langage commun et la pédagogie courante confondent presque la raison et le jugement. Celui-ci suppose celle-là comme sa condition nécessaire, il n'est après tout que la forme ordinaire sous laquelle elle se manifeste. La raison nous fournit les principes, le jugement en est l'application inconsciente aux choses de la vie. De même que les muscles et les tendons se fortifient avec le temps par le travail, de même la raison s'affermit avec l'âge par le seul fait de s'exercer sur les choses. De plus, comme on peut à dessein mettre en jeu les muscles et les tendons par la gymnastique, on peut aussi faire agir exprès la raison en contrôlant ses démarches : c'est là proprement faire son éducation. Il y a, en d'autres termes, une orthopédie de l'intelligence comme des organes, et le grand principe de l'une comme de l'autre, c'est que l'exercice est le secret de la force et la garantie du bon développement. On travaille pour la raison, considérée comme le fond même de notre constitution mentale, toutes les fois qu'on exerce l'intelligence à penser correctement, que ce soit au contact de la réalité, par les seules nécessités de la vie, ou que ce soit dans l'école par des exercices méthodiquement combinés. En la fortifiant de la sorte, on lui donne à la fois conscience d'elle-même et confiance en elle-même. Elle s'enhardit à prendre de plus en plus le gouvernement et de notre vie pratique, et de notre vie spéculative.

Dans la vie pratique, à quels signes se fait reconnaître une raison mûre, pleinement et sainement développée ? Au rôle prépondérant de l'idée du devoir dans notre conduite propre et dans nos jugements sur la conduite des autres. Cultiver la raison, à cet égard, ce sera donc habituer l'esprit à dominer les événements, à y introduire l'ordre et la règle s'ils dépendent de lui, et, s'ils n'en dépendent pas, à les juger du moins à la lumière des principes. Toute l'éducation morale tend par définition à former la rai-


-son pratique. Mais elle peut être conçue d'une manière plus ou moins élevée. Pour quelques-uns, il ne s'agit que d'initier les enfants aux choses de la vie, afin de leur donner cette sagesse, déjà si précieuse, qui consiste à faire ce qu'il convient par juste appréciation des faits et de leurs conséquences, par bon sens en un mot, et par esprit de conduite. Ce n'est pas là cultiver la raison morale au sens propre. Cultiver la raison, c'est faire plus : c'est habituer les enfants à agir et à juger par principes, à dégager nettement les notions du devoir et du droit, latentes dans leur esprit, et à les appliquer expressément, en pleine conscience, à tous les actes de volonté en commençant par les leurs. Le peut-on? Oui, apparemment, puisqu'on le doit. N'est-ce pas cela même, en effet, qui mérite seul vraiment le nom d'éducation morale ? Quels parents et quels maîtres ne sentent qu'il y a là un point capital de leur tâche, du moment que leur tâche est de former des hommes? Ils n'ont qu'à le vouloir pour trouver par eux-mêmes, selon l'âge et les dispositions des enfants, les petits exercices de conduite et de jugement propres à développer en eux ce sens de l'ordre, de la règle. Les occasions n'en manquent pas ; on les fait naître s'il le faut, on les multiplie, on les combine selon les besoins. Il suffit de bien voir le but. (le but, c'est d'enseigner, à rencontre du savoir-faire, le devoir, et, de préférence encore aux devoirs particuliers, dont on dispute, cette vérité fondamentale que tout n'est pas permis à l'homme, que la volonté libre a sa loi. Il ne s'agit pas de le démontrer, car la conscience le sent et la nature le cric ; mais il s'agit d'y faire penser. Naturellement distrait, l'enfant l'est surtout à l'égard des idées incommodes ; la sensation présente, le désir des jouissances prochaines le dominent au point de lui rendre longtemps étrangère la notion même, si naturelle et humaine, de l'intérêt bien entendu: comment la notion du devoir pur serait-elle claire d'abord dans son esprit? Il faut lui en donner comme la révélation. De très bonne heure on le peut, car, s'il tarde à sentir ses obligations envers les autres, il sent vite et vivement celles des autres envers lui : première occasion de lui faire entendre ce qu'il comprendra mieux plus tard, qu'on n'a pas le droit de faire tout ce qui plaît, que la passion, le désir, la force doivent des comptes à la raison. Cette conviction est affaire de sentiment avant d'être affaire de pensée ; on la suscite, on la rend vivante et efficace par l'exemple, le ton de sa propre vie, la profondeur et la sincérité de l'accent, beaucoup plus tôt et plus que par les préceptes. Le moment vient toutefois, et de bonne heure aussi, où le précepte est nécessaire à son tour: sobre et court, il exprime par sa forme catégorique l'ordre impérieux de la raison ; clair et inoubliable, il change en lumière pour la conduite ce qui n'était que chaleur et vague bonne volonté.

Dans la vie spéculative, c'est-à-dire dans l'exercice de la pensée elle même, abstraction faite de ses rapports avec l'action, quelle est la marque d'une ferme raison, sinon de penser toujours conformément aux lois de l'intelligence? Habituer l'esprit à cela même, à ne jamais se trahir en oubliant les principes qui sont comme les garde-fous de la pensée, ce sera cultiver la raison. Dira-t-on qu'il n'en est pas besoin, que par définition les principes sont toujours là, éternels et indéfectibles? La réponse est la même que tout à l'heure. Les principes sont dans l'esprit de l'enfant, sans quoi il ne pourrait ni penser ni recevoir la culture intellectuelle ; mais ils y sont latents et confus. Il s'agit de les dégager, de lui en donner la claire conscience, de l'amener à les prendre expressément pour règles Jusque dans ses moindres pensées. Cela aussi est affaire d'exercice. Qui ne sait la parenté, la ressemblance du moins, de la raison et de l'habitude? Ressemblance si grande, que certains philosophes ont pu aller jusqu'à ne plus voir la différence. Pascal se demande quelque part si ce que nous appelons principes ne serait pas simplement des habitudes d'esprit ; et une école contemporaine ne voit dans toutes les données de la raison que des habitudes héréditaires, à nous léguées par la longue série de nos ancêtres au cerveau de qui l'expérience les a

imprimées d'âge en âge. C'est aller bien loin ; mais ce qui est certain, c'est qu'une tendance invincible nous porte tous à ériger en principe absolu (tant l'absolu est pour nous un besoin) nos manières habituelles de penser. Il suit de là qu'en accoutumant l'enfant à penser d'une manière correcte, on affermit sa raison, tandis qu'elle peut se fausser ou rester étouffée sous un amas confus de croyances absurdes, si elle est livrée, je ne dis pas à elle-même seulement, mais à l'action d'un milieu où le préjugé, l'erreur et les pires habitudes mentales s'imposent à elle précisément comme principes qu'on ne discute point.

Il n'est pas jusqu'aux axiomes qui n'aient besoin d'être présentés à l'enfant. Son esprit à coup sur est fait pour connaître ces vérités toutes formelles, d'une évidente nécessité ; on ne saurait dire qu'il les apprenne : il les reconnaît, pour ainsi dire, dès la première fois qu'il y pense. Mais encore faut-il y penser. Il n'y réfléchit pas tout d'abord, et combien en est-il qui ne viendraient jamais à y réfléchir par eux-mêmes? Non seulement ils n'y penseraient point, ce qui n'importe guère, mais ils penseraient à l'encontre, si l'exemple leur en était constamment donné. Il sera toujours bon de rappeler aux enfants que deux et deux font quatre, tant qu'on verra des gens parler et penser comme s'ils ne s'en étaient jamais avisés! Le moyen par excellence de donner à l'esprit de fortes habitudes logiques et l'horreur de se contredire, c'est l'étude des sciences exactes. Les mathématiques ne rendent pas à la pensée tous les services que parfois on parait croire ; mais elles lui rendent celui-là sans contredit, et il est vraiment inappréciable. Il faut les aimer comme Descartes, pour « la certitude et l'évidence de leurs raisons » et parce que « elles accoutument l'esprit à se repaître de vérités ». — Voir ci-après l'article Raisonnement.

A plus forte raison ne peut-il être superflu d'exprimer, de rappeler sans cesse les principes, quand il s'agit de connaître et de juger dans l'ordre des faits. C'est là surtout que la raison est exposée à s'oublier, à s'ignorer elle-même à force d'être méconnue. A chaque instant elle est déconcertée par l'expérience réelle ou prétendue, ce qui la met dans cette alternative : ou d'abdiquer ses droits devant les faits, quand son rôle est de les coordonner et de les comprendre, ou au contraire, trop confiante en elle-même, de méconnaître ou de fausser les faits. L'éducation doit lui donner le juste sentiment de ses rapports avec l'expérience. Elle est la forme de la pensée : l'expérience en fournit la matière. Sa fonction propre est de digérer l'expérience comme l'estomac digère l'aliment. C'est assez dire que, si elle ne doit ni méconnaître ni dédaigner un seul fait, il lui appartient de les contrôler tous et de n'avoir point de cesse qu'elle ne les ait trouvés intelligibles.

Or il est surprenant combien ce besoin de comprendre, qui résume tous les besoins de la raison, s'oblitère vite ou s'égare aisément, faute de culture, chez le commun des hommes. Par exemple, le principe que tout fait a une cause n'est contredit par personne expressément ; mais empêche-t-il des millions d'hommes de croire au hasard? Le principe d'ordre, qui proclame constante, nécessaire, la liaison des causes et des effets, liaison sans laquelle le monde serait un chaos inintelligible, a beau être le dogme fondamental non seulement des sciences naturelles, mais de tout bon sens pratique, empêche-t-il la croyance presque universelle à l'intervention capricieuse de causes occultes dans les phénomènes de la nature? Encore une fois, il y a en nous de quoi comprendre et goûter la vérité ; mais les vérités même les plus simples, même les plus nécessaires, ne nous sont pas données toutes faites. Les philosophes, les savants, ont dû les trouver en eux-mêmes par la réflexion et en dégager la formule : c'est l'affaire de l'éducation d'en faire bénéficier l'enfant aussitôt et autant que possible.

L'occasion s'en offre à chaque pas dans l'étude de la nature, depuis la simple leçon de choses jusqu'à l'exposé des grandes lois de la physique, depuis la leçon de grammaire et d'orthographe jusqu'à celle d'histoire. Tous les exercices dont se compose l'ensei-


-gnement ont, à vrai dire, pour effet, si la méthode est bonne, de fortifier la raison en y faisant appel. Mais on peut concevoir des exercices spéciaux s'adressant directement à la raison comme faculté intuitive, c'est-à-dire comme conscience immédiate que la pensée prend de ses propres lois. Ils consisteraient essentiellement à faire réfléchir les enfants, à leur faire remarquer, trouver par eux-mêmes ce qui frappe d'emblée leur esprit par un caractère d'évidente nécessité, en opposition à ce qu'il repousse naturellement comme absurde. Bien conduite, cette petite leçon de philosophie ne serait pas au-dessus de la portée des enfants qui achèvent leurs études primaires ; et ce serait une excellente leçon de langue en même temps qu'un bon exercice de pensée. Je parlais tout à l'heure du hasard. Serait-ce un quart d'heure mal employé que celui qu'on passerait, je ne dis pas sans doute avec les petits enfants, mais avec ceux du cours supérieur, à faire expliquer ce mot quand on le rencontre, de façon à les empêcher pour jamais d'en être dupes, en leur montrant qu'il n'a aucun sens positif et ne fait que cacher notre ignorance? Ce serait là au plus haut chef former leur raison. La causerie socratique est par excellence la forme qui convient à ces exercices, qu'il n'y a pas lieu d'ailleurs de multiplier. Dans le train ordinaire de la classe, à l'occasion d'une lecture, d'une leçon récitée, d'une expression entendue, rien de plus facile que d'interroger un enfant de manière à éveiller, à stimuler sa raison, et à le laisser de plus en plus convaincu que le monde n'est pas un chaos inintelligible, où tout soit possible indistinctement ; qu'il est Fait pour être compris et notre esprit fait pour le comprendre ; qu'il y a des propositions absurdes et d'autres, au contraire, qu'on ne saurait nier sans extravagance.

Au reste, ne l'oublions point, le but n'est pas seulement de donner à la raison la connaissance de ses droits et une juste confiance en elle-même ; c'est de lui apprendre en même temps à être circonspecte et respectueuse de l'expérience. Il sera d'autant mieux atteint, qu'en accoutumant la raison à s'appliquer à tout, à ne jamais abdiquer ni s'oublier, on prendra soin de l'accoutumer aussi à s'incliner toujours devant les faits. Son rôle est de contrôler les faits et de les expliquer, de les deviner, quelquefois, grâce à l'enchaînement naturel de ce qu'on sait déjà avec ce qu'on ignore encore, de les dépasser, en s'élevant de cause en cause jusqu'à la cause première, source de l'ordre universel ; mais elle n'a le droit ni de les ignorer volontairement, ni de les faire plier au gré de ses hypothèses. Même dans l'ordre moral, où elle est, au nom de l'idéal, juge souverain du fait accompli, la raison n'est jamais dispensée d'être bien informée pour être juste : sa fierté n'a tout son prix que tempérée par une scrupuleuse réserve. Dans l'ordre intellectuel, où il ne s'agit que d'interpréter et de comprendre, elle serait entièrement dupe, si son besoin de savoir lui faisait oublier l'étoffe même de la science, le réel, si son ardent désir de se reposer dans l'unité, l'ordre, l'absolu, lui faisait négliger les faits pour les systèmes, la proie pour l'ombre.

[HENRI MARION.]

 

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